« Vous m’avez causé grand tort. » Lorsqu’Éric Freymond a prononcé cette phrase en m’accueillant, il y a quelques semaines, à Genève, je ne l’ai tout simplement pas cru. Aussi retors qu’impénétrable, le financier suisse a affronté sans ciller les hommes les plus riches d’Europe : comment imaginer qu’il se formalise des enquêtes que je lui ai consacrées dans Glitz, la publication sur les arcanes du luxe que je dirige ? Après sa disparition violente, le 23 juillet 2025, sur les voies du chemin de fer qui passait en contrebas de son chalet de Gstaad, j’entends cette phrase autrement. Personnage ondoyant, Éric Freymond alternait les brusques élans de sincérité et les profonds coups de griffe, jouant avec son interlocuteur comme un chat avec une pelote de laine. L’homme aimait l’ubiquité que procure l’ombre, et les écrans de fumée : il détestait la publicité qui fige les silhouettes.
« Je n’ai pas vocation à être un personnage public » n’a-t-il cessé de me répéter durant notre rencontre. C’est ce qu’il me reprochait : en révélant plusieurs affaires de captation de patrimoine dans lesquelles il avait joué le premier rôle, j’aurais fait de lui une caricature. Je me suis évidemment défendu : mes articles étaient très étayés, souvent de documents dont il était lui-même l’auteur. Il ne contestait pas les faits, mais l’image : « Ma réputation en a beaucoup souffert », soufflait-il, visiblement amer. Après avoir longtemps refusé de me rencontrer, il a finalement voulu me voir « pour défendre son honneur » et me montrer « qui il était vraiment », en espérant que je réviserais mon opinion à son égard. J’avais beau expliquer que je n’étais pas un juge mais un journaliste, il n’en démordait pas. Je me trompais du tout au tout sur lui, et il allait me le prouver.
Le 5 mai 2025, nous nous sommes donc retrouvés dans la salle à manger de La Réserve, l’un des plus célèbres palaces de Genève, dont la large baie vitrée s’ouvre sur le Léman, au-dessus duquel s’accumulaient les nuages. Sur le lac, comme à notre table, il y avait de l’électricité dans l’air. Mèche longue, lunettes d’écaille, gilet à carreaux sous sa veste grise, Éric Freymond ressemblait à un publicitaire retiré des affaires. Son activité était pourtant aux antipodes de cet abord décontracté : pendant plus de quarante ans, il avait géré les plus grosses fortunes de France et de Suisse. « Désormais, je suis à la retraite », m’a-t-il affirmé. Une retraite pour le moins active : attaqué par d’anciens clients, il se défendait devant trois tribunaux, en France et en Suisse. Quelques jours avant notre rencontre, Nicolas Puech, arrière-petit-fils du fondateur du groupe de luxe Hermès, avait déposé plainte contre lui en France pour « abus de confiance ». Il l’accusait d’avoir détourné près de 10 milliards d’euros en actions du groupe de luxe – une plainte similaire, déposée à Genève, avait été rejetée par la justice suisse. La société Hermès attaquait de son côté Éric Freymond pour faux en écriture, entre autres. Les héritiers d’un autre client, le multimillionnaire français Richard Desurmont, avaient pour leur part déposé plainte contre Éric Freymond à Berne, affirmant que le gestionnaire de fortune aurait accaparé une partie du patrimoine de 100 millions d’euros qui devait leur revenir.
Ces procès, et surtout la publicité que je leur avais donnée dans Glitz, mettaient Éric Freymond au supplice. « Je n’ai pas vocation à être dans la lumière », répétait-il. Les révélations de Glitz avaient en effet été reprises par d’autres médias et, à mesure que les articles se multipliaient, Éric Freymond était devenu l’archétype du conseiller financier peu scrupuleux qui abuse de ses clients. « L’héritier d’Hermès, Bernard Arnault et le sulfureux gérant de fortune », avait titré Libération. « Hermès : trahison, emprise », avait surenchéri L’Express. Le spectre de l’affaire Bettencourt n’était pas loin. « Rendez-vous compte, gémissait Éric Freymond, j’ai même été sollicité par des oligarques russes ! » Un comble pour celui qui a toujours pris soin de ne travailler que pour des fortunes dynastiques et des patrimoines bien identifiés.
