« Le modèle actuel de l’esport n’est pas viable »

Propos recueillis par Vincent Bresson
En ligne le 29 octobre 2024
« Le modèle actuel de l’esport n’est pas viable »
Photographie Bill McCullough
Pour Nicolas Besombes, sociologue à l’Institut des sciences du sport-santé de Paris et membre de l’association France Esports, seuls les clubs créés par des influenceurs parviennent à tirer leur épingle du jeu.
Article à retrouver dans la revue XXI n°67, Esport, la revanche des geeks
9 minutes de lecture

À quand remontent les débuts de l’esport ?

On trouve, en 1972, la trace d’une première compétition de jeux vidéo, lorsque 17 joueurs et joueuses s’affrontent sur Spacewar! Mais il faut attendre 1997 pour que la pratique se structure vraiment. Cette année-là, un tournoi est organisé sur Quake. Le développeur de ce jeu de tir, John Carmack, offre même sa Ferrari en récompense ! Un des participants, Dennis « Thresh » Fong, se montre très fort. Il pose les jalons de techniques qui perdurent jusqu’à aujourd’hui, comme le fait de se déplacer dans un jeu avec la combinaison des touches WASD sur un clavier QWERTY. Parallèlement, les premières ligues professionnelles apparaissent, aux États-Unis, puis en Allemagne, en Corée du Sud, en France et en Suède. Avec la mise en place de ces circuits réguliers, une carrière professionnelle devient possible.

Près de trente ans après, quelle est l’ampleur de la pratique en France ?

Les joueurs professionnels représentent la partie visible de l’iceberg médiatique. Ils ne sont que 300 à exercer dans l’Hexagone, qu’ils soient français ou non. La plupart des joueurs sont amateurs : ils s’affrontent pour gagner des petits lots, comme des casques, des manettes ou de petites sommes d’argent. Ils étaient 2,5 millions en 2023. Au niveau mondial, il est plus difficile de donner un chiffre.

L’esport s’est-il démocratisé ?

Pas vraiment. Les esportifs sont majoritairement jeunes et issus de classes sociales favorisées. Plus de 53 % d’entre eux appartiennent aux catégories sociales professionnelles supérieures – cadres, chefs d’entreprises ou commerçants –, alors qu’en France cette CSP correspond à 28 % de la population. Les hommes représentent plus de neuf joueurs sur dix dans les compétitions, alors que le jeu vidéo est autant pratiqué par les femmes que par les hommes. De manière empirique, enfin, on constate que ce sont généralement des personnes non racisées et qu’elles sont peu nombreuses à avoir des handicaps visibles. 

Plus globalement, c’est une pratique de « pays du Nord ». Trois zones géographiques se démarquent : l’Europe occidentale, l’Asie et l’Amérique du Nord. À l’image des sports traditionnels, l’esport nécessite des infrastructures. Il faut des data centers et des serveurs dédiés pour se connecter et jouer dans de bonnes conditions aux jeux en ligne, ce qui coûte cher. 

Mais la pratique rapporte en retour, surtout aux éditeurs des jeux, et notamment aux plus importants, qui sont nombreux aux États-Unis. Ce n’est pas un hasard si c’est dans ce pays que le phénomène a émergé : Atari, puis plus tard Blizzard ou Electronic Arts ont perçu une opportunité dans le développement de compétitions autour de leurs jeux. De même, si la Corée du Sud est devenue une référence de l’esport, c’est aussi parce que le pays investit massivement dans les nouvelles technologies depuis les années 2000. Le développement de la pratique suit donc aussi une logique économique.

En France, combien gagne un joueur professionnel ?

La rémunération dépend du jeu pratiqué. Quatre circuits sont très structurés et professionnalisés : ceux de Counter-Strike, Valorant, League of Legends et Rocket League. Leurs joueurs peuvent gagner jusqu’à 35 000 euros par mois pour les meilleurs, qui sont moins d’une dizaine dans le monde. Il n’existe aucune donnée officielle, mais en moyenne, les professionnels perçoivent entre 2 000 et 6 000 euros mensuels. Auxquels s’ajoutent les rémunérations pour leur présence sur des plateformes comme Twitch, les opérations commerciales avec des annonceurs et les gains obtenus en tournois. 

De nombreux annonceurs ont l’impression de ne pas obtenir le retour sur investissement espéré et se retirent du secteur.

L’esport a relativement peu de sources de revenus, à la différence des sports traditionnels qui, eux, peuvent tabler sur la diffusion des compétitions à la télévision, la billetterie et les paris sportifs. Les clubs d’esport sont donc très dépendants du sponsoring, dont ils tirent généralement plus de la moitié de leurs rentrées d’argent. Les annonceurs sont intéressés par ce secteur car il attire un public jeune – majoritairement entre 18 et 34 ans –, une population difficile à toucher par ailleurs : Kia, Red Bull ou encore Orange financent cet écosystème. Cela dit, de nombreux annonceurs ont actuellement l’impression de ne pas obtenir le retour sur investissement espéré et se retirent progressivement du secteur.

