Paris. Dans les locaux du prestigieux cabinet d’architectes Wilmotte & Associés, entre les maquettes de stades de foot et de sièges d’institutions internationales, Borina A. est replongée dans son passé. Aujourd’hui numéro 2 de l’entreprise, accompagnée de son avocate, elle serre les dents en répondant à nos questions. A-t-elle, au cours de sa carrière, travaillé pour des services de renseignement ? « Vous imaginez bien que, si c’était le cas, je ne pourrais pas vous répondre, commence par esquiver l’élégante sexagénaire. Il est évident qu’on ne parle pas de ces choses-là. Même si j’avais été membre d’un truc, ce serait secret défense ou classifié. »
Son histoire, intimement liée à la Bulgarie et à son Comité pour la sécurité d’État (Komitet za Darjavna Sigournost, KDS), continue pourtant de la poursuivre. À la fin des années 1970, encore étudiante, très connectée à la communauté française via le centre culturel de Sofia, elle devient une agente du renseignement intérieur. « Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’était que de vivre dans ces années-là en Bulgarie, admet-elle, les larmes aux yeux, la gorge serrée. Quoi qu’on m’eût demandé à l’époque, c’est très simple, j’aurais accepté. C’était un des régimes les plus fermés qui soient. »
Intimité décortiquée
À l’époque, parmi les cibles qui intéressent les espions bulgares, il y a un jeune diplomate français, affecté au service de presse de l’ambassade pour son premier poste à l’étranger. Pierre A. va rapidement en pincer pour l’agente « Mariana », comme est désignée Borina dans les écrits du KDS. Chacun de leurs rendez-vous amoureux, la moindre de leurs discussions intimes, ses bavardages sur la vie de l’ambassade sont décortiqués par les policiers. « C’était un coup de foudre », assure notre interlocutrice. C’était aussi, sinon surtout, un travail de surveillance assidue, comme l’attestent les centaines de documents du renseignement bulgare rendant compte avec minutie de cette période de sa vie.
« Quarante ans plus tard, je me rends compte que j’ai été bête. » Le vieux diplomate, aujourd’hui retraité, n’aime pas l’admettre. Il aurait dû savoir en débarquant dans la Bulgarie communiste de la Guerre froide qu’une rencontre avec une belle jeune femme ne pouvait pas être anodine. « Nous avions été briefés par les gens de la Direction de la surveillance du territoire [DST, alors chargée du contre-espionnage]. Mais je n’avais pas vraiment évalué le risque. »
Une princesse orientale
Pierre vient de terminer son service de coopération à l’ambassade de Moscou et ses études à Sciences-Po. À 27 ans, il doit éplucher la presse locale et, même s’il maîtrise mal le bulgare, il est suffisamment à l’aise avec le russe pour se débrouiller. Rapidement, il rencontre Borina et succombe à son charme. « Tu vas avoir la DST au cul », le prévient pourtant un collègue. Mais c’est plus fort que lui : « C’est une fille qui avait beaucoup de charme, se souvient-il aujourd’hui. Elle avait une certaine classe. Elle était cultivée, intelligente. Elle faisait princesse orientale, comme je les aime… »
Pierre courtise sa belle. Borina, elle, débriefe chaque moment de leur idylle avec le KDS. Les espions bulgares s’appliquent à faire en sorte que la romance se développe. En juin 1980, ils ont un petit coup de chaud : une de leurs sources a repéré que le jeune Pierre, polisson qu’il était, en pinçait pour la fille d’un diplomate polonais partageant son immeuble. Ils réclament le déménagement du fonctionnaire allié pour éviter « un affaiblissement de la position de notre agente », comme ils l’écrivent dans un rapport de cette époque.
Briser vies et carrières
Le renseignement français fait remonter le recrutement de Borina par les services bulgares à 1979. « La date n’est pas bonne, corrige-t-elle, admettant avoir collaboré. Ce devait être en 1977. Je faisais un stage dans un centre scientifique franco-bulgare. De temps en temps, ils apparaissaient, ils m’appelaient. Est-ce que je rencontrais des étrangers ? Que me racontaient-ils ? » Comme dans tous les régimes communistes du bloc de l’Est, tout le monde surveille tout le monde, sous le règne de petits fonctionnaires capables de briser vies et carrières de ceux qui leur tiendraient tête. « On vous convoquait au commissariat, se souvient Borina. On vous disait que vos études pouvaient s’arrêter. Ils étaient deux. Un qui vous menaçait et un qui vous rassurait. » La méthode, rodée, s’appuie sur un puissant moteur : l’équilibre entre peur et promesse d’opportunités.
