Explosion du port de Beyrouth : révélations sur le rôle d’un discret consultant français 

Écrit par Clément Fayol
4 juillet 2025
le navire Rhosus devant un homme en costume et cravate
le navire Rhosus devant un homme en costume et cravate
Explosion du port de Beyrouth : révélations sur le rôle d’un discret consultant français 
Un mystérieux contrat d’analyse sismique a servi de couverture à l’importation du nitrate d’ammonium qui a explosé dans la capitale du Liban en 2020.
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XXI lève le voile sur un mystérieux contrat d’analyse sismique ayant servi de couverture à l’importation du nitrate d’ammonium qui a explosé le 4 août 2020 dans la capitale du Liban. Révélant ainsi le rôle, jusqu’ici inconnu, d’un homme d’affaires franco-libanais : Georges Kamar.
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L’homme aux cheveux blancs courts, barbe rasée de près et fossette au menton, ne feint pas l’accablement. Georges Kamar, 59 ans, a été convoqué par les gendarmes de la section de recherches de Paris et vient d’être interrogé pendant près d’une heure. Nous sommes le 2 août 2024, deux jours avant l’anniversaire de l’explosion du port de Beyrouth, qui a tué 235 personnes et blessé des milliers d’autres en 2020.

S’il a été sommé de s’asseoir sur cette chaise où défilent les mis en cause et les témoins, c’est à la demande des juges Nicolas Aubertin et Marie-Christine Idiart, qui enquêtent dans le cadre d’une instruction ouverte pour « homicides involontaires » et « blessures involontaires ».

L’explosion du port de Beyrouth est encore loin d’avoir livré tous ses secrets. Georges Kamar est le deuxième personnage clé identifié par les journalistes de XXI dans le cadre d’une enquête débutée dès 2020. Le précédent était Alexander Shishkin, un discret trader russo-israélien lié au fabricant du nitrate d’ammonium et qui a joué un rôle d’intermédiaire.

Analyse sismique

« C’est une souffrance, cela fait quatre ans que je suis tourmenté par cette affaire », lâche Georges Kamar en fin d’interrogatoire, après avoir nié en bloc tout lien avec la cargaison explosive. Les magistrats français ne l’ont pas mis en examen, mais veulent comprendre son rôle d’intermédiaire dans un contrat d’analyse sismique dont le destin est intimement lié au nitrate d’ammonium enrichi qui a détruit des quartiers entiers de la capitale libanaise.

Georges Kamar est né libanais. Il est devenu français en se mariant à une Normande. Il est de cette génération qui a réussi sans laisser de traces sur les réseaux sociaux. Cogic, sa petite société de conseil au modeste capital, n’a pas de site internet. L’homme cultive une discrétion indispensable dans le secteur de la diplomatie d’affaires.

Dans les couloirs du pouvoir

Après des décennies à arpenter les couloirs du pouvoir et des grandes entreprises à Paris et Beyrouth, il passe aujourd’hui la majeure partie de son temps dans le Perche, d’où son épouse est originaire. Il a acheté sa maison grâce à ses années d’activité auprès des plus grandes sociétés françaises et occidentales pour lesquelles il « débrouillait » – comme disent les Libanais francophones – des opportunités dans le monde arabe et en Afrique. D’après le CV qu’il a transmis à plusieurs sociétés, il a décroché des contrats à l’étranger pour l’Agence française de développement (AFD) et pour de grands groupes comme BNP Paribas, EDF ou encore la Lyonnaise des eaux, l’ancien nom de Suez.

C’est à propos d’une de ses missions qu’il a été convoqué par la gendarmerie l’été dernier. En 2012, il avait joué un rôle clé dans la signature d’un contrat entre la société britannique Spectrum, spécialisée dans les études sismiques, et le ministère libanais de l’énergie. Ce contrat devait permettre au Liban d’obtenir des données destinées à être revendues à des sociétés d’hydrocarbures susceptibles d’exploiter le sous-sol du pays. Mais cette mission est désormais entachée de soupçons, car elle a aussi permis au navire Rhosus, chargé de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium enrichi, d’accoster au port de Beyrouth en 2013.

Trajet effectué par le Rhosus, de la Géorgie au Liban, en 2013. Les dates mentionnées indiquent les escales. (Cartographie : Alexandre Nicolas.)

