« Éric Freymond s’est jeté sous un train. » Il est 23 heures et je me fige à la lecture du message qu’on vient de m’envoyer. Nous sommes le 23 juillet 2025, je rentre d’un dîner, je dois partir en vacances le lendemain, mais l’info, si elle est vraie, va bouleverser mes plans. Éric Freymond est un gestionnaire de fortune genevois qui, depuis vingt ans, accompagne l’un des hommes les plus riches de suisse : Nicolas Puech, l’héritier Hermès.
J’enquête sur le duo depuis plusieurs années, et j’ai déjeuné avec Éric Freymond il y a quelques semaines à peine. L’homme est un épuisant paradoxe. Côté face, c’est un financier habile, introduit dans la meilleure société et mécène des arts. Côté pile, c’est un illusionniste qui, sous son masque d’urbanité onctueuse, a détroussé plusieurs multimillionnaires. Son ex-client Nicolas Puech l’accuse ainsi de lui avoir subtilisé 6 millions d’actions Hermès valant, selon leur cours, entre 300 millions et 12 milliards d’euros.
Mise en scène et jeu de miroirs
Si mon informateur a raison, si Éric Freymond est vraiment mort, c’est une information d’envergure. Les histoires auxquelles il est mêlé impliquent les hommes d’affaires les plus puissants d’Europe, et mobilisent des sommes considérables. Malgré l’heure, je devrais avertir ma rédaction. Sauf que je n’en fais rien : depuis que j’enquête sur lui, j’ai vu Éric Freymond proférer tellement de mensonges, je l’ai vu monter tellement de contre-feux, et ouvrir tellement de fausses pistes, que j’ai peur de tomber dans un piège.
Et puis, cela peut paraître insensible a posteriori, mais cette histoire de suicide ne me paraît pas crédible : le train sous lequel il est supposé s’être jeté est un tortillard qui avance à 40 km/h ; je sais qu’il a marié l’une de ses filles quelques semaines auparavant et s’apprête à travailler avec son gendre… Je me tais donc et, dès le lendemain matin, m’active pour vérifier. J’appelle tout le monde : la police, les avocats d’Éric Freymond, son entourage… Je passe tellement de temps à croiser et recroiser mon info que, dans l’après-midi du 24 juillet, la Tribune de Genève finit par annoncer sa mort avant moi.
L’épisode donne le ton : sur les traces d’Éric Freymond, tout est double, triple, quadruple, tout est mise en scène et jeu de miroirs. Vingt ans durant, grâce à son art consommé du faux-semblant, le financier a pu se maintenir au cœur des cercles genevois les plus huppés et, dans le même temps, s’approprier le patrimoine de ses clients sans que ceux-ci s’en rendent compte. Tout cela au prix d’un travail de dissimulation constant et d’un culot proprement insensé.
Ostracisé par la finance genevoise
Mèche longue, lunettes fantaisie, costume de couleurs : Éric Freymond ressemblait plus à un publicitaire qu’à un gestionnaire de fortune. La finance n’était d’ailleurs pas sa vocation : issu d’une bonne famille de Genève – son père, Pierre Freymond, a siégé au Conseil national, la chambre basse du Parlement suisse –, il a étudié le droit, et même écrit un mémoire sur les Premiers ministres français. Son mariage avec Caroline van Berchem, héritière d’une des familles les plus riches et les plus puissantes de Genève, décide de son orientation : parrainé par le grand-père de son épouse, associé de la banque privée Ferrier Lullin, Éric Freymond devient, à trente ans, gestionnaire de fortune, profession qui combine la mondanité la plus achevée à la rouerie financière la plus retorse. Un double registre dont il devient rapidement virtuose.
Mais s’il est diligent et affable, le personnage est aussi animé d’un très vif sentiment de supériorité, et n’aime rien moins que transgresser les règles dont il est, en apparence, l’observant le plus zélé. Au bout de quelques années de banque privée sans histoire, c’est ce qui se passe chez Ferrier Lullin : on le soupçonne d’avoir réalisé de faux documents pour justifier des opérations sur des comptes clients, et il est promptement congédié. Grâce à sa belle-famille, l’affaire est étouffée. Mais dans le petit monde de la finance genevoise, il est identifié, et ostracisé. Toute sa vie, il en gardera une rancune tenace, et un désir de revanche exacerbé.
