Steve Bannon et Noam Chomsky, sidérant duo exhumé du dossier Epstein

Écrit par Guillaume Gendron
17 décembre 2025
Steve Bannon et Noam Chomsky
Un ultranationaliste MAGA riant avec une figure historique de la gauche radicale : l’image frappante est issue des 19 000 photos saisies par le FBI lors de l’arrestation du financier pédocriminel Jeffrey Epstein. Et dit beaucoup de l’emprise de ce dernier sur le monde politique et intellectuel américain.
Un ultranationaliste MAGA riant avec une figure historique de la gauche radicale : l’image frappante est issue des 19 000 photos saisies par le FBI lors de l’arrestation du financier pédocriminel Jeffrey Epstein. Et dit beaucoup de l’emprise de ce dernier sur le monde politique et intellectuel américain.

Voilà Steve Bannon, le stratège trumpiste débraillé, et Noam Chomsky, l’intellectuel phare de la gauche anti-impérialiste. Bras dessus, bras dessous, gorges déployées, comme deux vieux compères, une étrange balance (de la justice ?) à l’arrière-plan. Au premier abord, l’image – tremblée, pixellisée et surtout improbable – semble n’être qu’une énième tranche de « slop », ces visuels bas de gamme générés par l’IA, destinés à faire fondre les neurones des internautes par la seule force de leur malsaine absurdité.

Le cliché est pourtant bien réel. En atteste son numéro de fichier (083591) et ce « House Oversight », référence à la commission de surveillance de la Chambre des représentants américains. Il s’agit d’une des photographies divulguées le 12 décembre 2025 par les élus démocrates sur un serveur public, elles-mêmes tirées des 19 000 images contenues dans les 300 gigaoctets de données aux mains du FBI depuis l’arrestation de Jeffrey Epstein en juillet 2019.

Une infinie matrice à théories du complot

Depuis la mort, quelques semaines plus tard, de l’homme d’affaires poursuivi pour trafic de mineures, ce « dossier Epstein » numérique nourrit tous les fantasmes, et notamment ceux de la base MAGA acquise à Donald Trump, qui n’a jamais cru au suicide en prison du financier disgracié. Au point que ce monceau de données – mails, photos, lettres manuscrites – avait pris, ces dernières années, une dimension quasi mythologique, infinie matrice à théories du complot. Une boîte de Pandore contenant les déviances inavouables des élites mondiales, qui viendrait tous les foudroyer une fois ouverte.

Malgré les efforts de Trump – longtemps habitué des noubas d’Epstein – pour en refermer le couvercle, le dossier est bel et bien exposé à l’air libre numérique depuis que le Congrès américain en a autorisé la publication, mi-novembre 2025. Il y a d’abord eu le livre d’or des cinquante ans d’Epstein, puis le contenu de sa boîte mail, et maintenant, donc, ses photos privées.

Bain moussant et préservatifs Trump

Le plus étonnant dans ce fatras d’images JPEG n’est pas d’y trouver des gants en latex, des tables de massage, des préservatifs à l’effigie de Trump ou des instantanés du « golden boy » dans son bain moussant – sa lubricité avait déjà été amplement étalée dans maints documentaires et enquêtes. Ni même de découvrir de nouvelles preuves de sa proximité avec la famille Clinton, Woody Allen ou Bill Gates, ce dernier immortalisé devant un jet, sans doute à destination de la fameuse île privée des Caraïbes où Epstein aimait recevoir.

Non, l’image la plus choquante – au sens de surprenante – est sans doute cette embrassade entre Bannon l’agitateur ultranationaliste et Chomsky l’icône altermondialiste. Accolade que même le plus fiévreux des cerveaux complotistes n’aurait imaginée. Preuve que l’IA n’a rien changé à l’adage sur la réalité dépassant la fiction.

Essayons néanmoins de réassembler le puzzle, comme tentent désormais de le faire les ouailles déconcertées de l’éminent philosophe-linguiste qui déclara, en 2020, que Trump était « l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité ». Comment s’était-il retrouvé, quelques années plus tôt, à se bidonner avec l’ex-banquier de Wall Street reconverti en architecte de la victoire du même Trump en 2016 ? Bannon qui par ailleurs travaillait, jusqu’aux derniers moments de liberté d’Epstein, à la réhabilitation médiatique du financier ?

Odeurs de soufre

La photo n’est pas datée. Mais l’on peut déduire, de la correspondance fraîchement révélée de Jeffrey Epstein et Noam Chomsky, et de l’observation des joues glabres de l’intellectuel (il adoptera ensuite une longue barbe de prophète), que cette rencontre se situe entre 2015 – début de leurs échanges par mail – et 2018.

Jusqu’à l’attaque cérébrale qui l’a fait disparaître du débat public en 2023, le linguiste presque centenaire (il a aujourd’hui 97 ans) avait deux faiblesses : une compulsion quasi maladive à répondre systématiquement à tous les mails qu’il recevait du plus obséquieux des blogueurs comme du plus virulent de ses détracteurs ; et une curiosité sans bornes doublée d’une conception radicale de la liberté d’expression (le fameux « free speech » américain), peu importent les odeurs de soufre. Ce qui l’avait déjà amené, dans les années 1980, à préfacer le négationniste français Robert Faurisson.

Ainsi, à en croire leur correspondance, Epstein aurait permis à Chomsky, figure tutélaire du Massachusetts Institute of Technology (MIT), de mieux comprendre « les subtilités du système financier mondial ». Mais aussi de rencontrer Ehud Barak, l’ex-Premier ministre israélien – le conflit au Proche-Orient étant l’une des grandes histoires de la vie militante de l’intellectuel, antisioniste assumé. En retour, Epstein, qui avait approché ce dernier en tant que grand donateur du MIT, aurait tenté de le convertir au jazz (sans succès) et se régalait de transférer ses analyses « amusantes » à ses proches. Dont vraisemblablement Bannon qui, pour concocter son ragoût « alt-right » antisystème, ne s’est jamais caché de vampiriser les penseurs de gauche.

Réputations déchiquetées

« Au cours de ma vie, j’ai rencontré toutes sortes de gens, y compris les plus grands criminels de guerre », avait répondu sèchement Chomsky à ceux qui l’interrogeaient sur ses liens avec le banquier pédocriminel, peu avant son AVC. On sait désormais qu’Epstein aimait organiser de grands dîners et retraites privées où ses amitiés hétéroclites venaient s’entrechoquer, jouissant probablement intérieurement des dégâts que viendrait causer la révélation de telles agapes à la réputation de chacun.

C’est un fait : chaque document lié à l’affaire Epstein agit aujourd’hui comme un bout de shrapnel déchiquetant les gloires passées, cette photo ne faisant pas exception. Elle illustre littéralement une interrogation morale remontant à la nuit des temps : existe-t-il une cuillère assez longue pour souper avec le diable ?