Officiellement, le bateau, parti de Géorgie le 27 septembre 2013, devait livrer sa cargaison au Mozambique (lire notre enquête On a retrouvé le fantôme du port de Beyrouth). Mais quelques jours seulement après son départ, le Rhosus s’est arrêté dix-neuf jours au large de la Turquie. Sous la pression internationale, dans le contexte de la guerre civile chez le voisin syrien, les autorités turques avaient soudainement renforcé les restrictions sur l’importation de produits susceptibles d’être utilisés comme explosifs.

Populations bombardées

Un accord entre la Russie et les États-Unis venait tout juste d’être entériné afin de restreindre la prolifération d’armes chimiques en Syrie. Or, si le nitrate d’ammonium est officiellement un engrais, sa version enrichie a été largement utilisée pour fabriquer les « bombes barils » employées contre les populations civiles par les forces du président syrien Bachar al-Assad. Dans la foulée de l’accord entre Moscou et Washington, la Turquie était devenue particulièrement vigilante sur le contenu des cargaisons transitant par le Bosphore, tandis que, d’après les données douanières, le Liban enregistrait un pic d’importations de nitrate.

Le Rhosus ne pouvait pas faire escale à Beyrouth, et éventuellement y décharger son nitrate, sans raison officielle. Alors que ce bateau hors d’âge n’était pas homologué pour ce type de marchandise et qu’il était déjà en surcharge, c’est lui qui a été choisi pour embarquer à Beyrouth le matériel de la société d’études sismiques Spectrum. C’est le premier élément particulièrement troublant : mi-novembre 2013, alors que le chantier est à peine commencé, Spectrum annonce l’arrêt soudain des opérations pour « raisons sécuritaires ». Et envoie de manière incompréhensible au Rhosus une demande de transport de dix conteneurs remplis de matériel sismique, dont douze poids lourds et quinze camionnettes.

Un bateau au bord du naufrage

Les 2 750 tonnes de nitrate ont enfin une raison officielle de venir au Liban. Sans surprise, le chargement s’avère impossible sur un bateau dans un état déplorable, rempli à ras bord et sans rampe adaptée. Face au risque d’effondrement des cales, le transbordement des engins n’aura jamais lieu. N’étant pas en état de naviguer, le Rhosus est immobilisé dans le port de Beyrouth. Un an plus tard, un nombre non précisé de sacs de nitrate endommagés sont déchargés dans le hangar numéro 12.

Le 4 août 2020, d’après les experts français en explosifs, seules 500 tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé. Impossible dès lors de déterminer si les 2 250 tonnes manquantes lors de l’explosion se sont volatilisées depuis le bateau ou depuis le hangar. Quant au contrat sismique interrompu, il ne sera jamais poursuivi.

Soupçons de corruption

Autre élément troublant de cette affaire : grâce à diverses sources en France et au Liban, XXI a mis la main sur une liasse de documents qui soulève de manière inédite que ce contrat Spectrum, responsable de l’arrivée du nitrate à Beyrouth, était vicié depuis sa signature jusqu’à son exécution.

Devant les gendarmes, Georges Kamar est catégorique : il n’a fait que son travail de consultant. Il résume sa tâche à un simple « lobbying » auprès des autorités libanaises. Pour cette mission – ce que les gendarmes ignorent au moment où ils l’interrogent –, le consultant était rémunéré à hauteur de 5 % des recettes générées auprès du ministère de l’énergie. Celui-ci était dirigé à l’époque par le gendre de l’ancien président Michel Aoun, Gebran Bassil, allié du Hezbollah et sous sanctions américaines justement pour des commandes publiques entachées de soupçons de « corruption » et des « dysfonctionnements politiques » qui, indique le département du Trésor des États-Unis, ont notamment « conduit au drame de l’explosion du port de Beyrouth ».

Interrogé par nos soins, l’entourage de Gebran Bassil confirme que Spectrum était en affaires avec l’État libanais depuis « des années ». En 2019, lorsque l’entreprise a été rachetée par TGS, une société cotée à Oslo et dont le siège social est situé à Austin au Texas, ces 5 % de rémunération de Georges Kamar ont été pointés du doigt, puis contestés, parce que bien au-delà des normes anticorruption de l’OCDE.

Photomontage : XXI / Frank Behrends / CC BY-SA 4.0

Article publié en partenariat avec Intelligence Online, du groupe Indigo Publications (éditeur de XXI).

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