Marginalisé dans le monde exclusif de la gestion patrimoniale, Éric Freymond n’a d’autre choix que de créer sa propre société. C’est ce qu’il fait en 2001 avec Semper Gestion, installée au premier étage d’un immeuble moderniste, dans le quartier des Eaux-Vives. Il s’entoure d’amis d’enfance, tel Blaise Hatt-Harnold, et de financiers débauchés chez Ferrier Lullin, à l’image du Français Olivier Couriol. Semper œuvre pour un petit groupe de personnalités choisies, parmi lesquelles la danseuse française Zizi Jeanmaire, le couturier belge Kris Van Assche, et un membre de la famille française Halley, alors premier actionnaire de Carrefour via Promodès.
Les trois mousquetaires
Mais le principal client de Semper Gestion est Nicolas Puech, un arrière-petit-fils de Charles-Émile Hermès, qui détient à lui seul 5,7 % du capital du groupe de luxe homonyme. Une participation qui, au début des années 2000, vaut 300 millions d’euros. Comme Freymond, l’homme est un paradoxe : sur le papier, il est le premier actionnaire familial d’Hermès, notamment grâce aux actions que lui a léguées sa sœur Odile mais, dans les faits, il est très peu impliqué dans la gestion de la société, et professe plus d’intérêt pour les arts et les idées – il a fait des études de lettres – que pour la gestion d’entreprise.
Il a fait la connaissance d’Éric Freymond quelques années plus tôt, par l’intermédiaire de Beatrice Lemaitre, une cousine éloignée qui est aussi la confidente du gestionnaire de fortune. Présentés, Puech et Freymond deviennent rapidement inséparables, enchaînent dîners et sorties avec leur introductrice, et se rebaptisent « les trois mousquetaires ». Très vite, Freymond incite ses deux amis à placer leurs avoirs dans son pays. Mais les patrimoines de Beatrice Lemaitre et de Nicolas Puech ne sont pas exactement les mêmes et, si l’une lui confie ses économies, l’autre se laisse convaincre de s’exiler en Suisse. Éric Freymond se charge de tout organiser, mettant en avant les liens historiques de sa belle-famille avec Hermès – n’est-ce pas le grand-père de sa femme qui a financé, avant-guerre, l’ouverture du premier magasin du maroquinier à New York ?
Conquis par les mille prévenances du gestionnaire de fortune, Nicolas Puech se laisse faire, et déménage dans le Valais. Bientôt, Éric Freymond convaincra sa sœur Marie-France Puech, épouse Bauer, de faire de même. Il se rapproche aussi des deux autres branches des héritiers Hermès, les Guerrand et les Dumas. À tel point que, quand il organise, au début des années 2000, une petite fête d’anniversaire pour Nicolas Puech dans son appartement parisien, les invités ont la surprise de trouver, dans le grand salon qui surplombe le Luxembourg, le clan Hermès au grand complet.
Rocambolesque opération Diane
Au moment où il mène ces opérations d’ingénierie mondaine et financière, Éric Freymond voit un second secret alourdir sa vie. À la fin des années 1990, il noue une relation intense avec un homme plus jeune, un métis franco-mauricien, et bientôt ce dernier exigera qu’il lui verse des sommes de plus en plus importantes en échange de sa discrétion. Sous la contrainte, il s’exécute, sans s’en ouvrir à personne.
Fin 2001 s’ouvre un nouveau compartiment dans la vie ultra-cloisonnée d’Éric Freymond. Par l’intermédiaire de son avocat Alexandre Montavon, il est secrètement contacté par Pierre Godé, l’homme de confiance de Bernard Arnault, le PDG et premier actionnaire du conglomérat de luxe LVMH. Ayant déjà racheté Dior, la maison de champagne Moët et le maroquinier Louis Vuitton, Bernard Arnault convoite désormais Hermès, dont le modèle de rareté organisée lui paraît une machine à cash sous-exploitée. Fort de ses réseaux chez les héritiers Hermès, Freymond semble tout désigné pour être l’homme lige de l’opération. Accepterait-il de procéder, en sous-main, à des rachats d’actions auprès de la famille pour faciliter la montée de Bernard Arnault au capital ?