Une surexposition d’autant plus brutale qu’Éric Freymond a passé sa vie à l’abri des murs épais protégeant l’establishment genevois. Littéralement : il habitait une maison située au sommet de l’enceinte dite des Réformateurs, un rempart de pierre d’une vingtaine de mètres de hauteur érigé au XVIe siècle pour défendre la cité de Calvin contre les visées du duc de Savoie. La résidence provient d’un legs de la famille de sa mère, une dynastie genevoise qui a donné à la ville un président du conseil, Jacques Vernet, mais aussi un peintre, Thierry Vernet, illustrateur du livre phare de la littérature de voyage, L’Usage du monde de Nicolas Bouvier. Bien né, Éric Freymond a encore élargi sa surface sociale en épousant Caroline van Berchem, héritière d’une famille d’aristocrates belges réfugiée en Suisse, d’où sont issus quantité de savants, d’avocats et de financiers. Signe de leur puissance, c’est un Van Berchem qui préside la fondation Hans Wilsdorf, actionnaire du fleuron de l’économie genevoise, le fabricant de montres Rolex.

Le pied dans la porte
C’est par le biais de sa belle-famille qu’Éric Freymond, qui se destinait à l’origine au droit, a été introduit dans le monde raréfié de la gestion de fortune suisse. Le grand-père de sa femme l’a fait entrer chez Ferrier Lullin, une banque dont il était l’un des associés fondateurs. Ce financier, René van Berchem, l’a également présenté aux héritiers d’Émile Hermès, le fondateur du groupe éponyme. Via Ferrier Lullin, René van Berchem a en effet financé, avant-guerre, l’ouverture du premier magasin du maroquinier d’ultra-luxe hors d’Europe, à New York. Pour cette intervention, le banquier a été rémunéré en actions Hermès, qu’il a transmises à son fils Guy et à sa petite-fille Caroline, devenue l’épouse d’Éric Freymond.
Invitations, réceptions, menus services… Fort du parrainage de sa belle-famille, Éric Freymond devient rapidement un intime des troisième, quatrième et cinquième générations des héritiers Hermès. Seule une minorité de leurs membres s’implique dans le groupe familial. La grande majorité se contente de profiter de la vie et des généreux dividendes versés par la multinationale de maroquinerie. Pour que le fisc français ne vienne pas perturber leur confort, beaucoup ont choisi de s’exiler hors de l’Hexagone, notamment au Portugal, au Maroc et en Suisse. Sur les conseils d’Éric Freymond, plusieurs des enfants d’Yvonne Puech, l’une des trois filles d’Émile Hermès, ont choisi Genève. C’est le cas de Marie-France Puech, devenue Bauer, et de son frère Nicolas Puech. C’est Éric Freymond qui a organisé leur exil fiscal vers la Suisse. Esthète, Nicolas Puech se désintéresse des questions financières. Qu’à cela ne tienne ! Éric Freymond se met à son service et devient rapidement le fondé de pouvoir de l’héritier, qui préfère se consacrer à l’organisation de fêtes de légende dans son palais madrilène.
Un ami fidèle
Investissements, opérations immobilières, budget quotidien, Éric Freymond s’occupe de tout. Il faut dire que, fils unique, Nicolas Puech concentre une part importante du capital d’Hermès : plus de 4 %, auxquels viendront s’ajouter les parts que lui léguera plus tard l’une de ses sœurs. À lui seul, l’héritier possède donc plus de 5 % d’Hermès, ce qui représente plus de 10 milliards d’euros. Après un autre héritier du luxe, le coactionnaire de Chanel Gérard Wertheimer, il est l’un des hommes les plus riches de Suisse.
Mais Éric Freymond n’oublie pas ceux qu’il appelle « les Marocains », à savoir la famille Guerrand, les descendants d’Aline Georgette Hermès, quatrième fille d’Émile Hermès. Ses enfants et petits-enfants vivent entre le Maroc et le Portugal. Auprès d’eux, le gestionnaire de fortune fait assaut de prévenance et monte des prêts nantis sur leurs titres Hermès pour soutenir leur train de vie. Il fait la même chose pour la famille Dumas, les héritiers de Jacqueline Hermès, dont l’un des fils, Jean-Louis Dumas, a dirigé la société familiale pendant près de trente ans.
