C’est un talent d’être au bon endroit au bon moment. En un demi-siècle dans les affaires, Roger Tamraz a appris à identifier les opportunités. Le paradis fiscal adapté, pas trop en vue, pas encore trop couru, et totalement sécurisé. Il était à Beyrouth bien avant Carlos Ghosn. À Dubaï avant les influenceurs. Et en 2019, juste avant la guerre en Ukraine, c’est en Lettonie qu’il a voulu se refaire et revenir sur le devant de la scène. Le pays balte, membre de l’Union européenne, a engagé une politique de « dérussification » de ses activités financières après plusieurs scandales retentissants : le Libano-Américain y a vu une aubaine pour jouer un énième gros coup. Son rêve ultime, en fin de carrière : posséder sa banque.
Ces dernières années, il a tenté sa chance à Malte, au Monténégro ou encore aux Comores, en vain. Le secteur bancaire en Lettonie est alors fragilisé par les tensions avec la Russie depuis l’annexion de la Crimée. Cette fois, il en est sûr, il va mettre la main sur un établissement. « Une fois que tu possèdes une banque, c’est comme des dominos, tu peux en contrôler d’autres », a-t-il répété en boucle à un ancien partenaire d’affaires lors de réunions de préparation du plan d’attaque.
Ceci n’est pas un havre fiscal
Roger Tamraz est une légende dans le petit monde des « intermédiaires ». Ce sont eux qui mettent en relation les gros poissons, résolvent leurs conflits et facilitent les signatures de contrat en échange de commissions confortables, parfois aux marges de la légalité. Dans cet univers secret, les réussites s’accomplissent à coups de carnets d’adresses. Et deviennent addictives. À 83 ans, Tamraz n’a aucune envie de s’arrêter. Une vie entière dans les coulisses du pouvoir, à sillonner la planète à la recherche de belles histoires destinées à convaincre États, entreprises ou grandes institutions de débourser des milliards de dollars sur une idée.
Nous l’avons rencontré en novembre 2023 dans un palace parisien. Cheveux blancs peignés en brosse et foulard de soie noué autour du cou, la silhouette fine et sobre, il porte beau. Son esprit est encore vif. C’est lui qui nous a proposé un rendez-vous. « Je voudrais vous parler d’une affaire », lance-t-il d’emblée. « Un de mes amis est en conflit avec une multinationale qui lui a fait du tort, mais quand j’ai voulu discuter avec eux pour qu’ils le dédommagent, ils m’ont accusé de chantage », poursuit-il avec une pointe d’accent oriental. Quand il s’agit d’aborder la question de « sa » banque lettone, il fait montre d’un talent hors du commun pour éviter de répondre. « Je ne suis pas du tout intéressé pour parler de cette histoire, la justice est impliquée et ça ne m’intéresse pas », finit-il par évacuer malgré notre insistance. Son projet aux confins de l’Union européenne et de l’ancienne Union soviétique aurait-il dérapé ?
Sa dernière expérience officielle avec une banque s’est soldée par une affaire politico-financière. Une tache indélébile.
La Lettonie est le talon d’Achille bancaire de l’Union européenne. Le pays où les Russes les plus sulfureux peuvent acheter une banque sans avoir à justifier de l’origine des fonds. La proximité géographique et la frontière terrestre avec le grand voisin facilitent les échanges. À tel point que, quand l’État balte de moins de 2 millions d’habitants dépose en mars 2013 sa candidature à la zone euro – qu’elle intègre en janvier 2014 –, le Premier ministre de l’époque doit nier catégoriquement que cette ex-république soviétique est un havre fiscal à l’instar de Chypre, voire une plaque tournante du blanchiment d’argent. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Commission européenne mettent toutefois en garde Riga contre les risques que présentaient les niveaux élevés de dépôts des non-résidents dans une douzaine de banques locales.