L’envergure du projet, l’importance des sommes en jeu, tout cela flatte l’ego d’Éric Freymond : lui, le réprouvé de la finance genevoise, va piloter une opération de rachat à plusieurs milliards ! L’accord avec LVMH est signé dans des conditions rocambolesques : à l’étude de son avocat, Éric Freymond paraphe une « convention séquestre » à exemplaire unique en présence de Pierre Godé, et remet immédiatement le document au bâtonnier de Genève Benoît Chappuis, qui le place dans son coffre. Le but de l’opération « Diane », nom de code du projet de rachat d’Hermès, est d’acquérir 29,3 % du capital du maroquinier.
Les cousins croient vendre leurs actions Hermès à un membre de la famille. En réalité, ils aident LVMH à en prendre le contrôle.
Pour mener à bien sa mission, Éric Freymond met en place un système ingénieux : utilisant la procuration dont il dispose sur les comptes de Nicolas Puech, il fait transiter tous les titres qu’il acquiert par cette voie. La fratrie, les neveux et les cousins de l’héritier Hermès qui lui cèdent des actions croient vendre à un membre de la famille et ne pas diluer le capital du groupe, alors qu’en réalité ils aident, à leur insu, LVMH à en prendre le contrôle. Grâce aux manœuvres d’Éric Freymond, le géant du luxe devient un actionnaire d’envergure d’Hermès, et ce sans que personne ne s’en rende compte. En 2006, il contrôle secrètement 17,1 % du capital. Pour rester en dessous des seuils où il serait contraint de déclarer ses parts, LVMH en confie une partie à des banques sous forme de contrat d’options.
Éric Freymond abreuve d’assurance Bernard Arnault et Pierre Godé : dans une note qu’il leur faxe le 9 mars 2009, il se vante de disposer d’un « levier de 21 % pouvant aller jusqu’à 34 % » du capital d’Hermès. En réalité, le gestionnaire suisse peine à réunir la quantité de titres qu’exige LVMH. À la fin des années 2010, pour honorer ses engagements, il se résout à lui céder, à l’insu de Nicolas Puech, les 6 millions d’actions qui appartiennent à ce dernier. Le cours n’étant alors qu’à 85 euros, les titres du client d’Éric Freymond valent un peu plus de 500 millions : avec les profits colossaux que va générer la future OPA de LVMH, il sera toujours temps de les racheter. Et puis ces actions ne sont-elles pas, au décès de Nicolas Puech, promises à une fondation d’action sociale dont Éric Freymond est à la fois l’initiateur et l’administrateur ? D’un certain point de vue, ces titres ne sont-ils pas un peu les siens ?
Assaut à la hussarde
Le transfert des actions a lieu à l’insu de tout le monde : de leur propriétaire Nicolas Puech, qui n’est pas mis dans la confidence ; de la Société générale, qui réceptionne les titres et n’y voit pas malice, car ils sont « au porteur » et ne mentionnent pas le nom de leur propriétaire ; et même, semble-t-il, de LVMH, puisque le groupe signera quelques années plus tard un « pacte de préhension » avec Nicolas Puech, qui prévoit que ce dernier prête au groupe de luxe les actions qu’en secret Éric Freymond lui a déjà vendues ! Le dessein de Bernard Arnault est d’ajouter les parts que détient l’héritier Hermès à celles qu’il a déjà acquises pour s’approcher du seuil des 30 %, qui permet de déclencher une offre publique d’achat.
Mais en 2010, lorsque LVMH annonce finalement sa présence au capital d’Hermès, le géant du luxe ne peut aligner que 23 %. Les titres supplémentaires attendus n’arrivent pas, et l’OPA reste hors d’atteinte. L’assaut à la hussarde ébranle le petit monde du luxe, qui n’avait pas connu de tels séismes depuis la guerre pour Gucci dix ans plus tôt, mais il échoue avant d’atteindre son but. Les actionnaires familiaux d’Hermès profitent du répit qui leur est accordé pour resserrer les rangs, contre-attaquer devant les tribunaux et, au terme de quatre années de guérilla judiciaire, reprendre le contrôle de leur groupe en 2014.