« Nous n’avons jamais parlé travail, avec Pierre, assure Borina. Il était simple attaché à l’ambassade de France. Ils demandaient comment il était, ce qu’il faisait. Je les voyais de temps en temps. » Elle assure que tout cela était banal, sans conséquences. Les comptes rendus des services de renseignement bulgares montrent pourtant une surveillance plus soutenue, avec une précision clinique. « L’agente fait preuve de débrouillardise et communique des informations intéressantes d’un point de vue opérationnel », témoigne un document de l’été 1980. Borina ne se contente pas du service minimum. Elle prend des initiatives.
Son comportement, alors qu’il retourne la salière, est-il accidentel ? Envoie-t-il des signaux clandestins ?
Extrait d’un rapport des services bulgares
D’autres agents du KDS scrutent les moindres faits et gestes du Français. La Sécurité d’État lui choisit comme nom de code « Amateur ». Parfois, ce sont des filatures, heure par heure. Un jour, alors qu’il galère avec une salière trop humide au restaurant, la secouant en tous sens pour la débloquer, les policiers s’interrogent : « Son comportement, alors qu’il retourne la salière, est-il accidentel ? Envoie-t-il des signaux clandestins ? »
À d’autres moments, ce sont les Bulgares qu’il croise qui tâchent de le décrypter. Sa femme de ménage, qui lui avait confessé devoir le surveiller, confirme aux policiers qu’il ne garde aucun document sensible chez lui. Borina, elle, rapporte ses opinions critiques à l’égard de l’allié américain. Le jeune Pierre, un peu rebelle, est à l’époque plutôt maoïste. Il se méfie de Washington comme de Moscou.
La sexagénaire assure aujourd’hui qu’elle n’a rien d’une Mata Hari. Dans ses comptes rendus, l’officier traitant de Borina se félicite pourtant d’une recrue digne d’un véritable maître espion. « L’agente Mariana a fait forte impression et Pierre A. lui a prêté une attention visible, écrit-il en avril 1980. Dans les circonstances ainsi créées apparaît une opportunité pour une utilisation plus active de l’agente. »
« Créer un cadre naturel et involontaire »
Dans un autre document, il propose de profiter de l’anniversaire de Borina pour que celle-ci facilite une rencontre entre Pierre et un autre agent bulgare. « L’agente Mariana sera chargée d’inviter Amateur et, à sa discrétion, quelques amis ou camarades de classe appropriés, afin de créer un cadre naturel et involontaire. […] Pour le travail réussi et fructueux de l’agente Mariana et sa participation à des événements opérationnels complexes auprès de diplomates français, il convient qu’elle reçoive à l’occasion de son anniversaire un cadeau approprié. »
Dans ses propres rapports, la jeune femme indique qui Pierre fréquente et quelles sont ses relations avec ses collègues. Elle répète ses commentaires sur l’actualité internationale et contribue à dresser sa vision du monde. « Pierre a de nouveau parlé avec une grande sympathie de l’Union soviétique et de son séjour là-bas », raconte-t-elle dans un rapport daté du 24 avril 1980.
Au mois de juillet, sa hiérarchie note sobrement que la relation, d’« étroite », est désormais « devenue intime ». Pierre va même encore plus loin : il demande à Borina si elle veut l’épouser et le suivre en France. Après plusieurs mois d’hésitations, ce sont les policiers du Comité pour la sécurité d’État qui répondent : oui, ils le veulent.