Après l’annexion de la Crimée par la Russie, la situation se tend encore plus avec Bruxelles, la Banque centrale européenne (BCE) ayant les établissements locaux dans le viseur. À partir de 2017, les enquêtes se multiplient. Au moins quatre banques lettones sont concernées par des allégations de blanchiment ou de corruption. Les oligarques russes se retrouvent sous pression face aux méfiances du régulateur européen, et commencent à craindre de perdre leur machine à cash. C’est à ce moment-là que Roger Tamraz entre en scène, obnubilé par son rêve.
Il faut dire que sa dernière expérience officielle avec une banque s’est soldée par une affaire politico-financière. Une tache indélébile qui continue, plusieurs décennies plus tard, de rimer avec son nom. En 1983, le jeune Tamraz est de retour au Liban, après des études à Harvard, aux États-Unis, et un début de carrière à Wall Street. Il revient dans les bagages des consultants américains dépêchés au chevet de l’une des plus grosses banques du pays, en faillite. Rapidement, le président de l’époque, Amine Gemayel, voit en ce fougueux financier l’argentier dont il a besoin. Pendant six ans et en pleine guerre civile, Tamraz occupe cette fonction à la direction d’Intra Bank. Il reprend en main l’établissement, qu’il transforme en fonds d’investissement contrôlant plusieurs banques. À la tête d’un petit empire financier au Liban, il intègre le clan très fermé de ceux qui sont courtisés par les clans politiques ou les milices. Il s’épanouit dans ce rôle et consolide ses appuis locaux.
Je devais devenir président au Liban, les sondages me plaçaient en tête, mais je gênais. Alors, j’ai été mis hors circuit.
Roger Tamraz
Mais en 1989, le scandale éclate : des millions de dollars de prêts et d’opérations suspectes lui sont reprochés. Au total, près de 200 millions de dollars ont disparu, dont une partie en France par l’entremise de la Banque de participations et de placements. Recherché par les autorités, Tamraz est introuvable. Quand il réapparaît quelques semaines plus tard à Paris, il jure avoir été kidnappé par une milice et relâché contre une rançon de 5 millions de dollars versée par ses soins. Une version que la CIA juge « presque certainement fausse » dans une note de mai 1994. « Je devais devenir président au Liban, les sondages me plaçaient en tête, mais je gênais. Alors, j’ai été mis hors circuit », nous assure sans sourciller encore aujourd’hui l’homme aux mille vies, sans que l’on parvienne à savoir si lui-même croit vraiment en ses propres explications.
Mais il a des talents de conteur et égrène ses faits d’armes comme autant de réussites aux quatre coins du Moyen-Orient. À l’entendre, il est le cerveau d’une multitude de projets : fonds d’investissements, pipelines, terminaux méthaniers, etc. Toujours de gros magots. Sans jamais que son rôle dans ces deals puisse être établi avec certitude. En bon manœuvrier, il sait s’incruster sur les photos officielles – celles qui lui permettent de se fabriquer un CV d’influent. Et joue du trouble que ses supposées relations politiques peuvent susciter.
Il lui arrive ainsi de porter une cravate brodée « SB », offerte – c’est ce qu’il aime répéter – par Silvio Berlusconi. Ou de se mettre en scène, dans une autobiographie jamais publiée, comme le marionnettiste des négociations géopolitiques des pays de la région. Est-il proche de la CIA ? Joue-t-il les intermédiaires entre les États-Unis, Israël et le monde arabe ? Courtisan de riches émirs du Golfe qu’il n’oublie jamais d’encenser lorsqu’il est interrogé, Roger Tamraz s’en tient à un principe : dans les cercles d’affaires, plus les projets auxquels il annonce participer sont importants, plus sa légende de magnat de la banque et du pétrole se fortifie. Et peu importe que la plupart de ces plans ne voient finalement pas le jour. Ni que, pour ceux qui aboutissent, comme le pipeline reliant la Libye à l’Italie, sa participation reste floue. Car si on ne trouve de trace de son nom nulle part dans les documents officiels, lui continue d’en parler. Et Mouammar Kadhafi ou tout autre acteur de l’époque ne sont plus là pour le dédire.
