Quand la voiture a traversé la frontière libanaise et que je suis arrivé en Syrie, j’ai pleuré pendant de longues minutes sans pouvoir me contrôler. Ça s’est reproduit plusieurs fois durant les jours qui ont suivi. Je suis allé à Damas, à Homs, puis à Lattaquié, dans un flux constant de rencontres et de retrouvailles. Tout a été très chaotique. À tel point que je n’ai eu ni le temps ni le recul nécessaires pour écrire quoi que ce soit. Pour l’heure, je me contente de voir, d’écouter, de ressentir. Je suis pourtant écrivain, je dois écrire pour mettre mes émotions en mots. C’est comme ça que j’ai tenu jusqu’ici. Et maintenant, tout remonte…
J’avais 19 ans lorsque j’ai été arrêté par la police. C’était en 1980. Je n’avais pas fait grand-chose. J’étais actif dans un mouvement d’opposition issu d’une scission de l’ancien Parti communiste syrien – qui était pro-soviétique. Avec mes camarades, nous adhérions à de nouvelles idées venues de la gauche européenne des années 70, celles d’Enrico Berlinguer en Italie ou de Santiago Carrillo en Espagne. Ils portaient une vision plus démocratique, critique de l’URSS et favorable aux libertés civiles.
Je faisais mes études de médecine – mes parents n’avaient pas reçu d’éducation, et ils se sacrifiaient pour qu’avec mes sept frères et ma sœur nous puissions en avoir une. Avec les autres étudiants, nous rédigions des petits pamphlets et des déclarations. Tous les membres de notre parti ont fini par être arrêtés. C’était un exemple typique du crime dont le régime des Assad s’est rendu coupable : le politicide. C’est-à-dire la volonté de tuer la possibilité même de la politique en Syrie. Il fallait décapiter la société politiquement, éradiquer les groupes, les partis, les associations.
La prison et la joie
J’ai passé seize années en prison, jusqu’en 1996. Cela a été affreusement long, bien sûr. Mais à l’époque, les conditions n’étaient pas aussi mauvaises pour les communistes qu’elles l’étaient pour les islamistes, ou qu’elles le devinrent plus tard pour tous dans les prisons de Bachar al-Assad. J’étais jeune, en bonne santé et j’adorais lire. Je demandais à ma famille de m’apporter des ouvrages qui venaient de l’étranger. À l’époque, il y avait en Syrie et au Liban des traductions arabes de philosophes français, des livres difficiles mais stimulants pour le jeune marxiste que j’étais. Il me fallait souvent m’y reprendre à deux fois pour les comprendre. Je me souviens de Lire le Capital, de Louis Althusser [auteur principal de cet ouvrage collectif, ndlr], et des livres de François Châtelet.
Ma curiosité n’avait rien de systématique, je piochais çà et là, je recevais parfois des magazines de Beyrouth, des essais d’Herbert Marcuse, de Gaston Bachelard. J’ai pu apprendre l’anglais aussi. Il y a un mot qui résume bien cette période et que vous ne trouverez pas dans le dictionnaire, istihbas en arabe, qui se traduirait par enjailment en anglais, un mot-valise construit avec « prison » et « joie ». Réussir à vivre en prison comme si elle était devenue votre maison.
Dans notre aile, celle des prisonniers politiques, toutes les tendances de Syrie se croisaient.
Mes codétenus et moi avions accès à un terrain de sport. Je me souviens qu’en 1986 nous avons même eu droit à la télévision. Elle était tout à fait primitive, mais nous avons pu suivre la Coupe du monde de football, avec Diego Maradona, Michel Platini et Zico. Dans notre aile, celle des prisonniers politiques, toutes les tendances de Syrie se croisaient. Il y avait des opposants au régime issus du parti Baas, celui d’Hafez al-Assad [qui s’était déchiré de l’intérieur jusqu’au coup d’État de ce dernier en 1970, ndlr]. Il y avait aussi des nasséristes [des fidèles de l’ancien président égyptien, Gamal Abdel Nasser, qui croyait en une nation panarabe unissant la Syrie et l’Égypte, comme ce fut le cas entre 1958 et 1961, ndlr].
Il y avait aussi des islamistes, même si la majorité d’entre eux étaient envoyés à Tadmor, la prison de Palmyre. L’istihbas n’aurait jamais été possible là-bas, pas plus qu’à Saidnaya, des lieux extrêmement brutaux. Mais, à la prison centrale d’Alep où j’ai passé exactement 11 ans et 4 mois, puis à celle d’Adra à Damas, j’ai réussi à trouver un compromis positif avec l’enfermement.