Dans le tout petit monde de la finance genevoise, la position que s’est ménagée Éric Freymond auprès des trois dynasties actionnaires de l’une des entreprises les plus rentables d’Europe ne passe pas inaperçue. En 2001, Michel Pietrini, un vétéran de l’industrie du luxe – il a dirigé Chanel et conseille désormais Bernard Arnault –, le signale à son patron. Le PDG de LVMH vient de céder, contraint et forcé, 20 % du capital de Gucci à son éternel rival François Pinault, qui l’a payé en partie avec des titres Hermès. Pourquoi ne pas transformer ce paquet d’actions en opportunité ? Et qui de mieux placé pour mettre ce dessein à exécution que ce financier qui chuchote à l’oreille des trois familles Hermès ?
Hold-up sur Hermès
Dès juin 2001, par l’intermédiaire de son avocat Alexandre Montavon, Bernard Arnault contacte Éric Freymond. Dans les discrètes salles de réunion des études genevoises, un plan s’élabore. Capitalisant sur ses liens de confiance avec tous les héritiers Hermès, le financier suisse accepte d’être l’homme lige de LVMH et de racheter en sous-main les actions de la famille pour permettre à Bernard Arnault de prendre le contrôle du groupe. L’opération est tellement secrète que le mandat que confie le géant du luxe à Éric Freymond n’existe qu’en un seul exemplaire et que le document, à peine signé par les deux parties, est enfermé dans un coffre-fort. Ni Hermès, ni a fortiori les familles actionnaires ne sont informés du projet. Pour mener à bien sa mission, Éric Freymond crée une société entièrement dédiée à ce but, Semper gestion, qui se voit dotée d’amples liquidités par Bernard Arnault : les fonds qu’elle gère atteindront 2 milliards d’euros.
Pour procéder au rachat des titres des héritiers Hermès, Éric Freymond met en place un système ingénieux : utilisant la procuration dont il dispose sur les comptes de Nicolas Puech, il fait transiter tous les titres qu’il acquiert par cette voie. Les frères et sœurs, neveux et cousins de l’héritier Hermès qui lui cèdent des actions sont convaincus que celles-ci restent dans la famille, alors qu’en réalité elles partent chez LVMH. Grâce aux manœuvres de son agent genevois, le groupe de Bernard Arnault monte, année après année, au capital d’Hermès sans que personne ne s’en rende compte.
Deux incidents manquent cependant de tout faire capoter en attirant l’attention de l’Autorité des marchés financiers (AMF) française. En 2009, alors qu’elle œuvre en secret à accumuler des titres Hermès, la société d’Éric Freymond se voit sanctionnée pour délit d’initié par l’AMF pour avoir profité d’une indiscrétion du fils d’Alain Afflelou et acheté des actions du groupe opticien à la Bourse de Paris à la veille d’une transaction importante. L’année suivante, c’est la danseuse Zizi Jeanmaire, dont Éric Freymond gère le patrimoine, qui porte plainte à la suite de placements risqués qui auraient fait perdre à la veuve du chorégraphe Roland Petit plusieurs millions de francs suisses. Le gestionnaire se démène, contre-attaque et éteint l’incendie. L’opération « Diane », nom de code de la prise de contrôle d’Hermès, peut continuer.
En octobre 2010, Bernard Arnault sort du bois et annonce détenir 14 % du capital d’Hermès. Deux mois plus tard, son groupe franchit la barre des 20 %. Se sentant floués, les héritiers resserrent les rangs, contre-attaquent devant les tribunaux et, au terme de quatre années de guérilla judiciaire, parviennent à reprendre le contrôle de leur groupe. Pour Bernard Arnault, l’humiliation est sévère, mais la revente des actions qu’il a accumulées en treize années d’achat lui permet de réaliser une consolante plus-value de 3,8 milliards d’euros. Pour Éric Freymond, en revanche, la perte est sèche : il a travaillé treize ans pour rien. LVMH s’était engagé à le rémunérer en lui confiant 3 milliards d’euros à gérer, mais cette promesse demeure lettre morte. Le financier plaide sa cause, tente de négocier, et finit par rencontrer, en juin 2015, le principal lieutenant de Bernard Arnault, >Pierre Godé, au restaurant Chez Laurent, à deux pas de l’Élysée. Ce rendez-vous au sommet n’aboutissant à rien, il passe à l’offensive.