Le contre-espionnage s’alarme
Toute cette affaire alerte la DST française. À son retour en 1982, le diplomate n’a pu être affecté ni en URSS ni dans en Chine, alors que son concours de « cadre d’Orient » spécialisé dans ces zones aurait dû l’y conduire automatiquement. En 1991, le ministère des affaires étrangères justifie ainsi l’annulation de sa mutation pour le poste de ses rêves à Pékin : « M. Pierre A., conseiller des affaires étrangères à l’administration centrale, habilité confidentiel défense, ne peut pas être habilité secret défense. » Pourquoi ? Parce que le contre-espionnage français semble tout savoir des activités de sa femme : « Borina A. a pu connaître la quasi-totalité des membres de l’ambassade de France et transmettre sur ordre tous les renseignements de personnalité, d’environnement et de comportement. »
Surtout, la DST n’encaisse pas une scène surréaliste. Borina avoue avoir organisé un déjeuner avec un homme présenté comme un cousin de son père, un certain Boris Ivanov… qui était en réalité fonctionnaire au ministère bulgare de l’intérieur. Le KDS a finalement estimé que le jeune Pierre était recrutable et, par la bouche de cet homme, lui propose clairement de trahir son pays. Le diplomate s’énerve et se lève pour quitter la table. Le type prétexte la mauvaise blague. Fin de l’histoire. Mais Pierre commet une faute : il n’en rend pas compte à sa hiérarchie. « J’avais peur, j’étais con, confirme-t-il. J’en ai parlé à Borina. Elle m’a dit de ne surtout pas en parler à ses parents. »
Au cours de la série d’interrogatoires menés par la DST dès son arrivée en France en 1982, la Bulgare assure avoir coupé les ponts avec les services de son pays. C’est en tout cas ce qui figure dans le refus d’habilitation secret défense de 1991. Un autre mensonge. En 1985, le jeune couple, qui s’est juré fidélité en France, prend la direction de la Suède, où Pierre est nommé numéro 3 de l’ambassade. Le contre-espionnage local repère une rencontre entre sa femme et des officiers bulgares présents dans le pays. L’ambassadeur est alerté et fait passer le message à son jeune collègue. Mais personne ne veut faire de vagues.
Toutes les portes auraient pu se fermer, du jour au lendemain. Plus d’études. Et plus de Pierre.
Borina A.
Aujourd’hui, Borina explique que c’est la dernière fois qu’elle les a croisés : « Ils sont venus me voir en Suède. Ils ont sonné à la porte. C’était le gentil. Je suis incapable de vous dire son nom. Il m’a demandé comment ça se passait. J’imagine qu’il voulait juste me rappeler qu’ils me tenaient à l’œil. Après ce contact-là, je n’en ai plus jamais eu. » Un document juridique bulgare précise que l’agente Mariana n’a été désinscrite qu’en 1991, lorsque le vieux KDS est devenu le Service national du renseignement de la nouvelle Bulgarie postcommuniste.
Borina avait-elle le choix ? Elle jure n’avoir rien fait de gaieté de cœur. « J’aurais pu abandonner, admet-elle. Toutes les portes auraient pu se fermer, du jour au lendemain. Plus d’études. Et plus de Pierre. » Elle assure n’avoir écouté que ses sentiments et ne pas s’être engagée dans cette relation à la seule fin de servir le renseignement de son pays. En attendant, sans son habilitation secret défense, la carrière du Français patine. Lui qui parle russe et chinois devra se contenter de la Finlande et du Népal.
Tentations au Tadjikistan
Avec la fin de la Guerre froide et le rapprochement de la Bulgarie avec l’Union européenne, la situation se détend. Les errements de Pierre dans sa jeunesse ne sont plus perçus comme si graves. Enfin habilité au secret défense, il pourra même partir pour Moscou où il séjourne accompagné de sa famille de 1993 à 1998.
Au début des années 2000, c’est finalement au sein de leur couple que la situation dégénère. Pierre est nommé ambassadeur au Tadjikistan. Borina refuse de le suivre à Douchanbé. Sur place, le diplomate cède à ses tentations. « J’en avais marre, grince-t-il, amer. J’ai fui. Nous passions notre temps à nous engueuler. Nous nous sommes séparés parce que j’ai eu des aventures. »
Ces histoires ont fait prendre du retard à Pierre dans sa carrière, loin des postes de ses rêves. Comme lots de consolation, après le Tadjikistan, il prend la tête de l’ambassade en Moldavie, puis représente la France dans le groupe de Minsk, qui accompagne les négociations dans le conflit opposant l’Azerbaïdjan et l’Arménie autour du Haut-Karabagh. De 2014 à 2016, il va enfin conseiller Jean-Pierre Chevènement, alors représentant spécial pour la Russie chargé de l’économie. Un naufrage : décoré par Vladimir Poutine, l’ancien ministre n’anticipera pas les ambitions impérialistes du président russe.
La cathédrale de Poutine
Borina, elle, prend son envol au début des années 2000 dans le sillage du mystérieux et influent couple Clara et Marek Halter. Chargée de mission sur le projet de Tour de la paix à Saint-Pétersbourg, en écho au Mur pour la paix édifié à Paris par Clara Halter, la Bulgare y rencontre tout le gratin diplomatico-mondain franco-russe.