Quelles sont les autres sources de revenus des clubs ?

Ils gagnent de l’argent avec les produits dérivés, les objets virtuels à leur effigie, leur activité de conseil auprès d’annonceurs, de marques et d’investisseurs, la location de leurs espaces de pratique ou encore l’accueil de public à l’occasion de viewing parties – visionnage de parties à plusieurs, en ligne ou physiquement – lors de compétitions. En revanche, ils ne peuvent pas compter sur le soutien économique de l’État et se tournent vers des financements publics locaux. Les mairies, les missions locales ou les régions subventionnent l’organisation d’événements sur le territoire, l’achat de matériel ou la création de lieux de pratique. En France, nous sommes en retard sur les usages éducatifs de l’esport, qui pourraient générer des revenus. Au Royaume-Uni ou en Suède, les jeux vidéo sont intégrés dans les temps périscolaires pour améliorer des compétences et capacités dans le champ des sciences, des technologies, de l’ingénierie, des arts et des mathématiques. Ici, on commence à peine à lancer des expérimentations semblables. 

Les éditeurs gardent la propriété sur leurs jeux. Ils empochent donc la plus grande partie des revenus des événements.

On est dans un modèle en toile d’araignée, dans lequel l’éditeur se trouve au centre. Autour, gravitent les autres acteurs de l’écosystème, comme les joueurs, les clubs ou les diffuseurs des compétitions sur les plateformes de streaming. Tous dépendent des éditeurs parce que ce sont eux qui organisent les événements compétitifs et qui gèrent entièrement leurs propriétés intellectuelles. Finalement, ce sont les éditeurs qui régulent et s’accaparent la valeur de l’esport. 

À ce sujet, le fait que l’association France Esports, dont le but est le développement de la pratique, inclue les éditeurs dans les discussions est-il un avantage ou un inconvénient ? 

Les deux. Les avantages sont d’avoir une communication directe avec le bureau national de l’éditeur et une structuration du secteur plus rapide en tenant compte des acteurs locaux. Par exemple, cela a permis la validation du Passeport talent pour les joueurs et coachs d’esport en France ou le déploiement du titre professionnel d’animateur esport.

L’inconvénient, c’est que les éditeurs peuvent faire le choix de ne pas avancer sur un sujet si celui-ci n’est pas dans leur intérêt, quand bien même cela serait bénéfique pour l’ensemble du secteur. Notamment ils ne veulent pas que l’esport soit reconnu comme un sport, car cela impliquerait que les fédérations soient propriétaires du droit d’exploitation des compétitions. De manière générale, les prises de décision sont plus lentes en intégrant les éditeurs, car il faut attendre la validation de leur siège social. Et, en France, ce sont eux qui finissent par imposer leur vue. 

L’Arabie saoudite a décidé d’investir le secteur en organisant cet été une Coupe du monde du jeu vidéo. Pourquoi cet intérêt soudain ?

Depuis plusieurs années, le pays investit des millions d’euros dans l’esport pour redorer son image, qui est détériorée notamment sur le terrain des droits humains, et attirer des acteurs des nouvelles technologies. Cet intérêt n’est donc pas seulement économique, c’est aussi une forme de soft power. Comme les clubs recherchent des investissements pour continuer leurs activités, ils sautent sur l’occasion et font parfois fi des valeurs d’inclusion qu’ils prétendent véhiculer. 

Le modèle économique esportif n’est pas encore stable, et pourtant cette pratique s’ancre dans la durée. Elle réunit des millions de fidèles. Comment voyez-vous son avenir ?

L’esport en tant que pratique compétitive va perdurer. Sa croissance est organique : les nouvelles générations grandissent avec cette discipline. En revanche, si on se concentre sur les acteurs du secteur, je suis plus pessimiste. La mainmise des éditeurs provoque une répartition inégale de la valeur. Les clubs rencontrent de grandes difficultés. Des structures apparaissent et disparaissent sans cesse. Parmi les dix grands clubs français, huit ont moins de cinq ans d’existence. 

À long terme, le modèle économique actuel n’est pas viable pour ces acteurs. Il l’est seulement pour les éditeurs. Ce qui semble fonctionner pour l’instant, ce sont les clubs créés par des personnalités du jeu vidéo, car leur notoriété permet d’attirer une importante communauté. Mais est-ce que ce modèle fonctionnera encore dans dix ans ? Une partie des clubs sont voués à se réinventer assez rapidement. 

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