« Un invraisemblable caméléon »
Les témoins qui croisent Éric Freymond à cette époque décrivent un homme défait. Il a travaillé treize ans pour rien et même – personne ne le sait encore – soldé le patrimoine de son principal client. En outre, l’intensité de la bataille boursière a fait flamber le titre Hermès, qui vaut désormais 265 euros, ce qui valorise à 1,6 milliard les actions que possédait Nicolas Puech. Comment va-t-il pouvoir camoufler un détournement de cette ampleur ?
Durant les années qui suivent, Éric Freymond est en permanence sur le qui-vive, attentif à tout ce qui pourrait exposer son secret. Un de ses familiers se souvient : « Éric était un invraisemblable caméléon. Chaque fois que je le voyais, je remarquais qu’au bout de quelques minutes, il s’alignait sur mon vocabulaire, reprenait mes expressions, imitait mes attitudes. » Ses talents de dissimulateur se trouvent particulièrement mobilisés : en France, l’Autorité des marchés financiers (AMF) ouvre une enquête sur le raid avorté de LVMH contre Hermès. Ayant sanctionné Éric Freymond pour un délit d’initié quelques années plus tôt, le gendarme boursier s’intéresse immédiatement à son rôle et le convoque.
Le gestionnaire de fortune fait tout pour se soustraire à un interrogatoire, n’hésitant pas à invoquer, contre toute vraisemblance, le secret bancaire suisse. Il est ensuite sollicité par Hermès : le groupe de luxe veut certifier les participations de Nicolas Puech dans ses déclarations financières, et demande des attestations. Trois années de suite, Freymond s’exécute puis, face aux questions de plus en plus précises et pressantes d’Hermès, il cesse de répondre. En conséquence et à partir de 2015, le maroquinier cesse de lister Nicolas Puech parmi ses actionnaires et, dans la foulée, porte plainte contre X à Paris pour fausse déclaration.
Mis en examen et arrêté à Roissy
Treize ans de manœuvres ont aggloméré autour d’Éric Freymond tout un aréopage d’avocats partageant son goût de l’intrigue, du pouvoir et de l’argent. Au fidèle Alexandre Montavon s’est adjoint le Suisse François Besse et le Français Jérôme Lemercier. Tous se démènent pour protéger leur ami qui, en retour, les place auprès de ses clients – François Besse va ainsi devenir l’avocat attitré de Nicolas Puech. Lorsque la plainte d’Hermès conduit à l’ouverture d’une enquête en France, puis à la mise en examen de Freymond, arrêté à Roissy et ramené de force dans le cabinet de la juge, tout ce petit groupe de juristes se démène pour empêcher que les travaux confidentiels de l’AMF soient joints à la procédure : dès 2014, les limiers de la Bourse ont largement identifié le détournement d’actions opéré par le gestionnaire de fortune…
Pour éviter d’être découvert, il faut aussi soutenir le train de vie de Nicolas Puech. Ce dernier a beau vivre sans ostentation excessive, il est théoriquement milliardaire, possède une superbe hacienda à Madrid, voyage en jet, aime recevoir. Pour maintenir l’illusion, Éric Freymond lui prête à des taux presque nuls des sommes prises sur le patrimoine d’autres clients, en particulier celui de Richard Desurmont, un homme d’affaires français qui s’est installé à Gstaad et dont il est devenu le conseiller.
Une longue lettre de menaces
Il va même jusqu’à intenter un procès à Bernard Arnault, lui réclamant 380 millions d’euros pour service rendu. La somme exigée représente 10 % de la plus-value de LVMH sur l’opération Hermès, et doit aider Freymond à entretenir Puech dans une illusion d’aisance. Pour forcer la main du magnat du luxe, le financier suisse détaille avec gourmandise dans une requête devant le tribunal de Genève, qui se lit comme une longue lettre de menaces, tous les secrets de l’OPA manquée. Si ce document était rendu public, LVMH, qui a déjà écopé d’une lourde amende, pourrait faire face à de nouvelles plaintes, sans parler du tsunami médiatique. Pour éviter le scandale, Bernard Arnault négocie un règlement. Là encore, rien ne filtre.
