Flou artistique et odeur de Bacon à l’Assemblée nationale

Écrit par Guillaume Gendron
19 novembre 2025
vue brouillée de l’hémicycle du Palais-Bourbon
En superposant des images de l’hémicycle, le photojournaliste Denis Allard convoque les portraits torturés de Francis Bacon pour refléter le « bazar ambiant » de la vie politique française.
En superposant des images de l’hémicycle, le photojournaliste Denis Allard convoque les portraits torturés de Francis Bacon pour refléter le « bazar ambiant » de la vie politique française.

Quand Denis Allard écoute Sébastien Lecornu, il pense à… Francis Bacon. C’est qu’il y a des moments où l’on rêvasse, forcément, quand on immortalise les députés sous tous les angles autorisés dans le Palais-Bourbon depuis deux décennies. « La photo à l’Assemblée, c’est pas un exercice très noble : quand on t’y envoie au début, tu fais un peu la gueule », concède-t-il.

Mais le photojournaliste de 46 ans, signature des grands quotidiens (Libération en particulier) et magazines français, a « appris à aimer ça ». Surtout depuis qu’il en a fait son laboratoire, posté à l’une des deux tribunes accueillant les reporters et leurs appareils. Celle dite « des photographes » (logique), à côté des bancs de l’extrême droite. Et l’autre, celle dite « des guignols » (ça l’est moins), en face de la présidente, qui offre une vision panoramique.

Bidoche et velours cramoisi

Revenons à Francis Bacon, le fameux peintre anglais, passé à la postérité pour ses portraits torturés dont les sujets étaient systématiquement ramenés à leur condition mortelle – celle de la bidoche. Cette couleur carmin de la viande rouge revient à Denis Allard, passionné d’histoire de l’art, quand il observe le velours cramoisi des sièges de l’hémicycle. Alors, d’abord « par ennui », nous explique-t-il, il commence à tenter « quelques trucs » avec son boîtier numérique dernière génération, qui lui permet de faire des surimpressions en direct. Comprendre : il règle un nombre d’images et déclenche ensuite en rafale, les clichés se fondant les uns dans les autres. « À force de chercher, j’ai imaginé ce rendu très pictural, très graphique. Et qui, l’air de rien, illustre bien le bazar ambiant des débats, avec ce côté un peu vaseux, comme si on l’observait depuis une chaloupe. »

La photo en question a été prise le 14 octobre 2025, lors du discours de politique générale de Sébastien Lecornu, l’actuel Premier ministre au mandat fort bousculé (on se rappelle la fugacité de son premier gouvernement, mort-né en quelques heures). Un mois plus tard, au moment où les députés s’échinent toujours sur le budget, elle reflète parfaitement l’impression de grand flou artistique dégagé par la vie parlementaire depuis la dissolution de l’Assemblée, décidée à la hussarde par Emmanuel Macron en juin 2024. Sur l’image de Denis Allard, les colonnes de marbre ressemblent à la fois à des cheminées d’usine (à gaz ?) et à des mâchoires prêtes à concasser les parlementaires aux visages tremblés sur leurs fauteuils, certes en velours, mais avant tout éjectables.

« Avec ces colonnes, je viens strier tout cet or et tout ce rouge, comme dans l’étude de Bacon d’après le portrait du pape Innocent X par Velázquez », explique le photographe inspiré. Innocent X reste dans le souvenir des théologiens comme l’un des papes les plus habiles politiquement, expert du rapport de force – même si, comme souvent, ça s’est mal terminé. Faut-il y voir un commentaire sur l’impossible mission de Lecornu ? Denis Allard laisse parler l’image.

Crédit photo : Denis Allard/Leextra