6 juin 1944 : le débarquement de l’IA

Écrit par Christian Caujolle
25 juin 2025
image générée par IA d’un soldat en train de nager
En utilisant l’intelligence artificielle, l’artiste Phillip Toledano a tenté de recréer les images « manquantes » du D-Day immortalisé par le célèbre photoreporter Robert Capa. Son travail remet en cause la photo documentaire comme signe de preuve et d’objectivité.
En utilisant l’intelligence artificielle, l’artiste Phillip Toledano a tenté de recréer les images « manquantes » du D-Day immortalisé par le célèbre photoreporter Robert Capa. Son travail remet en cause la photo documentaire comme signe de preuve et d’objectivité.

Se détachant sur le fond gris piqueté d’éclats d’obus, casqués, tendus, nageant en fixant la rive qu’ils veulent atteindre, ces soldats américains sont tellement dans nos mémoires que, face à cette image, nous pensons immédiatement au débarquement du 6 juin 1944 en Normandie. Et donc à Robert Capa, qui a réalisé les plus célèbres photographies de cet événement historique.

Celui qui professait que « si la photo n’est pas assez bonne, c’est que tu n’étais pas assez près » est un personnage aux multiples vies et aventures. Hongrois, cofondateur de l’agence Magnum avec Henri Cartier-Bresson et David Seymour, Capa était aussi un bon vivant, un séducteur et un flambeur n’hésitant pas à jouer au casino – maintes anecdotes, amoureuses ou professionnelles, jalonnent son parcours. Sa fin tragique, lorsqu’il sauta sur une mine à 40 ans alors qu’il était en reportage en Indochine, finit d’installer le mythe.

Images disparues d’Omaha Beach

Le 6 juin 1944, équipé de son inséparable appareil photo Leica, Capa quitte les côtes anglaises avec les soldats et débarque en Normandie à Omaha Beach. Il utilise quatre rouleaux de pellicule 36 poses qu’il fait parvenir par avion à Londres au bureau de Life Magazine, l’hebdomadaire américain avec lequel il collabore. Mais, à la suite d’une erreur de traitement au laboratoire, selon la version officielle, seules onze vues sont sauvées. Bien que très granuleuses, elles seront publiées par le titre phare à 5 millions d’exemplaires, pour 20 millions de lecteurs.

La photo ci-dessus n’est cependant pas signée Robert Capa, mais Phillip Toledano, artiste visuel conceptuel né à Londres en 1968. Il adapte forme et outils à son propos et pratique aussi bien l’installation, la sculpture, la peinture et la vidéo que la photo. Ayant en tête l’histoire de la « valise mexicaine » de Capa, contenant 4 500 négatifs de la guerre d’Espagne et retrouvée soixante-dix ans après sa disparition, Toledano a décidé de travailler sur les photos « manquantes » du D-Day vu par Capa en utilisant l’intelligence artificielle pour « matérialiser une idée spécifique ». En l’occurrence lui demander, à partir de prompts (instructions données à l’ordinateur) – dans lesquels il ne cite jamais Robert Capa – de créer une planche contact en noir et blanc du débarquement.

« Nous sommes en guerre »

Élément incontournable du travail en photo argentique, une planche contact – page réunissant l’ensemble des vues miniatures d’une seule pellicule – se lit toujours comme un récit, un petit film, selon un déroulé chronologique. C’est ce qu’a créé la machine pour ce projet baptisé We Are At War (« Nous sommes en guerre »). Nous y voyons d’abord les soldats enthousiastes et rigolards dans des brasseries, puis plus tendus sur les bateaux et les barges avant de se jeter à l’eau – les images deviennent plus floues et plus grises. L’aviation intervient, puis on les voit sur la terre ferme en train de se battre ou de mourir dans le chaos.

planche contact générée par IA de soldats du Débarquement

Tout est crédible, de la lumière aux cadrages, en passant par les bougés, la tonalité des visages et les accidents d’exposition. Mais est-ce vrai, est-ce faux ? L’ensemble pose naturellement la question de la vérité, notamment pour la presse et le documentaire. Là où la photographie a été pendant si longtemps un signe d’objectivité et de preuve.

Phillip Toledano, en s’attaquant à une figure majeure de l’histoire du photojournalisme, donne à réfléchir : « Ici, il est bien évidemment question du coût humain et émotionnel de la guerre. Avec tous les conflits qui se déroulent dans le monde, le message de We Are At War est plus pertinent que jamais : la vérité compte, et elle est plus fragile qu’elle ne l’a jamais été. » Alors que les « fake news » et les imageries générées par l’IA se multiplient, sur les réseaux sociaux mais également sur des supports d’information considérés comme sérieux, questionner la nature des images que l’on utilise et que l’on donne à voir devient d’autant plus crucial.