« Je déteste cet endroit, mais il est irremplaçable ! Vous rencontrez le monde entier en l’espace de quelques heures », s’égosille un homme d’affaires en réceptionnant un gin tonic au bar de la boîte de nuit, à laquelle on accède par un ascenseur transparent. L’« endroit » en question, ce sont les Émirats arabes unis (EAU). Cette fédération de sept monarchies, dont Dubaï, Abu Dhabi, Ras el-Khaïmah ou encore Sharjah, compte 10 millions d’habitants dont près de 90 % sont des travailleurs étrangers. Dans la boîte de nuit dubaïote où nous nous trouvons, aucun émirien. Les hommes d’affaires et négociateurs du monde entier viennent jouer des coudes au milieu du brouhaha, de la musique et les bousculades de jeunes femmes plus grandes et plus jeunes que leurs cavaliers. Entre Oman et le Qatar, les EAU feraient presque de l’ombre à leur immense voisin, l’Arabie saoudite, 2,15 millions de km2 et 37 millions d’habitants, dont le nouveau pouvoir entend imposer son statut de première puissance régionale.
À la fin des années 2010, l’émir émirati jouait en effet le rôle de tuteur auprès de Mohamed ben Salmane, le prince héritier saoudien. Mais depuis que ce dernier a pris de l’ampleur, il s’est émancipé de la tutelle de Mohamed ben Zayed, de vingt ans son aîné. Pire, après avoir mis à genoux et fait rentrer dans le rang le Qatar lors d’un blocus diplomatique de plus de deux ans, MBS s’attaque à l’influence de la fédération. En cause : le fait que les EAU soient la destination privilégiée des consultants et hommes d’affaires internationaux, qui viennent mener des négociations à Riyad, et repartent illico pour profiter du mode de vie très libéral du petit pays. Or MBS a des rêves de grandeur et de modernité lui aussi.
Le futur roi ne cherche pas seulement à attirer les hommes d’affaires en goguette, il vise aussi l’installation plus durable de professionnels venus d’ailleurs. Comme les EAU. Dans la fédération, les résidents étrangers se répartissent principalement entre la capitale politique, Abu Dhabi, centre régalien et culturel, et surtout Dubaï, centre économique. MBS a donc contre-attaqué dès 2020. Une consigne a été passée, et répétée à l’envi : si vous voulez travailler en Arabie saoudite, ce sera depuis des bureaux locaux. « On ne peut pas faire un seul rendez-vous avec l’Arabie saoudite sans être questionné sur les raisons de notre installation à Dubaï », s’agace un Libanais, gestionnaire de fortunes. « Alors, j’ai ouvert un bureau à Riyad, dont j’inscris l’adresse sur mes cartes de visites, mais il est vide ! » rigole-t-il. La pratique est fréquente. La plupart de nos interlocuteurs confessent avoir ouvert un faux siège régional à Riyad pour contenter les autorités locales, sans fermer leurs bureaux dubaïotes.
Chacun y trouve son compte
Pourtant jamais l’Arabie saoudite ne pourra concurrencer son petit voisin : les Occidentaux domicilient leurs sociétés offshore à Dubaï, les Iraniens contournent les sanctions occidentales en exportant des biens et en montant des sociétés à Sharjah, les businessmen indiens gèrent leurs affaires grâce à des holdings locales, quand les élites africaines achètent cash des biens immobiliers dans les quartiers les plus chers de Dubaï ou Abu Dhabi.
Les villes connectées et les gratte-ciel futuristes n’y changeront rien. Les Émirats restent un carrefour où chacun peut trouver son compte. Les démarches administratives sont informatisées, et l’ouverture d’un compte bancaire se fait en quelques minutes. Début mars 2024, le pays est sorti de la liste grise des pays « à surveiller » du Gafi (groupe d’action financière), l’organisme mondial de lutte contre le blanchiment, après d’intenses tractations politiques et quelques garanties données aux pays de l’Ouest. Certes, les banques et les régulateurs européens continuent de regarder d’un œil soupçonneux les capitaux placés dans le pays, mais ces fonds n’ont aucune raison d’atterrir sur le Vieux continent. « Je ne vais jamais virer l’argent que j’ai touché ici vers mes comptes européens ! Dans l’UE, il est devenu impossible de dépenser son argent et il faut être fou pour rapatrier des fonds là-bas, confie un intermédiaire européen actif dans l’immobilier. Mais, à Dieu ne plaise, si un jour j’ai un problème, je serai bien content d’avoir ce dessous de matelas. »