Dans sa course contre le changement climatique, l’Europe fait face à un défi crucial : comment stocker et transporter l’énergie renouvelable des régions baignées de soleil vers les centres industriels ? Et si l’hydrogène « vert » – issu de l’énergie solaire – était la solution ? De l’Espagne à la Mauritanie, le photographe et reporter Justin Jin a suivi un entrepreneur français qui nourrit de grandes ambitions.
« Comment l’Europe peut-elle se détourner des combustibles fossiles ? Et s’émanciper de sa dépendance au gaz russe ? D'autant que le solaire et l’éolien se heurtent à plusieurs limites : ces énergies ne peuvent être ni stockées ni transportées sur de longues distances. Gijón, ville du nord de l’Espagne dominée par ce dépôt de gaz naturel, tente de relever le défi : la cité portuaire se tourne vers l’hydrogène. Aujourd’hui, la majorité de l’hydrogène est produit selon des méthodes très polluantes par des entreprises de combustibles fossiles. Cependant, un hydrogène “vert” semble possible, en recourant à l’énergie solaire – qui sépare par électrolyse l’hydrogène et l’oxygène des molécules d’eau. Ce gaz invisible pourrait être facilement stocké et alimenter de nombreuses industries sans polluer. » « Des montagnes de charbon dominent le site d’ArcelorMittal à Gijón. Pour transformer le minerai de fer en acier, l’usine brûle chaque année 2 millions de tonnes de charbon, rejetant dans l’air une quantité encore plus importante de CO2. Thierry Lepercq, entrepreneur français dans le secteur de l’énergie, s’est attaqué à ce problème en 2015. Avec son consortium HyDeal, qui a fait ses premiers pas dans les plaines ensoleillées d’Espagne, il a une ambition : produire 330 000 tonnes d’hydrogène renouvelable par an, et le vendre à un prix compétitif. Mais, comme il l’a rapidement découvert, transformer une industrie ne consiste pas seulement à développer une technologie visionnaire. Encore faut-il prendre en compte la réalité économique. » « Âgé de 62 ans, Thierry Lepercq est l’auteur d’un livre, Hydrogène, le nouveau pétrole , dans lequel il décrypte les batailles à mener pour un monde décarboné. La fabrication de l’acier, qui représente 10 % des émissions mondiales de CO2 , est un secteur clé sur lequel agir. Protégé par un équipement résistant au feu, il observe ici un haut fourneau expérimental chez ArcelorMittal Espagne. Il a d’abord cru trouver un partenaire avec ce géant de l’acier, qui a promis un milliard d’euros pour transformer ses activités grâce à de l’hydrogène propre. Mais en 2024, ArcelorMittal a annoncé son intention d’abandonner le projet : malgré les subventions de l’Union européenne, cet acier “vert” reste trop cher pour être compétitif sur le marché international. Thierry Lepercq cherche désormais à construire un partenariat ne reposant pas sur un investisseur principal. » « Comme l’acier, l’agro-industrie est un secteur difficile à décarboner. Fertiberia, l’un des principaux fabricants d’engrais en Espagne, est un partenaire important de HyDeal. Sur une plantation de carottes de la firme, des techniciens examinent les légumes sur lesquels ils testent des innovations afin de réduire l’empreinte environnementale de l’agriculture. Actuellement, Fertiberia a recours au gaz naturel pour produire l’ammoniac utilisé dans ses engrais, ce qui génère d’importantes émissions de CO2 . L’entreprise prévoit de passer à l’hydrogène “vert” dès que son prix sera suffisamment compétitif. » « Enagás est une entreprise espagnole spécialisée dans les infrastructures énergétiques, principalement dans le transport et le stockage de gaz naturel. Ses pipelines et stations de compression pourraient être utilisés, moyennant quelques aménagements, dans le cadre d’une transition vers l’hydrogène. Le réemploi d’infrastructures existantes est un élément clé de la stratégie de HyDeal pour réduire les coûts. Ici dans une station de compression, des ingénieurs effectuent des tests pour voir comment différentes parties du système réagissent à l’hydrogène. » « Dans la salle de contrôle d’Enagás, à Madrid, Thierry Lepercq (deuxième à partir de la droite) et le président de l’entreprise, Arturo Gonzalo Aizpiri (à droite), étudient les routes envisagées pour les pipelines. Sur l’écran, le schéma retrace le circuit de l’hydrogène “vert” : depuis les panneaux solaires mauritaniens qui contribuent à le générer jusqu’aux usines en Europe vers lesquelles il est expédié. Les défis sont légion pour cette nouvelle route commerciale de l’énergie. » « En 2022, j’ai accompagné Thierry Lepercq lors de son premier voyage en Mauritanie. Au sommet d’une dune saharienne, il observe une installation solaire réalisée par une autre entreprise. Lui rêve d’infrastructures autrement plus importantes : l’homme d’affaires a calculé qu’en couvrant seulement 0,15 % de la Mauritanie – où 99,5 % des terres sont arides et inadaptées à l’agriculture – il serait possible de générer suffisamment d’énergie pour produire 5 millions de tonnes d’hydrogène par an. De quoi remplacer 20 % des importations de gaz russe en Europe. » « Lors de son séjour en Mauritanie, Thierry Lepercq rencontre des entrepreneurs locaux. Il leur expose sa vision pour transformer l’avenir énergétique du pays. En quelques jours, la nouvelle se répand dans les milieux d’affaires de Nouakchott, la capitale. Et, bientôt, le Français se retrouve à présenter son projet devant 500 décideurs. Ces derniers s’intéressent à l’exportation d’énergie, mais aussi au développement que ce business pourrait apporter à leur pays : dessalement de l’eau, création d’emplois et nouvelles industries font partie des sujets abordés. » « Au cœur du désert du Sahara mauritanien, des femmes nettoient des panneaux solaires qui alimentent une pompe à eau dans l’oasis de Ouadane. Cette petite installation illustre comment l’énergie renouvelable peut transformer la vie dans le désert. Sans ces panneaux fournissant l’électricité nécessaire pour pomper l’eau souterraine, la communauté devrait se procurer des légumes importés, parfois des Pays-Bas ! Cet exemple local laisse entrevoir une perspective plus large pour le pays : en utilisant massivement l’énergie renouvelable pour produire de l’hydrogène, la Mauritanie pourrait verdir son désert. » « Un chameau solitaire se tient sur la voie ferrée transportant le minerai de fer mauritanien, où le train le plus long du monde – trois kilomètres de wagons – traverse le Sahara depuis des décennies. Les 704 kilomètres de rails qui relient les mines de l’intérieur des terres aux ports montrent le potentiel économique d’une infrastructure en plein désert. Pour Thierry Lepercq, des pipelines d’hydrogène pourraient suivre un itinéraire similaire, transportant le soleil stocké vers les usines européennes. Une sorte de pont énergétique entre les continents. » « Dans le Sahara profond, à côté de la voie ferrée, mon guide se prépare à dormir sous les étoiles. Ensemble, nous attendons le légendaire train de minerai de fer. Là où un paysage ancestral rencontre une ambition industrielle, une nouvelle forme de partenariat énergétique pourrait voir le jour. Malgré les défis — obstacles techniques, instabilité régionale… —, des projets comme HyDeal suggèrent un modèle différent de coopération entre l’Europe et l’Afrique tout en proposant une alternative énergétique. »