Dans les derniers jours de 2016, Bernard Arnault reçoit, à son domicile, un drôle de cadeau de Noël : une plainte pour « demande en paiement » de 380 millions d’euros déposée par Éric Freymond devant les tribunaux genevois, selon une procédure spéciale qui permet de garder un litige confidentiel. Le document de 78 pages, dont il n’existe que quelques copies, est explosif. Il détaille par le menu toutes les actions menées par Éric Freymond pour le compte de LVMH lors du raid sur Hermès. Si ce récit, qui se lit comme la confession d’un financier de l’ombre, était rendu public, le groupe de Bernard Arnault, qui a déjà écopé d’une lourde amende pour être entré clandestinement au capital d’Hermès, pourrait faire face à de nouvelles plaintes, sans parler du tsunami médiatique.
Malgré la violence de la charge, LVMH refuse de céder et monte au créneau. Les échanges d’écritures entre les avocats du groupe de luxe et ceux d’Éric Freymond sont particulièrement acrimonieux, et les confrontations au tribunal de Genève se déroulent dans une ambiance à couper au couteau. Mais, grâce aux trésors de discrétion déployés par les deux parties, rien ne s’ébruite. Jusqu’à ce que LVMH comprenne, fin 2018, qu’Éric Freymond s’apprête à révéler l’existence de sa plainte. Un compromis est alors hâtivement négocié, et le gestionnaire de fortune obtient gain de cause, même si la somme qu’accepte de lui verser le groupe de Bernard Arnault est inférieure à celle qu’il réclamait. Éric Freymond gardait de son long compagnonnage avec le PDG et principal actionnaire de LVMH un souvenir amer : même s’ils avaient enterré la hache de guerre, il multipliait volontiers les piques à son égard et relayait, l’air de ne pas y toucher, quantité de rumeurs, souvent fausses, sur l’homme le plus riche d’Europe.
Passions politiques
En apparence, il est cependant sorti de ce bras de fer victorieux. Éric Freymond a fait plier LVMH et perçu le prix de ses interventions dans le dossier Hermès, le tout sans s’exposer. À 60 ans, il quitte la société de gestion de fortune qu’il a fondée. « Je n’ai pas eu un client depuis plus de dix ans », m’explique-t-il à la table de La Réserve. Faisant tourner un verre de Cos d’Estournel entre ses doigts, il m’annonce qu’il s’est mis au service des autres, et s’occupe « discrètement » d’aider « les indigents ». Je souris, incrédule. Il m’explique aussi qu’il s’implique dans l’Espace Muraille, la galerie d’art contemporain ouverte par son épouse dans les caves de sa maison genevoise – le visiteur y pénètre par une petite porte percée à travers l’enceinte des Réformateurs. Au fil des années, Éric et Caroline Freymond ont constitué une vaste collection qui va du pionnier de l’art environnemental, l’Islandais-Danois Ólafur Elíasson, au pape de l’outrenoir, Pierre Soulages, en passant par le Suisse Ugo Rondinone dont il me montre, sur son téléphone, un tableau figurant le lac Léman noyé dans un bleu profond, en complet contraste avec les nuages gris qui, au fil de notre entretien, n’ont cessé de s’amonceler sur sa surface.
J’écoute le gestionnaire de fortune me dresser l’image d’Épinal d’une retraite apaisée sans rien lui cacher de mon scepticisme. D’abord parce que je sais qu’il s’occupe aussi beaucoup de politique : en 2017, lorsqu’il bataillait pour être le candidat de la droite à l’élection présidentielle française, c’est dans le salon d’Éric Freymond qu’Alain Juppé était venu rencontrer la communauté des Français résidant en Suisse, dont le poids pèse lourd dans les primaires de droite. Lié par sa mère à la famille de Maurice Couve de Murville, le dernier premier ministre du général de Gaulle, Éric Freymond est aussi un familier de Nicolas Sarkozy. L’étude où il a effectué ses premiers pas d’avocat était la correspondante genevoise de Claude & Sarkozy. Mais le financier fréquente aussi l’ennemi juré de l’ancien chef de l’État, Dominique de Villepin, reconverti dans l’art comme lui.
