Portrait  |  Pouvoirs

Ladreit de Lacharrière, ou l’Évangile selon saint Marc

Écrit par Patrice Lestrohan Illustré par Pierre Piech
Édition d'octobre 2011
Ladreit de Lacharrière, ou l’Évangile selon saint Marc
En 2011, « XXI » rencontre Marc Ladreit de Lacharrière, mécène milliardaire à la tête d’un nombre incalculable d’entreprises. Adepte du renvoi d’ascenseur, l’homme d’affaires affirme pourtant ne jamais s’incliner face aux politiques. Et a fait sienne une des maximes d’Edgar Faure : « Toute brouille est un échec. »
Article à retrouver dans la revue XXI n°16, Utopie, j'écris ton nom
33 minutes de lecture

C’est un petit homme mince et souriant, à peine de la taille d’un Sarkozy (avec talonnettes tout de même), presque minuscule dans son si spacieux bureau du quartier des ministères où l’on repère vite, ici et là, quelques sculptures africaines, la statuette d’un ravissant Hermès antique aussi. Un petit homme du grand monde qui, à l’occasion, met comme une coquetterie à se ­passer de cravate. Et qui, tout en affectant une discrétion exemplaire, se manifeste à peu près ­partout, en première ligne. Dans les cercles qui comptent, auprès des politiques en vogue comme dans une foultitude de secteurs d’actualité : la haute finance, la grande industrie, les arts, l’hôtellerie de luxe, le spectacle et même, quelle alliance, le combat contre « l’exclusion » sociale et ethnique ! Il a baptisé le tout « capitalisme de solidarité ». « ­Solidarité » avec « les exclus », qui n’« exclut » pas une ardente solidarité avec les grands « capitalistes » tout court…

Autant d’initiatives menées sans beaucoup se montrer en public, et jamais dans sa vie ou son décorum privés. Question : « Vous avez bien une maison à Saint-Tropez et un appartement à ­Courchevel ? » Réponse : « Non, ah oui, oh, euh, ce n’est pas la peine d’insister là-dessus. Je ne me suis jamais montré chez moi. » Il est de loin en loin l’invité d’une radio, mais son visage se fait assez rare dans la presse en papier glacé. L’an dernier, une première, il s’est accordé la fantaisie d’apparaître incognito dans un téléfilm de France 2. Le genre de facétie qu’il peut affectionner. Il interprétait brièvement un maire de banlieue à qui une association de beurettes venait demander des sous. La réalisation était de Yasmina Benguigui, adjointe du maire de Paris à la « lutte contre les discriminations ». Notre homme finance sa société de production, Elemiah (un ange de la mythologie musulmane), qui se propose de promouvoir la diversité immigrée dans l’audiovisuel. Une bonne œuvre parmi beaucoup d’autres, sans qu’il éprouve le besoin d’y rajouter un surcroît de publicité.

Il s’est fait ministre autoproclamé du « rayonnement français », délégué général tout aussi improvisé à la promotion sociale des jeunes issus de ­l’immigration.

Et pour cause : « Tirer les ficelles » est, de son propre aveu, la passion de ce financier partiellement reconverti en mécène et philanthrope. Marc Ladreit de Lacharrière, 71 ans en novembre, est la 71e fortune de l’hexagone selon le dernier classement du magazine Challenges (une conséquence de la crise : il était plus haut perché les années précédentes). Mais aussi, mais encore, il s’est fait ministre autoproclamé du « rayonnement français », délégué général tout aussi improvisé à la promotion sociale des jeunes issus de ­l’immigration. Sans omettre une foultitude de titres dont trois bristols, recto verso, ne suffiraient pas à rendre compte : « ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco », membre de l’Institut, à l’Académie des Beaux-Arts, ce qui n’est pas sa moindre fierté, et on vous en passe. Sans chichis encore une fois et avec une urbaine simplicité, ou une habileté professionnelle, qui l’amène à pratiquer un tutoiement quasi immédiat.

