Le rire de Filda

Photo par Martina Bacigalupo Écrit par Léone Laali
En ligne le 03 juillet 2023
Le rire de Filda

« Je m’appelle Filda Adoch. J’ai 54 ans, je vis dans le village d’Along. » Nous sommes en 2010 dans le nord de l’Ouganda. Issue du peuple Acholi, cette femme – troisième à partir de la gauche sur l’image – se raconte à la photographe italienne Martina Bacigalupo. Elle lui dit son quotidien, sa région consumée par plus de vingt ans de guerre civile. Filda a perdu son premier mari, tué par les soldats, puis son deuxième mari et son fils Okello, enlevés et tués par les rebelles de l’Armée de résistance du seigneur (LRA). Une de ses jambes a été emportée par une mine. De retour dans son village après sept ans passés dans un camp de réfugiés, elle cultive ses terres pour ce qu’il reste de la famille qu’elle soutient à bout de bras.

Quand elle rencontre Filda, Martina Bacigalupo travaille avec l’ONG Human Rights Watch auprès des victimes de la guerre. « En elle, je n’ai pas vu une victime, mais une guerrière », se rappelle-t-elle. Alors que la photographe s’apprête à quitter la région, Filda lui intime de rester et de raconter son histoire. Les deux femmes passent plusieurs semaines ensemble : « Je l’ai laissée mener la danse ! » Pendant la journée, Martina photographie et, le soir, Filda commente les images. « Parfois avec humour et légèreté, ce qui n’est pas habituel pour des récits photojournalistiques, qui se doivent d’être objectifs, informatifs. »

En pointant une photo où elle nourrit une vache, entourée de trois de ses quinze petits-enfants, Filda raconte : « C’est une image très vraie. Tout le monde est là, même la poule ! » Le cliché – loin d’être parmi les préférés de Martina – fera partie des photographies sélectionnées par l’Italienne quand elle est mise à l’honneur en 2011 par le festival Visa pour l’image, qui se tient chaque année à Perpignan. « C’était une photo importante pour Filda. » Quand l’Ougandaise se voit dans un champ de maïs, elle note que « ses cheveux en vrac lui rappellent les rebelles ». Un commentaire fugace et léger qui raconte par l’intime les années de conflit.

Ici, Filda est entourée de sa mère, de sa fille et d’une de ses petites-filles. Quatre générations de femmes pour une photo qui se veut posée, sérieuse. « Mais tu prenais tellement de temps à la faire que maman a dit : “C’est l’appareil qui ne marche pas ou elle ne sait pas s’en servir ?”» Pour la photographe, l’éclat de rire qui en résulte est emblématique de sa démarche : « Je tente de déjouer la relation de pouvoir qui existe souvent entre le photographe et son sujet. La confiance et la complicité tissées avec Filda nous ont mises sur un pied d’égalité. Je ne suis plus la seule à regarder. Elle me regarde en retour. Et en plus elle se moque de moi ! »

Cette image, la photographe ne l’avait pas présentée au festival Visa pour l’image. « Mais aujourd’hui, si je devais ne garder qu’une image de ce projet, ce serait celle-ci. Sans aucun doute. »