Palaces et premières classes
La trajectoire de Tamraz n’est pas unique. Il existe quelques autres intermédiaires qui ont su durer dans le métier, mais on les compte sur les doigts d’une main. On les croise dans des palaces parisiens, en première classe des trains entre Paris et Genève ou sur les lignes aériennes ralliant Abu Dhabi. Habituellement, les périodes de faste laissent place aux traversées du désert, avant la disparition et l’oubli. Avec lui, la partie de poker semble ne jamais devoir se terminer. Tamraz bluffe et rebluffe, et parvient parfois à mêler son nom à de gros contrats. Dans les années 1970, il a bel et bien géré la First Arabian Corporation, un fonds d’investissements qui possédait de chics établissements parisiens : le Prince de Galles, ainsi que Le Grand Hôtel, le Café de la Paix et le tout aussi luxueux hôtel Meurice. Dans les années 1980, grâce à ce même fonds, il a effectivement participé au lancement de Tamoil, un groupe de raffinage et de stations-service aujourd’hui propriété d’une compagnie néerlandaise, détenue par la Libye. Il assure même que le nom de l’entreprise vient d’une contraction de Tamraz et d’oil…
En 1996, le Sénat américain enquête sur des soupçons de financements illicites de la campagne de Bill Clinton. Or, il se trouve que Roger Tamraz a versé 200 000 dollars au Parti démocrate. Il a aussi téléphoné en toute décontraction au ministère de l’Énergie du pays pour promettre d’ajouter 400 000 dollars au pot. Il demande en échange un rendez-vous avec le président américain, pour faire avancer un projet d’oléoduc entre la mer Caspienne et la Turquie. Il en sortira indemne, et auréolé d’une popularité nouvelle.
Laver l’affront de ses débuts, c’est devenu une obsession. Tamraz se voit de retour à la présidence d’un “board”. En Lettonie, le jeu de dominos paraît accessible.
Quelques années plus tard, après avoir disparu un moment du devant de la scène, il change de créneau : désormais, il se pose en repreneur de groupes qui pèsent des milliards d’euros. Notamment de raffineries et de gazoducs, au Kazakhstan, au Turkménistan, en Iran, à Oman, aux Émirats arabes unis, et même en Suisse. En 2013, il se déclare candidat pour reprendre la raffinerie Petroplus de Petit-Couronne, en Seine-Maritime. En vain. Il parvient tout de même à faire tourner l’aventure à son avantage en conservant l’accusé de réception de la proposition de reprise signée par Pierre Moscovici, alors ministre de l’Économie en France, puis commissaire européen aux finances. Courrier que l’intermédiaire exhibe volontiers quand il se positionne pour racheter une banque sous licence européenne, prétendant avoir des appuis haut placés.
Laver l’affront de ses débuts. Avoir sa banque. Le rêve est encore tenace. Il se considère déjà comme un « banquier international », et surtout pas comme un entremetteur. Trop réducteur. Mais il lui faut revenir dans le secteur par la grande porte. C’est devenu une obsession. Tamraz se voit de retour à la présidence d’un board. En Lettonie, le jeu de dominos paraît accessible. « De là, tu peux entrer sur le marché européen, répète-t-il à des proches. Et financer des projets très rentables dans les hydrocarbures, en particulier le gaz liquéfié. » En 2017, deux banques du pays se retrouvent dans la mélasse. La première, ABLV, a été soupçonnée par Washington de blanchir des fonds, puis déclarée en faillite par la BCE. Dans la foulée, le propriétaire de la seconde, PNB Banka, a accusé le gouverneur de la banque centrale lettone de corruption. Un bourbier avec ses opportunités, comme les adore Tamraz. Il veut la PNB Banka, qu’il négocie à Paris, au Prince de Galles, à l’été 2018.