Un bouton nucléaire à portée de main

Dans le Tout-Paris des affaires et jusque dans les rédactions où il compte quelques « amis », à moins qu’il ne s’agisse de quelques obligés, on ne dit d’ailleurs jamais « Ladreit », ou « Lacharrière » et encore moins « Ladreit de Lacharrière ». Mais tout simplement, tout cordialement, comme s’il était du cercle des plus intimes copains, « Marc ». « Certains jours, Marc a presque l’air d’un hippie », s’émeut un ex-grand ponte de l’aéronautique (comprenez que déjà sans cravate, notre ami s’abstient aussi, ces jours-là, de porter un costume de bon faiseur). Une familiarité bien sûr exceptionnelle dans le milieu. Dans le passé, feu Lagardère père était souvent « Jean-Luc », mais Pinault n’est évidemment jamais « François » et Arnault encore moins « Bernard » et ils ne sont que quelques-uns à parler du « grand saigneur » Bolloré comme de « Vincent ». « Marc ?… Oh, c’est sans doute parce que je suis nature, que je ne me prends pas au sérieux », se défend « MLL », autre appellation courante.

Tennisman, mais rarement partenaire du premier pékin, commensal chaleureux de la maison Taillevent et amateur du bordeaux ­Château chasse-spleen (ça existe), « Marc » déploie tant d’énergie et de charme pour faire entendre qu’en toutes circonstances, il n’irradie que la ­bienveillance permanente : « Vous savez, je n’ai jamais mené une opération (financière) contre quelqu’un » « Si tous les gars du monde (de la finance) voulaient se donner la main… »

Il est omniprésent. Jusque dans des secteurs de la vie courante que vous n’imaginez pas. Vous allez écouter (sur scène) Sardou, Lavilliers ou Laurent Gerra ? « Marc » est dans le coup au titre d’associé de leur producteur Gilbert Coullier qui a par surcroît récemment récupéré Johnny dans son écurie. Idem pour les fans de Diam’s ou de Vanessa ­Paradis : il est partenaire, à 40 % là encore, de la maison de production Auguri. Et, si vous allez entendre l’une ou l’autre de ces stars au Zénith de Nancy ou de Limoges, vous êtes définitivement chez Ladreit de Lacharrière, propriétaire de dizaines de salles de spectacle en France. En attendant plus et mieux…

Si, parce que vous le valez bien, vous vous shampouinez L’Oréal, apprenez qu’il siège au conseil d’administration de ce groupe animé dont il fut longtemps le numéro deux. 

Vous vous fendez, un dimanche après-midi, d’une sortie au Louvre ? Il en est l’un des douze grands mécènes et supervise la construction et l’ouverture du Louvre d’Abou Dhabi. Il couvait également un projet à Damas, mais pour des raisons qui ne vous ont pas échappé, l’affaire est apparemment reportée. Il anime de la même façon une promotion des « musées méconnus du pourtour méditerranéen », opération qui ne peut naturellement qu’« aider les jeunes démocraties arabes ». Pour rester dans le plus grand musée tricolore, sachez aussi, si les antiquités grecques vous fascinent, que c’est par ses soins financiers qu’a notamment été restaurée la « Vénus Génitrix ». Mieux qu’un mécène, une nounou.

Continuons. Un coup de folie vous amène, façon nouveau Président en goguette, à convier quelques amis au Fouquet’s ? Marc est, depuis peu, le copropriétaire des lieux comme de tout le groupe Lucien Barrière (14 palaces, 37 casinos). Vous roulez en Renault ? Il est administrateur de cette multi­nationale et si, parce que vous le valez bien, vous vous shampouinez L’Oréal, apprenez qu’il siège au conseil d’administration de ce groupe animé dont il fut longtemps le numéro deux. 

Surtout, surtout, on vous en ferait des pages, si la crise financière actuelle vous intéresse ou vous inquiète, soyez informé qu’il détient – c’est même l’essentiel de son petit empire – la troisième agence de notation au monde, Fitch (environ 15 % du marché), implantée à New York, Chicago et Londres où la maison possède un immeuble de bureaux. Une sorte de bouton nucléaire à portée de main. En disposant du droit d’abaisser la note d’un pays endetté, Ladreit est à même de provoquer une relative panique. Sinon, un affolement généralisé, comme on l’a vu à propos des États-Unis, « dégradés » par le concurrent Standard & Poor’s. De mauvaises langues veulent d’ailleurs que la dernière décoration reçue du pouvoir actuel n’ait qu’une raison préventive : l’empêcher d’abaisser le triple A français, qualification hautement menacée. Vous avez des gens qui voient les plus bas intérêts partout…