Une retraite active
Je sais enfin que, malgré sa « retraite », Éric Freymond n’a pas complètement cessé ses activités de gestionnaire de patrimoine. N’a-t-il pas été nommé, en 2021, soit deux ans après avoir supposément arrêté de travailler, administrateur testamentaire de Richard Desurmont, l’héritier d’une dynastie de filature du Nord de la France dont le patrimoine s’élevait à 100 millions d’euros ? Ancien client de Ferrier Lullin, le premier employeur d’Éric Freymond, Richard Desurmont était une vieille connaissance du financier genevois. Personnage flamboyant, plus soucieux de dépenser la fortune familiale que de la faire prospérer, il menait grand train, enchaînant les conquêtes et les mariages. Comme il l’a fait pour Nicolas Puech, Éric Freymond a aidé l’héritier à se relocaliser en Suisse, plus précisément à Gstaad, la station de ski la plus huppée du monde, où le gestionnaire de fortune possède un grand chalet en vieux bois dont la salle à manger cache, sous un plancher amovible, une piscine pour se délasser après le ski.
Devenu son voisin, Éric Freymond ouvre son carnet d’adresses à Richard Desurmont et lui présente de nombreuses personnalités de la station, dont un aréopage d’aristocrates européens. Cette compagnie plaît au nouvel arrivant qui, entiché d’Ancien Régime, se fait désormais appeler Richard de Surmont. Éric Freymond lui présente Heidi Salvisberg, qui fut à vingt ans l’une des maîtresses du légendaire patron de Ferrari, Gianni Agnelli, et qui devient la dernière compagne de l’exilé français. Piètre financier, Richard Desurmont écoute son ami et place ses fonds sur les opportunités qu’il lui indique, certaines à la Bourse de Toronto, l’une des plus volatiles du monde.
Lorsque la pandémie de Covid-19 frappe Gstaad en 2020, Richard Desurmont tombe malade. Enfermé dans son chalet, il continue à recevoir les visites d’Éric Freymond, avec lequel il évoque ses dispositions testamentaires. Ce dernier lui conseille de léguer une partie de sa fortune à une association pour la restauration de Vaux-le-Vicomte. L’ancien château du ministre des finances de Louis XIV, Nicolas Fouquet, est désormais habité par la famille belge De Voguë, dont Éric Freymond est proche. Au décès de Richard Desurmont en 2021, ses héritiers ont la double surprise d’apprendre ce projet de legs, mais surtout de découvrir que c’est Éric Freymond qui est désigné comme exécuteur testamentaire. Pendant un an, le financier gère le patrimoine comme bon lui semble. Avec les fonds du défunt, il poursuit ses investissements à la Bourse de Toronto. Et pioche 20 millions d’euros pour accorder un prêt à un taux dérisoire à l’un de ses plus vieux clients, l’héritier Hermès Nicolas Puech.
Éparpillée sur plusieurs continents, la famille de Richard Desurmont met un certain temps à prendre conscience de la situation. Lorsqu’elle pose des questions, Éric Freymond cajole et rassure. Interrogé sur un virement de 600 000 euros depuis les comptes du défunt à la Saanen Bank, il explique que les fonds ont servi à régler « un délicat problème » avec une femme russe qu’aurait fréquentée le multimillionnaire à la fin de sa vie. Dans les derniers mois de l’année 2022, Hedi Salvisberg, la dernière compagne de Richard Desurmont, porte plainte et obtient le dessaisissement d’Éric Freymond au profit d’un administrateur judiciaire. Ce dernier mène un audit et ne tarde pas à mettre au jour l’ampleur des libertés prises par le financier suisse avec le patrimoine du disparu. Informés, les héritiers réclament le remboursement des sommes prêtées ou investies par Éric Freymond. L’un des premiers auxquels celui-ci s’adresse est Nicolas Puech.
Pris à revers
Même s’il a officiellement cessé de travailler, Éric Freymond est resté très proche de son ancien client, et siège toujours au conseil d’administration de la fondation qui doit hériter du considérable patrimoine de Nicolas Puech. Mais sommé de rembourser les prêts que lui a accordés son ancien fondé de pouvoir sur la fortune de Richard Desurmont, l’héritier Hermès se cabre et mandate un notaire du Valais pour auditer la gestion d’Éric Freymond. L’examen des comptes met progressivement à jour une situation presque incroyable : Nicolas Puech a perdu le contrôle de ce qui constitue le socle de sa fortune, à savoir les actions Hermès représentant 5 % du capital du maroquinier d’ultra-luxe. Le tour de passe-passe est confirmé par les banques où étaient déposés les titres : les actions ne figurent plus sur les comptes. Les avocats se démènent pour savoir ce qui s’est passé tandis que, de son côté, Nicolas Puech rompt d’une lettre très sèche vingt ans de compagnonnage et d’amitié avec un Éric Freymond qui se retrouve contraint de quitter le conseil d’administration de la fondation qu’il a créée pour son plus vieux client.