Un mariage et un enterrement
J’ai passé ma dernière année de prison à Tadmor, ça a été une expérience horrible. En 1996, à ma libération, j’avais le sentiment d’avoir survécu à un monstre. J’avais 36 ans, j’étais désorienté, je n’avais ni statut ni source de revenu. Ma mère était morte pendant ma détention. Ma sœur et trois de mes frères s’étaient mariés. L’Union soviétique s’était effondrée. Mes camarades étaient dispersés ou en prison. Je vivais une crise d’identité. Que faire de ma vie ?
C’est à cette époque que j’ai commencé à traduire des livres politiques de l’anglais vers l’arabe. Je dois mon premier article publié à la confiance d’Elias Khoury, un grand romancier libanais aujourd’hui décédé qui s’occupait du supplément culturel du premier journal libanais de langue arabe, An Nahar. C’est aussi cette année que j’ai rencontré ma femme, Samira al-Khalil. Une militante des droits humains qui avait passé quatre ans dans les prisons du régime. Je suis allé à Damas pour la rejoindre et, même si nous n’avions pas d’argent, à peine quelques centaines de dollars par mois, nous nous sommes mariés. J’avais le sentiment de revenir à la vie, après des décennies dans un réfrigérateur.
Cette même année 2000, le 10 juin, Hafez al-Assad est mort. C’était une période d’effervescence. La pression du régime se relâchait. D’un coup, la politique a refleuri. Ce moment est resté connu sous le nom de « printemps de Damas »,un mouvement civique symbolisé par les muntadayat : des forums, des réunions dans des appartements où se pressaient les citoyens pour discuter du pays, de la liberté, de réformes démocratiques. Samira et moi y avons participé avec enthousiasme. Mais Bachar al-Assad, le fils et successeur d’Hafez, a mis fin, dans la violence, à ce sursaut.
L’espoir et l’exil
En mars 2011, un soulèvement parti de la ville de Deraa a embrasé tout le pays. Les manifestants, qui se sont rassemblés progressivement autour de l’Armée syrienne libre (ASL), réclamaient la fin du régime Al-Assad. J’étais alors un écrivain bien établi. Mon rôle politique était de publier, de donner du sens à ce qui se déroulait dans la rue et de le faire savoir à la communauté internationale. Ça ne plaisait pas au régime, qui se cramponnait au pouvoir et usait d’une brutalité croissante contre les manifestants, ayant compris qu’il gagnerait le soutien d’une partie de la communauté internationale en se positionnant en rempart contre le terrorisme islamiste.
Pendant deux ans, je me suis donc caché dans un appartement de Damas. Je publiais autant d’analyses que je pouvais dans les journaux d’autres pays arabes, je donnais des interviews, j’aidais des groupes résistants à écrire leurs déclarations. Je chéris le souvenir de ces deux années, où tout était possible. Samira venait prudemment me voir dans ma planque. De cette période, j’ai tiré un livre qui a été traduit en français, La Question syrienne. Il décrit bien l’espoir que nous nourrissions alors, mais qui s’est teinté progressivement de doutes et de craintes.
2013 fut l’année la plus sombre de notre lutte et de ma vie. Le régime a déclenché contre les rebelles établis dans la Ghouta orientale, dans la banlieue de Damas, un massacre à l’arme chimique qui a fait des milliers de morts civils. Le Hezbollah, le parti chiite libanais, est intervenu pour soutenir l’armée de Bachar al-Assad, avec l’appui de l’Iran. Ça a été terrible.
Je vivais l’exil en Turquie comme une défaite. J’écrivais, je m’efforçais de ne pas succomber au désespoir.
C’est aussi l’année où Raqqa, la ville où j’ai grandi, est tombée aux mains de Daech qui en a fait le centre de son pouvoir. Je vivais dans la ville de Douma avec ma femme depuis quelques mois quand j’ai été contraint de quitter mon pays, à cause de la pression du régime. Samira est restée sur place comme enquêtrice du Centre de documentation des violations en Syrie. Jusqu’à ce que, le 9 décembre, des membres du groupe salafiste armé Jaych al-Islam fassent irruption dans l’appartement de la Ghouta dans lequel elle se cachait. Ma femme, ainsi que l’avocate Razan Zaitouneh, son mari Wael Hamadeh et le poète Nazem Hamadi ont été enlevés. Je n’ai toujours pas, à ce jour, de nouvelles d’eux. Deux de mes frères, restés à Raqqa, ont été à leur tour kidnappés par Daech. Le plus jeune des deux est toujours porté disparu.