Bon an mal an, Éric Freymond entretiendra l’illusion pendant dix ans. Dix ans durant lesquels la valeur de l’action Hermès ne cesse de s’apprécier : à la fin de l’année 2022, elle atteint 1 600 euros, ce qui valorise à 9,6 milliards les 6 millions d’actions que Nicolas Puech est toujours supposé détenir. L’héritier Hermès devient l’un des hommes les plus riches de Suisse et, à ses côtés, Éric Freymond vit comme un prince. À son chalet de Gstaad, son appartement parisien sur le Luxembourg et sa maison genevoise sont venus s’ajouter un palais florentin et une vaste collection qui va du pionnier de l’art environnemental, l’Islandais-Danois Ólafur Elíasson, au pape de l’outrenoir, Pierre Soulages, en passant par le plasticien suisse Ugo Rondinone.
Nicolas Puech reconnaît que son patrimoine a disparu. Les 6 millions d’actions qu’il n’a plus vaudraient alors 12 milliards.
Celle qui va mettre à bas le château de cartes construit par Freymond est une femme. À 20 ans, Heidi von Salvisberg posait en maillot de bain sur le pont du bateau de son amant Gianni Agnelli, le PDG de Ferrari. Cinquante ans plus tard, elle est devenue une figure de la bonne société de Gstaad, où elle vit avec son compagnon, Richard Desurmont. À la mort de ce dernier en 2021, elle pense en hériter, mais c’est Éric Freymond, qui gérait le patrimoine de l’homme d’affaires français, qui est désigné exécuteur testamentaire. Heidi von Salvisberg n’a rien. Furieuse, elle porte plainte, obtient le dessaisissement de Freymond et la nomination d’un administrateur. Ce dernier commence à éplucher les comptes du défunt. Surprise : une partie de son argent a été transféré à Nicolas Puech.
Les héritiers de Richard Desurmont vont demander des comptes à l’héritier Hermès, qui tombe de sa chaise. Un notaire est mandaté pour faire la lumière. Puech et ses conseils demandent des explications à Éric Freymond, qui ne viennent pas. Sollicitées, les banques indiquent que les actions Hermès ne sont plus sur les comptes de Nicolas Puech. Sèchement, ce dernier rompt tout lien avec Éric Freymond et lui demande de quitter le conseil d’administration de sa fondation. Deux plaintes pour abus de confiance seront déposées dans la foulée, à Paris et à Genève. Dans ces documents, pour la première fois, Nicolas Puech reconnaît que son patrimoine a disparu. En décembre 2023, le titre Hermès frôle les 2 000 euros : les 6 millions d’actions qu’il n’a plus auraient alors valu 12 milliards.
L’heure de la contre-attaque
Malgré l’étau qui se resserre, Éric Freymond ne désarme pas : n’a-t-il pas réussi à faire plier Bernard Arnault ? Conseillé par ses éternels avocats, il contre-attaque en écrivant à l’Autorité de la protection de l’enfant et de l’adulte pour lui signaler que Nicolas Puech serait sous l’emprise de son intendant, un homme dévoué qui l’accompagne depuis vingt ans et que Freymond, jamais avare d’humiliation, qualifie méchamment de « jardinier ». En parallèle, il rencontre quantité de journalistes qu’il abreuve de documents invérifiables censés démontrer que, contrairement à ce qu’indique sa plainte, Puech est toujours propriétaire de ses actions.
Mais tout le monde ne le croit pas. C’est mon cas. Dans Glitz, la lettre d’enquête sur le luxe publiée par le groupe Indigo (éditeur de XXI), j’ai notamment révélé le détournement de l’héritage Desurmont, et la plainte secrète d’Éric Freymond contre Bernard Arnault. Cela m’a d’abord valu une plainte pour diffamation, le gestionnaire suisse se plaignant d’être « caricaturé en maître chanteur », puis, au printemps 2025, un déjeuner : Freymond vient d’apprendre que, suite à l’action lancée un an plus tôt à Paris par Nicolas Puech, la justice française a ouvert une enquête et l’a convoqué pour début juillet.
Fin août, il doit également être interrogé par les juges suisses en charge du dossier Desurmont. Entretemps, il doit marier l’une de ses filles et compte s’associer avec son gendre, un spécialiste du négoce de matières premières. Il ne s’agirait pas qu’un de mes articles vienne perturber cet agenda chargé. Pendant plusieurs heures, dans le restaurant de l’hôtel genevois La Réserve, l’homme va donc s’échiner à minimiser son rôle, critiquer mes articles et jouer le retraité inoffensif. Je ne cache pas mon scepticisme, ce qui, très vite, l’agace. Le climat se tend, le ton monte. Il m’accuse d’avoir détruit sa réputation tandis que, de mon côté, je pointe ses arrangements avec les faits.