Éric Freymond, qui se refuse avec la dernière énergie à évoquer ce conflit sur lequel il ne peut toutefois pas s’empêcher de multiplier les allusions sibyllines, vit particulièrement mal d’être congédié. Comme Bernard Arnault, voici un héritier multimilliardaire du luxe pour lequel il considère s’être dévoué qui, du jour au lendemain, le chasse sans explication. Sur les actions Hermès volatilisées, il a toujours maintenu qu’il n’était pas chargé de les gérer, et ne pouvait donc être tenu responsable de leur disparition. Le scandale est énorme, mais rien ne filtre. Il faut dire qu’Éric Freymond connaît presque tous les avocats des médias genevois : l’un d’entre eux, Nicolas Capt, n’a-t-il pas organisé des happenings, les « Rencontres spectaculaires », dans sa galerie ? Lorsqu’il siégeait au conseil de la Fondation Nicolas Puech, Éric Freymond a également pris le soin de diriger les dons de l’organisme vers la presse et des collectifs de journalistes.
Dans le silence de bon aloi auquel Éric Freymond est habitué, mes articles dans Glitz font tache. Ma publication a révélé sa rupture avec Nicolas Puech et surtout sa plainte contre Bernard Arnault, dans laquelle il livre tous les secrets du raid sur Hermès. La brutale franchise du récit qu’a livré Éric Freymond à la justice genevoise, ainsi que le ton clinique avec lequel il dépeint les travers des membres des trois familles Hermès en ont hérissé plus d’un dans la petite communauté des barons du luxe. Surtout, les révélations de Glitz sont tombées au plus mauvais moment pour Éric Freymond, ciblé par une plainte d’Hermès pour faux en écriture – il portera d’ailleurs plainte contre ma publication, avant de se désister.
Face au déballage de Glitz, la stratégie du silence ne suffit plus. Éric Freymond recrute une société de communication, Dynamics Group, fondée par Thierry Meyer, ancien responsable de la rubrique économique du quotidien Le Temps. À Paris, à Genève, des rendez-vous sont organisés avec des journalistes. En décembre 2023, la Tribune de Genève publie un article sur la rupture entre le gestionnaire de fortune et son principal client, mais l’attribue au projet de Nicolas Puech de transmettre son héritage à son fidèle intendant, qualifié par le journal d’« employé de maison ». Deux mois plus tard, Paris Match publie peu ou prou la même histoire, augmentée de photographies de l’héritier Hermès assistant à l’enterrement de son frère. Cette contre-offensive médiatique se clôt sur une victoire juridique : le 12 juillet 2024, à la surprise générale, le tribunal du canton de Genève refuse d’ouvrir une enquête sur la disparition des titres de Nicolas Puech, et ce malgré la centaine de documents, relevés de comptes, états financiers que ce dernier a joints à sa plainte.
Dix mois plus tard, tandis que le serveur de La Réserve nous apporte les cafés, Éric Freymond a le triomphe amer : « J’ai gagné la bataille judiciaire, mais perdu la bataille médiatique », résume-t-il. Avant d’ajouter : « Je suis la victime collatérale d’un bras de fer qui me dépasse ». À l’entendre, les multiples procédures qui le visent seraient la conséquence de la rivalité, toujours vive, entre Hermès et LVMH – peu avant notre rencontre, et pour la première fois de l’histoire, la capitalisation boursière d’Hermès a dépassé celle de LVMH.
Délivré de la perspective d’un procès à Genève, Éric Freymond se retrouve très vite sous le coup d’une plainte similaire à Paris : en avril 2025, peu avant notre rencontre, Nicolas Puech l’attaque en France pour abus de confiance. Il est aussi l’objet d’une plainte à Gstaad, où les héritiers de Richard Desurmont l’attaquent pour détournement, ce qui lui vaut un interrogatoire à l’été 2024 par le parquet de Berne. Sans compter Hermès, qui a déposé en 2015 une plainte pour faux en écriture dans laquelle il est mis en examen.
