Les orphelins de Charlie Kirk flashés en plein choc

Écrit par Guillaume Gendron
1er octobre 2025
une foule en pleurs
Avec ces larmes des supporters de l’icône assassinée de la jeunesse réactionnaire américaine, le photographe Sinna Nasseri convoque les images d’un autre meurtre : celui du progressiste Bobby Kennedy, en 1968. Comme le négatif d’une époque politique révolue.
Avec ces larmes des supporters de l’icône assassinée de la jeunesse réactionnaire américaine, le photographe Sinna Nasseri convoque les images d’un autre meurtre : celui du progressiste Bobby Kennedy, en 1968. Comme le négatif d’une époque politique révolue.

Le 10 septembre 2025, le photographe californien Sinna Nasseri, connu pour ses reportages de campagnes électorales violemment éclairés et ses shoots de mode aux cadrages biscornus, se trouvait quelque part dans l’Utah, pour une commande du magazine Wired qui restera inachevée. Le hasard – ou l’intuition, il est souvent difficile de faire la part entre les deux chez les reporters – l’a placé à quelques kilomètres d’un événement majeur dont la déflagration se fait encore sentir en Amérique et par le monde : l’assassinat du prédicateur trumpiste Charlie Kirk.

L’idole de la jeunesse chrétienne réactionnaire vient alors d’être touchée au cou par une balle de sniper, lors d’un débat en plein air avec des étudiants de l’Université de l’Utah. L’info envahit immédiatement les ondes, et les images du meurtre les réseaux sociaux. Nasseri et son collègue de Wired foncent en voiture vers l’hôpital d’Orem, au pied du mont Timpanogos, où Kirk est prononcé mort. Une petite foule éplorée s’y est déjà formée, bougies et mini-bannières étoilées à la main.

Paupières humides

Le cliché qu’en tire Sinna Nasseri pour Wired est un petit morceau d’histoire, un instantané du peuple MAGA (Make America Great Again, le cri de ralliement des pro-Trump) en plein choc, baigné d’une lumière crépusculaire dont le flash, signature de Nasseri, renforce l’étrangeté. On y voit une petite assemblée plongée dans la prière sur un bout de gazon, les doigts touillant les paupières humides, l’hôpital hors champ, un drapeau américain dans la ligne de fuite, comme en berne sur l’épaule d’un barbu avec une fillette dans les bras.

À la gauche du cadre, un homme curieusement déguisé en Abraham Lincoln – comme on le découvre dans la suite de la série photo publiée par Wired –, autre célèbre assassiné, filme la scène tout en se recueillant les yeux fermés. Une caméra de télévision avec sa bonnette velue fait irruption dans l’image, immortalisant le chagrin en gros plan – rien ne doit échapper aux objectifs.

Comme le Christ Roi

Cette scène se reproduira dans tout le pays. L’Amérique conservatrice, blanche et pieuse, celle qui porte, comme la femme à droite, des t-shirts « Freedom » avec un aigle, sans ironie aucune, a trouvé en Kirk son martyr. Au sens littéralement religieux, comme sur le torse de l’homme au premier plan où on lit l’inscription « Jesus is King ». Pour le peuple MAGA, Jésus est Roi et Kirk est son apôtre, si ce n’est son double.

Dans les jours suivants, la crème de l’establishment trumpiste multipliera les comparaisons entre Kirk et le Christ, tous deux tués « parce qu’ils ne voulaient pas la fermer ». C’est ce qu’expliquera l’animateur Tucker Carlson, coqueluche du mouvement à casquettes rouges, devant les dizaines de milliers de fans réunis dimanche 21 septembre dans un stade de Phoenix pour un hommage présidentiel. Une grand-messe aux airs de concert de rock, avec l’administration Trump au complet, point culminant de cette vague de deuil mutant en croisade contre la « gauche radicale ».

La fin des droits civiques

De fait, Charlie Kirk a été érigé par cette Amérique endeuillée en une sorte de Martin Luther King ultradroitier. Soit un homme de paix et de parole – malgré la radicalité de sa rhétorique suprémaciste – fauché par la violence politique. Et la photo de ces quidams en larmes devant l’hôpital évoque étrangement les foules réunies il y a un demi-siècle autour d’une autre victime célèbre de cette même violence, dont le meurtre a lui aussi été capté sous les flashs crépitants des reporters : le démocrate Robert F. Kennedy, dit « Bobby », abattu en 1968 alors que la Maison Blanche lui semblait promise afin de parachever l’œuvre de son frère, lui aussi assassiné.

Deux millions de personnes s’étaient alors recueillies le long des rails où roulait le train funéraire transportant la dépouille de l’icône progressiste jusqu’au cimetière d’Arlington, en Virginie. Elles pleuraient l’homme et le crépuscule d’une cause, celle des droits civiques. Les foules pro-Kirk immortalisées par Sinna Nasseri en sont comme le négatif. Ironie de l’histoire, ou symbole du glissement idéologique généralisé des élites américaines, le propre fils de Bobby Kennedy, « RFK Jr », est aujourd’hui l’un des ministres les plus abrasifs de Donald Trump, chargé d’appliquer son agenda antivax obscurantiste au ministère de la santé.

Dans une récente interview sur une chaîne YouTube dédiée à la photo, Sinna Nasseri, dont la carrière a décollé lors de la tumultueuse année 2020, dans le fracas de la pandémie de covid, des manifs Black Lives Matter et des milices pro-Trump, explique avoir pour devise d’« embrasser le chaos ». La seule solution, dit-il, pour « être au bon moment, au bon endroit, dans un monde en feu, comme si la folie me poursuivait alors qu’en réalité, c’était sans doute moi qui courais après elle ». Le flash toujours près des flammes.

Crédit photo : Sinna Nasseri