Un Christ en Ukraine

Écrit par Christian Caujolle
19 février 2025
Un Christ en Ukraine
Pourquoi certains clichés deviennent-ils instantanément iconiques, comme celui de ce soldat blessé saisi par la photographe Nanna Heitmann ? Christian Caujolle, fondateur de l’agence VU’, décortique cette image puissante.
Pourquoi certains clichés deviennent-ils instantanément iconiques, comme celui de ce soldat blessé saisi par la photographe Nanna Heitmann ? Christian Caujolle, fondateur de l’agence VU’, décortique cette image puissante.

Si cette photographie de la Germano-Russe Nanna Heitmann nous semble si familière, c’est qu’elle ressemble à s’y méprendre aux multiples représentations de la mise au tombeau du Christ après sa crucifixion. Même si le récit fondé sur les Évangiles est mis en doute par de nombreux historiens, il a alimenté une iconographie abondante. D’abord sous forme de sculptures et de bas-reliefs, dès le Xe siècle, puis de peintures, de plus en plus nombreuses à partir du XVe siècle. La Renaissance fait émerger ce qui devient un classique de la peinture religieuse, comme le prouvent les œuvres signées du Titien, de Raphaël ou du Caravage.

Au premier plan de la photographie, le bras ouvert de l’homme nu rappelle le bras pendant du Christ dans ces toiles, mais aussi dans la Pietà en marbre blanc de Michel-Ange conservée à la basilique Saint-Pierre de Rome. Deux éléments graphiques appuient cette référence. D’abord, la palette sombre du cliché, seulement éclairée par une faible lumière venant de la droite, qui modèle les visages. Ensuite, la position centrale du corps nu et pâle, entouré de quatre hommes et de deux femmes aux expressions tendues. Cette composition n’est d’ailleurs pas sans rappeler la Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt, scène de dissection humaine dans la droite ligne de cette tradition picturale.

Armée russe, sapin de Noël et dessins d’enfants

L’impression de tableau est si forte qu’elle nous pousse à croire à une mise en scène, destinée à installer précisément les personnages dans leur rôle : Joseph d’Arimathie (le saint patron des fossoyeurs) se penchant vers le corps christique ; Marie de Magdala et Marie Salomé soucieuses, sur la droite… Cette photographie est récente : elle a été prise il y a un an, le 22 janvier 2024, à Bakhmout en Ukraine, par la photographe de l’agence Magnum. Nanna Heitmann, qui développe des projets au long cours sur l’environnement, a couvert l’invasion du pays par la Russie et est retournée à plusieurs reprises sur le terrain des hostilités.

Ici, nous sommes dans un hôpital de campagne, installé par l’armée russe dans des caves viticoles aux parois crayeuses. Cette région de l’est de l’Ukraine, toute proche de la Russie et haut lieu de la bataille du Donbass à partir de 2022, attirait jadis les touristes venus goûter le vin pétillant qui faisait sa réputation. À l’arrière-plan, tristement dérisoires, un petit sapin de Noël et ses quelques guirlandes devant des dessins d’enfants. C’est dans cette caverne protectrice qui ne laisse rien deviner de l’extérieur, et dans laquelle le temps semble suspendu, que l’on donne les premiers soins à un soldat blessé – un Ukrainien enrôlé de force dans l’armée russe – après avoir découpé son uniforme. L’homme n’est pas décédé, mais a dû être amputé.