Des fortunes plus importantes que le PNB français

Au passage, la décoration était éminente : pas moins que la grand-croix de la Légion d’honneur, le grade le plus haut que puisse espérer un particulier… Accessoirement, et comme le signale une notule glissée dans les bilans annuels, la maison Fitch note aussi le groupe Casino dont le PDG, le normalien énarque Jean-Charles Naouri, ancien directeur de cabinet de Bérégovoy aux Finances, vieux complice de « Marc » qui a très tôt repéré ses talents, est aussi administrateur de la Fimalac (Financière Marc de Lacharrière, comme vous l’aviez suspecté), sa société mère, cotée en Bourse. La preuve d’une extrême confiance plus qu’un fâcheux mélange des genres, voilà tout… 

Attention, Ladreit le répète à tous ceux qui l’interrogent sur la question : il s’interdit d’intervenir dans le travail de ses collaborateurs et donc de peser sur les notes que son agence décerne aux États comme aux entreprises. Mais la notation, comme la « gestion de risque », une autre de ses activités financières, est de toute façon un sujet que « Marc » répugne à aborder devant la presse : « Je refuse trois demandes d’interviews par jour (sur la question). Vous savez, ces notations ne sont pas faites pour les journaux. Elles sont essentiellement destinées aux grands investisseurs, à des gens qui, au total, disposent de plus d’argent que le montant du produit national brut français. »

On n’arrête plus « Marc » dès qu’il s’agit de sa Fondation pour la culture et la diversité, confiée pour la gestion courante à sa fille Éléonore.

Comme ces filles canon « qui ne veulent pas être aimées pour leur corps » mais pour le pétillant supposé de leur esprit, le financier Ladreit est infiniment plus prolixe sur son dernier engouement culturel, la mise en valeur de la grotte paléolithique Chauvet, un festival de dessins rupestres découvert voilà une dizaine d’années dans son Ardèche familiale. On n’arrête plus « Marc » dès qu’il s’agit de sa Fondation pour la culture et la diversité, confiée pour la gestion courante à sa fille Éléonore, qui assure en liaison avec le peintre Gérard Garouste, le cinéaste Régis Wargnier…, des ­formations ­artistiques, théâtrales, audiovisuelles, à des jeunes de banlieue, souvent d’origine immigrée. Comme elle leur procure aussi des logements ou des bourses d’études pour des cursus universitaires : « Quand des personnes issues des quartiers défavorisés deviendront conservateurs du Louvre, les choses changeront », assure gravement notre homme, à qui on ne donnera pas tort sur le ­principe. 

À croire d’ailleurs qu’il a personnellement dragué tout le « 9-3 » pour lancer l’opération : « Ça n’a pas été si simple. Nous sommes passés par les profs qui nous ont réservé un accueil plus ou moins chaleureux. C’est ensuite seulement que le ministère s’est intéressé à notre démarche. » Chaque fin mai, la Fondation tient une sorte d’assemblée générale au Théâtre du Rond-Point (des Champs-Élysées) que dirige Jean-Michel Ribes. Financier ou agent d’ambiance sociale, notre « honnête homme » n’est de toute façon jamais loin du triangle d’or parisien.

La présentation de la soirée est assurée par Ladreit lui-même et son supporter Jamel ­Debbouze, lequel répète : « Lui au moins, il fait ce qu’il dit. » Et de longue date, à en croire MLL. Sa passion sociale lui serait venue du temps lointain où il était pion en banlieue pour payer ses études. Un patron de presse qui l’a connu voilà à peu près vingt ans se souvient qu’à l’époque Marc se préoccupait surtout, au rayon bienfaisance, d’une association de soutien à… la noblesse nécessiteuse. Quant à l’art : « Il s’y intéressait un peu, mais enfin ce n’était pas la fondation Maeght », ajoute un collaborateur de la même époque. 