Mais c’est dans la roue du patron de l’un des plus gros cabinets d’architectes français, Wilmotte & Associés, que Borina A. trouve une piste vers les sommets. Elle grimpe les échelons jusqu’à en devenir directrice exécutive, poste qu’elle occupe toujours, négociant des projets partout à travers le monde, de la Corée du Sud au Sénégal, en passant par l’Azerbaïdjan où elle serre la main du dictateur Ilham Aliev.
Elle bataille pour vendre la vision des architectes français en Russie, d’un stade de foot pendant la Coupe du monde de 2018, dans l’enclave stratégique de Kaliningrad, jusqu’au centre spirituel et culturel orthodoxe russe à Paris – la cathédrale voulue par Poutine lui-même. Un dossier qui alimente les spéculations sur ses liens avec les services de renseignement… russes. Dans les années 1980, les Bulgares échangeaient avec leurs collègues du KGB au sujet des opérations menées par Borina pour surveiller Pierre. Quelqu’un s’en souvient-il à Moscou ?
« Plus royaliste que le roi »
« Nous sommes restés mariés vingt-six ans, résume Borina. J’ai eu trois enfants et quatre petits-enfants. Si ça avait été un mariage commandité [par les services bulgares], je l’aurais largué à la chute du Mur. Mais nous nous aimions. Nous étions absolument fusionnels. Je ne l’aurais pas quitté s’il ne m’avait pas trompée avec une Tadjike. »
Pierre A., lui, est toujours en colère. « Elle était en service commandé, grince-t-il. Son prétendu amour aurait été aussi fusionnel si elle avait harponné un autre Français avant moi. Je ne connais peut-être même pas sa vraie identité. C’est un caméléon. »
Successivement interprète, journaliste, femme de diplomate et à la tête d’un cabinet international d’architecture, Borina assure qu’elle est aujourd’hui « plus royaliste que le roi » et qu’elle donnerait tout à son pays d’adoption, où elle a refait sa vie. Ses différents projets en Russie l’ont-ils amenée à croiser les omniprésents FSB et SVR, services de renseignements intérieur et extérieur incontournables lorsqu’il faut négocier sur des sujets stratégiques ? Elle jure que non. Son patriotisme l’a-t-elle poussée à rancarder les services français ? « Non. Et si c’était le cas, je ne vous le dirais pas. »
Les espions bulgares traînent, de longue date, la réputation d’une coopération brutale avec les services soviétiques, puis russes. Une légende née avec l’affaire dite des « parapluies bulgares ». En septembre 1978, des hommes de la Sécurité d’État assassinent à Londres le dissident Guéorgui Markov, en le piquant à la jambe avec la pointe empoisonnée d’un parapluie modifié. Ils avaient essayé de faire de même quelques jours plus tôt, sans succès, contre Vladimir Kostov, un journaliste réfugié en France. Les Bulgares avaient bénéficié dans ces opérations d’un appui logistique du KGB.
Leur étonnante technique va inspirer durablement la fiction, jusqu’à un épisode de Breaking Bad en 2009. Lorsqu’elle était étudiante à Sciences-Po dans les années 1980, Borina se voyait régulièrement envoyer à la figure la pénible référence du Coup du parapluie, un film de Gérard Oury avec Pierre Richard.
Mains rouges
Le rôle des Bulgares se poursuit, encore aujourd’hui, malgré leur intégration dans l’Union européenne. En mars 2025, trois ressortissants de ce pays ont été condamnés pour espionnage au Royaume-Uni. Ils surveillaient deux journalistes d’investigation pour le compte des services de renseignement russes, selon le procureur britannique. Dans leurs correspondances, ils évoquaient la possibilité d’enlever voire d’empoisonner leurs cibles. Ils détenaient également du matériel d’interception de communications, de qualité militaire, qu’ils étaient censés utiliser pour espionner des militaires ukrainiens en formation en Allemagne.
Quant aux mains rouges taguées sur le Mémorial de la Shoah et sur d’autres murs parisiens en mai 2024, il semble qu’elles aient été peintes par quatre Bulgares dans le cadre d’une opération de déstabilisation orchestrée par le Kremlin. Trois d’entre eux sont en détention provisoire et devraient être jugés à l’automne 2025 par le tribunal correctionnel de Paris.