Un article vous donne envie de partager un témoignage, une précision ou une information sur le sujet ? Vous voulez nous soumettre une histoire ? Écrivez-nous.
Ce jour-là, un élégant banquier britannique prend place en face de lui dans le patio. Long et mince, mèche blonde tombante, le trentenaire imberbe et maniéré dans un costume cravate impeccable vient de descendre de l’Eurostar. Les deux hommes se rencontrent pour sceller la vente. Oliver Bramwell dirige le sulfureux établissement letton qui appartient, officiellement, à un magnat russe, Grigory Guselnikov. « Sulfureux » parce que, avant même son litige avec le gouverneur de la banque centrale lettone, il a écopé d’une amende de 1,3 million d’euros pour violation de l’embargo sur la Corée du Nord ; « officiellement » parce que, derrière la proposition de vente, c’est en fait un traquenard dans lequel Roger Tamraz est en train de tomber. En embuscade, Guselnikov cherche à se délester de ses parts, qui appartiennent en réalité à Pyotr Kondrashev, un milliardaire russe en délicatesse avec le Kremlin.
Le bluffeur libanais s’engage à rassembler les fonds, sans enquêter sur l’état réel de l’établissement. Sans sortir un centime de sa poche, il réunit une équipe de prête-noms.
« Si vous apportez 30 millions d’euros, la banque est à vous », dit en substance Oliver Bramwell, comme nous l’ont rapporté des témoins de la scène. Le bluffeur libanais s’engage à rassembler les fonds, sans effectuer la moindre enquête sur l’état réel de l’établissement. Et sans sortir un centime de sa poche, il réunit une équipe de prête-noms. Un ami suisse fournit des certificats d’estimation d’une villa et d’un chalet, pour 60 millions de francs suisses (53 millions d’euros de l’époque). Des hommes d’affaires apportent leurs yachts : 82,4 millions d’euros. Enfin, Tamraz fait évaluer le potentiel de production d’un champ pétrolier et gazier dans le nord de l’Irak, entre Tikrit et Kirkouk, pour lequel il a obtenu une licence d’exploitation et qu’il valorise à plus de 2 milliards de dollars (1,74 milliard d’euros en 2018). L’affaire est conclue.
À Riga, en juin 2019, l’homme, qui vit d’ordinaire à Paris, vient prendre possession des lieux. Après quelques poignées de main, il laisse ses collaborateurs se charger des affaires courantes de l’entreprise et va s’installer au palace Kempinski, racontent plusieurs témoins. Un communiqué enthousiaste publié sur le site de sa compagnie, annonce qu’il a « acquis directement ou indirectement (à travers d’autres individus qui vont posséder des actions en sa faveur et vont agir de concert avec lui) cette banque lettone ». Le communiqué le présente en « magnat » et « milliardaire ».
Une dette de 50 millions d’euros
L’excitation est de courte de durée. Pendant que le nouveau directeur est pris en photo à l’hôtel fumant le cigare de la victoire, les employés de PNB Banka défilent à l’immense table de la salle de réunion pour rencontrer les repreneurs, à qui ils annoncent que la banque est en faillite. Les sept prête-noms paniquent. En signant les contrats d’acquisition d’actions, ils pensaient obtenir un emploi ou un poste au conseil d’administration. Finalement, ils héritent d’une dette totale de plus de 50 millions d’euros. Tamraz, l’instigateur du projet, écope d’une douzaine de millions d’euros. À Londres, un arbitrage confirme leurs créances. Les justices lettone et française sont saisies.
Au printemps 2023, les hommes de paille que Roger Tamraz avait recrutés reçoivent l’avis d’expulsion de chez eux. L’homme qui rêvait d’avoir une banque, lui, est serein. À ses partenaires inquiets, il répond par une formule qui résume sa vie d’aventures financières : « Qu’ils viennent me chercher, je n’ai rien à mon nom. »