L’aveuglement volontaire du Minotaure

Écrit par Selma Bella Zarhloul
20 août 2025
bovidé nageant dans un fleuve
Majuli, la plus grande île fluviale au monde, va bientôt disparaître emportée par les flots. En photographiant ce buffle nageant dans les eaux du Brahmapoutre, en Inde, Andras Zoltai illustre la crise environnementale en convoquant à la fois le mythe du Minotaure et les « memento mori » de l’art chrétien. Décryptage.
Majuli, la plus grande île fluviale au monde, va bientôt disparaître emportée par les flots. En photographiant ce buffle nageant dans les eaux du Brahmapoutre, en Inde, Andras Zoltai illustre la crise environnementale en convoquant à la fois le mythe du Minotaure et les « memento mori » de l’art chrétien. Décryptage.

« Chaque jour, la mort frappe partout, et pourtant nous vivons comme si nous étions immortels. Voilà le plus grand mystère. » Extraite du Mahabharata, le plus long poème-livre fondateur de la culture hindoue, cette phrase prophétique trouve tout son sens aujourd’hui à l’aune des bouleversements environnementaux : face à la montée des eaux, provoquée conjointement par la fonte des glaciers, les barrages hydroélectriques chinois et l’exploitation intensive du bois, les terres de Majuli ne cessent de rétrécir.

Majuli, c’est l’une des plus grandes îles fluviales au monde, située sur le fleuve Brahmapoutre dans l’État d’Assam, au nord de l’Inde. En 2021, sa surface a été estimée à 447 km2, contre plus de 1 000 km2 dans les années 1850. Ces terres, habitées par quelque 200 000 personnes, sont menacées de disparaître totalement d’ici cinq ans. Entraînant avec elles dans les flots un lieu sacré de l’hindouisme, avec ses cinquante monastères.

Durant cinq ans, le photographe documentaire hongrois Andras Zoltai a parcouru Majuli. Pour signifier l’engloutissement de l’île, il a saisi ce buffle isolé dans les eaux bleutées, dont seule la tête dépasse, rappelant le Minotaure. Selon la légende, l’histoire de la créature mi-homme mi-taureau commence avec une prière en lien avec l’eau : celle de Minos, roi de Crète, qui demande au dieu Poséidon de protéger son île des raz-de-marée.

La puissance et la mort

Le bovidé de cette photographie est-il aussi menaçant que le monstre mythologique condamné à vivre enfermé dans son labyrinthe ? Ou porte-t-il un autre message ? Le taureau est un motif récurrent dans l’histoire de l’art depuis les grottes de Lascaux jusqu’à nos jours : symbole de puissance, de pulsion, d’un « inconscient » originel, il est souvent opposé à l’humain doté de raison.

L’animal est aussi parfois annonciateur d’une prophétie, ici la disparition de l’île, fin inéluctable que les mortels ne sauraient voir. Cette photo d’Andras Zoltai s’inscrit ainsi dans la lignée des vanités, ces natures mortes ayant pour but premier en peinture d’exposer ce que nous tentons sans cesse d’enfouir : memento mori (« souviens-toi que tu te meurs », en latin).

Damien Hirst, artiste britannique trublion des années 1990, avait choqué avec ses memento mori revisités. Il découpait des animaux morts qu’il présentait ensuite dans des boîtes de verre remplies de formol. Malgré le produit chimique, les animaux continuaient de pourrir, comme le requin dans son œuvre L’Impossibilité physique de la mort dans l’esprit d’un vivant. Une autre façon de montrer notre condition de mortels voués à la disparition. Hirst aimait d’ailleurs citer la phrase du Mahabharata et se voyait comme un intercesseur nous ouvrant les yeux sur notre aveuglement volontaire. Alors, oui, le mystère de notre finitude reste entier.

Crédit photo : Andras Zoltai