Entretien  |  Pouvoirs

« On déplace tout et n’importe quoi, dans tous les sens et jusqu’à l’absurde »

Pour Guillaume Vuillemey, docteur en économie, professeur de finances à HEC et auteur de « Le Temps de la démondialisation, Protéger les biens communs contre le libre-échange » (éd. Seuil, 2022), il est urgent de trouver un système de taxation du transport maritime, en adéquation avec son impact environnemental et social.

En matière de pavillon de complaisance, la CMA CGM se distingue-t-elle des autres géants de la mer ?

Cette compagnie ne fait ni mieux ni pire que les autres. Sur les plus de 600 bateaux, qui lui appartiennent ou qu’elle affrète, seuls 27 voguent sous pavillon français. Le reste (soit près de 95 %) est enregistré à Malte, au Libéria, à Singapour, à Chypre, etc.

De manière générale, quels sont les avantages de ce système ?

Une fiscalité, un droit social et environnemental moins contraignants. Souvent, chaque bateau est possédé par une entité juridique spéciale ou des sociétés écrans opaques. Le pavillon de complaisance permet aussi de passer outre la réglementation européenne qui veut que tous les bateaux en fin de vie soient démolis dans des chantiers avalisés par Bruxelles et non en Inde ou au Bangladesh où ils sont démantelés sur une plage. Hydrocarbures, plomb, amiante, métaux lourds, tout ça finit dans la mer. Enfin l’autre avantage, et il est considérable, c’est de pouvoir baisser les salaires des équipages et parfois de les faire travailler quinze heures par jour, sans congés, ni sécurité sociale. Le droit du travail n’est pas le même en France et au Libéria.

La CMA CGM a cependant enregistré 40 % de ses navires à Malte, un pavillon qui n’est pas considéré comme le moins-disant socialement. Elle a aussi signé les conventions de la Fédération internationale des ouvriers du transport.

Oui, pour les bateaux dont elle est propriétaire, soit une moitié de sa flotte. Pour les autres, il est plus compliqué de vérifier si ces conventions sont respectées. De plus, les armateurs passent par des sociétés de « manning » (prestataire de main-d’œuvre) pour recruter leurs marins, dont énormément de Philippins, et aujourd’hui, à cause de la guerre, de Russes et d’Ukrainiens…

Dans votre livre, vous expliquez que, sur les mers est né à côté du droit classique une sorte de droit parallèle.

Au fil des siècles, les compagnies maritimes ont échappé à toutes sortes de régulations. Puis elles ont poussé à son paroxysme le libre-échange. Le phénomène s’est évidemment accéléré avec la conteneurisation dans le milieu des années 1960. Pour la première fois dans l’histoire, il est devenu possible de déplacer absolument tout et n’importe quoi, dans tous les sens et jusqu’à l’absurde. Par exemple, des cabillauds pêchés en Europe, expédiés vers la Chine pour être vidés, puis réexportés vers l’Europe pour être vendus. Tout cela au prix, entre autres, d’une explosion des émissions de CO2.

La CMA CGM indique avoir réduit les siennes « de près d’un million de tonnes entre 2022 et 2023 ». Elle a depuis peu une trentaine de navires propulsés au gaz naturel liquéfié, en a commandé une centaine de plus et promet de se décarboner complètement « à l’horizon en 2050 » – en investissant notamment dans le méthanol, énergie réputée plus « propre » que le GNL.

Le Danois Maersk a pris le même genre d’engagement. Et c’est la moindre des choses car, avec leurs profits post Covid-19 et leur faible taux d’imposition, ces compagnies ont largement de quoi financer la baisse de leur bilan carbone. Elles en ont aussi le devoir : elles assurent aujourd’hui 90 % des échanges de marchandises. Or l’écrasante majorité des navires fonctionne au fioul. Quant au GNL, s’il émet moins de soufre, il n’est pas pour autant un carburant vert. Voilà pourquoi c’est une bonne chose que l’opinion publique commence à regarder d’un peu plus près ce que font les armateurs. La CMA CGM, par exemple, se vend toujours comme une entreprise « stratégique pour la France », voire comme une entreprise d’intérêt public. Sauf qu’elle n’a pas les obligations qui vont avec. Idem pour les autres compagnies. D’où la nécessité d’interroger ce modèle économique, en réfléchissant notamment à un autre système de taxation du transport maritime prenant en compte son impact environnemental et social.   

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