« Farfadet & Co »
Deux mois plus tard, dans le cabinet des juges du tribunal judiciaire de Paris, Éric Freymond va se libérer du secret qu’il porte depuis près de vingt ans. Interrogé pendant trois jours, il reconnaît qu’il a transféré les actions de son client Nicolas Puech à LVMH, par le biais d’un contrat d’option et, à l’issue de l’audition, exprime son « soulagement » de s’être libéré. Nous sommes le 8 juillet 2025. Le 23, son corps sera retrouvé sur les voies de chemin de fer en contrebas de son chalet de Gstaad.
Sa mort laisse en suspens deux questions brûlantes : dans le jeu de bonneteau qu’il a mené pendant vingt ans, où est passé l’argent ? Et que sont devenues les actions ? Pour ce qui est des millions, qu’ils proviennent des comptes de ses clients ou bien des ventes, avouées ou non, de titres Hermès à LVMH, Éric Freymond a fait transiter l’argent par des sociétés, panaméennes ou canadiennes, qu’il contrôlait en sous-main, et par des fonds dont il était, là encore, l’ayant droit.
Au Panama, le financier avait enregistré pas moins de 114 holdings et fondations aux noms aussi farfelus que « Medor Group », « Farfadet & Co » ou « Nèfle Estate », certains étant administrés par ses propres filles. Au Canada, il a investi dans des sociétés cotées au Toronto Stock Exchange mais contrôlées par ses associés, notamment Olivier Couriol. Aux Émirats arabes unis, ce dernier gérait plusieurs fonds qu’Éric Freymond alimentait et dont il était, par le biais de sa femme, le bénéficiaire.
Le premier actionnaire privé d’Hermès ?
Quant aux 6 millions d’actions Hermès qu’Éric Freymond a vendues à LVMH à l’insu de Nicolas Puech, elles ont été agglomérées aux 24,4 millions de titres acquis par le géant du luxe durant sa tentative d’OPA. Lorsqu’il a finalement échoué aux portes du maroquinier du faubourg Saint-Honoré, le groupe a redistribué les titres Hermès à ses actionnaires sous forme de dividendes en nature. À l’époque, la parité choisie était de 2 actions Hermès pour 41 actions LVMH. Contrôlant 46,57 % du capital du groupe via leurs holdings familiales Jean Goujon, Semyrhamis et Christian Dior, la famille Arnault a donc reçu 11,5 millions d’actions Hermès en 2014.
Durant les trois années suivantes, les Arnault se sont petit à petit débarrassés de leurs titres et ont fait descendre leur participation à 8 972 665 actions, soit 8,5 % du capital du maroquinier. Le reliquat de leurs titres a été troqué à l’été 2017 contre les dernières miettes du capital de Christian Dior qui n’appartenaient pas encore à la famille. Qui étaient les actionnaires minoritaires de la maison de couture qui, cet été-là, ont reçu 7 millions d’actions Hermès, soit un peu plus que la participation de Nicolas Puech ? Six mois plus tôt, Éric Freymond a porté plainte contre Bernard Arnault, réclamant 380 millions d’euros à l’empereur du luxe. A-t-il été payé en actions Christian Dior, échangées quelques mois plus tard contre des actions Hermès ?
C’est en tout cas ce qu’il a confié, à l’époque, à plusieurs proches. Le mécanisme, ingénieux, lui aurait permis de récupérer une partie des actions vendues à LVMH. Y compris celles de Nicolas Puech ? Lorsque je l’ai rencontré, deux mois avant sa disparition, je l’ai interrogé sur ce sujet avec insistance, sans qu’il veuille rien confirmer – malgré une jubilation évidente à m’écouter détailler le stratagème. Ce qui est sûr, c’est qu’à partir de 2017, Freymond a commencé à se présenter comme le « premier actionnaire privé d’Hermès » après la famille du fondateur. Était-ce effectivement le cas ? Pour en avoir le cœur net, les deux magistrats français qui enquêtent sur les actions de Puech ont refusé, malgré la mort du principal suspect, de clore leur enquête. Et ils préparent actuellement leurs convocations.