Je me suis retrouvé, à ce moment-là de ma vie, dans un tunnel sombre. Je vivais l’exil en Turquie comme une défaite. J’étais impuissant. J’écrivais, je m’efforçais de rester lucide sur l’état de mon pays et de ne pas succomber au désespoir. Mais j’avais 53 ans et, pour être honnête, j’étais épuisé, vidé de mon énergie. Politiquement, je croyais toujours dans la révolution, au sens de la possibilité d’une démocratie pluraliste en Syrie, mais je ne m’identifiais pas du tout aux islamistes qui avaient pris l’ascendant au sein du mouvement révolutionnaire syrien. Avant leur montée en puissance, j’avais un seul ennemi : le régime. Désormais, j’en avais deux.
« L’éternité » et le nouvel horizon
Je ne suis plus communiste, mais j’ai gardé du marxisme une boîte à outils qui permet de comprendre les structures matérielles de la politique et, surtout, de croire en la possibilité de la transformer. Le marxisme n’est pas le ciel au-dessus de nos têtes, c’est un sol solide sous nos pieds. J’en tire la profonde conviction que ce qui a été fait par l’histoire peut être défait, que la politique – à commencer par celle que le peuple syrien a été contraint de subir pendant toutes ces années – peut toujours changer. Le régime du père et du fils Assad a essayé de diffuser une idée folle, qui a pris la forme d’un slogan : « Assad pour l’éternité. » Je n’y ai jamais cru. Dans un monde qui se transforme à toute vitesse, le régime a voulu forcer les Syriens à s’immobiliser pour toujours. Avec une brutalité inouïe.
Alors, quand j’ai entendu la nouvelle de la chute de Bachar al-Assad, j’ai respiré. J’ai senti qu’un cauchemar venait de prendre fin. Une page sale, laide et criminelle de notre histoire venait de se tourner. Une page si longue : cinquante-quatre ans. La majorité de ma vie, plus de la moitié de celle de mon pays. Quoi qu’il arrive après et quoi que l’on pense de ceux qui ont le pouvoir aujourd’hui, c’est une immense nouvelle et un grand accomplissement d’avoir pu tourner cette page. Bien sûr, il y aura des épreuves, il y aura des crises, il y aura des luttes. Mais « l’éternité » est finie. Nous avons un commencement. Et un horizon.
Les islamistes ne bâtiront pas d’eux-mêmes la société pluraliste à laquelle j’aspire pour mon pays.
Tout n’est pas entre les mains du Hayat Tahrir al-Cham [HTC, Organisation de libération du Levant, actuellement au pouvoir, ndlr]. Et puis, il y a une pluralité au sein de ce groupe : des combattants locaux – majoritairement des musulmans croyants, mais ils sont loin d’être tous islamistes – et des djihadistes internationaux. Jusqu’à présent, ce sont les éléments les plus modérés qui l’ont emporté dans les discussions. Sont-ils sincères ? Ce qui est certain, c’est que les islamistes ne bâtiront pas d’eux-mêmes la société pluraliste à laquelle j’aspire pour mon pays. Ils sont aussi avides de pouvoir que n’importe quel autre groupe. Peut-être même plus, car ils ont été discriminés par le régime pendant des décennies, deux générations entières passées sous le feu de la répression et la dureté des prisons. Ils ont un profond désir de revanche.
Mais il leur faudrait déployer énormément de brutalité pour dominer le peuple de la même manière que l’a fait Bachar al-Assad. La libération des détenus à la chute du régime est désormais imprimée dans les esprits de tous les Syriens. Nous ne nous sommes pas contentés de remplacer leurs geôliers. C’est de leur prison dont nous voulons nous débarrasser.
C’est au peuple syrien d’imposer aux islamistes une société pluraliste. Ils ne seront pas les seuls à décider. Nous – les démocrates séculaires de gauche mais aussi la population syrienne au sens large – sommes dans une bonne position pour nous réapproprier la politique. Nous pouvons nous réunir, nous exprimer. Nous sommes visibles. Le pays fourmille de communautés qui s’expriment enfin en leur nom, expérimentent de nouvelles formes d’organisations, en groupes de parole, en réunions.
De mon côté, je suis rentré dans mon pays avec un objectif : savoir ce qu’il est advenu de ma femme et de mes amis. Je demande que leurs ravisseurs – des individus dont je connais les noms et contre lesquels j’ai réuni des preuves – soient traduits en justice. Je ne veux pas tout ramener à ma situation personnelle, mais la façon dont ceux qui occupent le pouvoir répondront à cette demande sera aussi un moyen pour moi de les jauger. S'ils ont vraiment à cœur de créer une justice saine et équitable pour notre pays, ils ne doivent pas l'ignorer. »