Les cafés, mignardises et pousse-café se sont succédé sur la table de La Réserve, et nous sommes désormais presque seuls dans le demi-jour qui tombe sur la salle à manger de l’hôtel. Les nuages d’orage qui n’ont cessé de converger au-dessus du lac Léman couvrent désormais tout le ciel, formant dans le dos d’Éric Freymond une voûte menaçante. En me serrant la main, le financier me redit qu’il espère que j’ai vu son vrai visage, et que j’en ferai état dans mon prochain article. Nous nous séparons. Lorsque je sors de l’hôtel, l’orage qui a couvé toute la journée finit par éclater et je me retrouve submergé de trombes d’eau. Éric Freymond, lui, a gagné sa berline avec chauffeur sous la protection d’un grand parapluie tenu par un chasseur de La Réserve.
Après notre rencontre, je sollicite le financier sur certains points de notre conversation qui m’ont paru obscurs. Comprenant, au ton de mes questions, que je n’ai pas complètement cru à l’image de paisible retraité qu’il s’est ingénié à me présenter, Éric Freymond fait brusquement volte-face, et m’interdit de rendre compte de notre déjeuner. Je lui explique que ce n’est pas possible, qu’il a toujours été convenu que cette rencontre aboutirait à un portrait, et que j’ai bien l’intention de l’écrire. Début juillet, j’apprends qu’il a été longuement entendu en France à la suite de la plainte pour abus de confiance de Nicolas Puech, et je comprends mieux sa soudaine envie de discrétion.
Sa disparition soudaine, le matin du 23 juillet 2025 sur la voie ferrée qui passe en contrebas de son chalet à Gstaad, laisse les questions que je lui posais en suspens. Notamment une, lancinante, qui m’occupe depuis que j’ai commencé à enquêter sur cette affaire : que sont devenues les actions Hermès que Nicolas Puech a toujours accusé Éric Freymond d’avoir subtilisées, et dont ce dernier s’est toujours défendu d’avoir eu la gestion ? Au cours de notre déjeuner, alors qu’il se défendait une fois encore d’avoir joué le moindre rôle dans cette affaire, je lui ai soumis ce que je crois être le scénario le plus probable. À cette évocation, son visage, soucieux et préoccupé jusqu’alors, s’est brusquement éclairé : Éric Freymond n’aimait rien tant que d’avoir plusieurs coups d’avance sur son interlocuteur, et d’observer celui-ci se débattre dans l’incertitude. Avec sa brutale disparition, il laisse tout le monde, moi le premier, aux prises avec une longue chaîne d’énigmes irrésolues.
Éric Freymond avait deux visages. Côté cour, c’était une personnalité genevoise, introduite dans les cercles les plus fermés de la cité de Calvin. Mais côté jardin, ses contours restaient insaisissables, comme vaporisés dans les registres offshore. Même son lieu de résidence a été sujet à caution : alors qu’il vivait très évidemment à Genève, il a longtemps déclaré Londres comme domicile. Une grande partie de ses actifs est disséminée entre le Panama, Maurice et les Émirats arabes unis.
Dans ce pays du Golfe, l’un de ses associés a longtemps été le financier Olivier Couriol, un ancien collègue de la société de gestion de fortune suisse Vernes & associés. Installé de longue date aux Émirats, Olivier Couriol a été l’un des conseillers patrimoniaux de la famille régnante Al-Nahyan, avant de se reconvertir dans l’accompagnement des grandes fortunes africaines. Olivier Couriol et Éric Freymond ont longtemps été liés par un système de participations croisées : le gestionnaire de fortune suisse était officiellement actionnaire des sociétés d’Olivier Couriol, tandis que l’argentier d’Abou Dhabi portait, de son côté, les structures financières opérées par Éric Freymond. Ensemble, les deux hommes ont mené de nombreuses opérations boursières, notamment à Toronto, l’un des marchés les moins régulés au monde.
Ce bienheureux anonymat a cependant fini par être égratigné par les revers judiciaires des investissements d’Olivier Couriol dans l’or. Au début des années 2020, le financier a été ouvertement accusé par les États-Unis d’aider les autorités vénézuéliennes, frappées d’embargo américain, à sortir leurs lingots du pays. Un peu plus tard, c’est la justice française qui s’est intéressée au curieux investissement d’Airbus, monté par Olivier Couriol, dans une mine d’or au Mali. Autant de péripéties qui expliquent que, quand je l’ai interrogé sur Olivier Couriol, Éric Freymond m’a affirmé qu’il « ne lui avait pas parlé depuis plus de dix ans ».
Une enquête réalisée avec Glitz, du groupe Indigo Publications (éditeur de Revue21.fr).