« Ce qu’il fait est bon et utile », insiste Jean-Michel Ribes : « Pas le genre thé et petits fours dans un endroit chic pour causer bonnes œuvres. ­Lacharrière s’implique, se déplace, suit les dossiers. Pas du tout le style non plus à passer un coup de fil à la dernière minute pour dire : “Je suis pris, mon assistante me représentera.” »

La fureur de relations sociales

La frénésie d’activités et d’intérêts de « Marc » n’a d’égale que sa fureur de relations sociales, de fréquentations bien placées et de contacts qu’on peut supposer utiles : le renvoi d’ascenseur est une constante ladreitienne. Pas un cercle mondain dont il ne soit membre : le Siècle, bien sûr, cafétéria mensuelle de la nomenklatura française aux abords de la place de la Concorde (industriels, banquiers, hauts fonctionnaires et grands noms du journalisme) ; le discret mais cosy Cercle Interallié, sis dans un ancien hôtel particulier des Rothschild rue du Faubourg-Saint-Honoré, la rue de l’Élysée ; le Jockey Club, qui, en ne l’admettant qu’à sa troisième candidature pour insuffisance de titres nobiliaires, l’avait momentanément mortifié ; l’Ordre, à penchants humanitaires, des Chevaliers de Malte. Sans oublier le cercle de Bilderberg (il en a même dirigé la section française), sorte de super-Davos en plus secret et exclusif encore (des pontes politiques, économiques… du monde occidental y débattent, dans un palace ultra-protégé et sans rien publier de leurs échanges, des grands enjeux et échéances de la planète). Une affaire pas donnée donnée : voilà une quinzaine d’années, la participation d’un invité, non membre du cercle, s’élevait à 500 000 francs (78 000 euros).

Tout cela ne devait pas suffire. Depuis vingt ans, Ladreit a son Rotary à lui : les dîners mensuels de sa presque bicentenaire Revue des deux mondes, où se bousculent là aussi industriels, financiers, ambassadeurs encore (une tradition maison), journalistes enfin. Le plus souvent autour d’un invité politique, souvent de droite, à l’occasion de gauche, jamais d’extrême droite ni d’extrême gauche. Ces agapes, modérément désopilantes à en juger par le texte des interventions, se tiennent au Four Seasons, le restaurant du palace George V, toujours à proximité des Champs-Élysées, à deux pas du Fouquet’s. Ladreit règne en somme des deux côtés de l’avenue. « Ces soirs-là, souligne un familier, il est heureux, reconnu, fêté, c’est ce qu’il cherche au fond. » Ce qu’il trouve aussi, semble-t-il.

« Je suis de droite pour l’économie, de gauche pour la générosité sociale », clame « Marc ».

Politiquement, le personnage assure tous azimuts, ou presque. Exceptés Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, deux dirigeants qui, il est vrai, ne risquent guère d’accéder à l’Élysée, peu de ténors échappent à son affabilité affichée… « Je suis de droite pour l’économie, de gauche pour la générosité sociale », clame « Marc » que l’on peut, grosso modo, classer dans la tendance gaulliste social de son vieux copain de l’ENA, le défunt Philippe Séguin. Une tendance sans trop de sectarisme, pourvu que les relations soient tout de même du premier choix. En dépit de relations heurtées, Sarkozy lui a donc attribué la grand-croix de la Légion ­d’honneur (sur l’insistance de Fillon, autre séguiniste, plaide toutefois Ladreit). Mais c’est Fabius qui en son temps lui avait décerné et remis le grade de ­commandeur.

L’œcuménique « Marc » assure n’avoir défilé que deux fois dans sa vie : la première, en 1984, en faveur de l’école privée et contre la loi Savary ; la seconde, sous la bannière de SOS Racisme dont il fut cofondateur, et aux côtés de Laurent Fabius en un temps où celui-ci pouvait encore prétendre aux plus hauts honneurs républicains. Accessoirement, MLL et « Fafa », fils d’antiquaire, sont associés depuis peu avec quelques autres compères, dont l’ancien président d’Arte, Jérôme Clément, dans une société de vente d’objets d’art aux enchères, Piasa, reprise à François Pinault. « J’avais été choqué de cette curée contre Fabius au moment de ­l’affaire du sang contaminé. Et puis, au pouvoir, il a osé prendre des mesures de rigueur qui allaient contre son électorat », explique « Marc » pour justifier sa proximité avec Lau-Lau. Fabius, lui, n’explique rien : un emploi du temps surchargé, qu’il déplore, l’en empêche hélas… 

Ce n’est pas tout, de ce côté-ci du balancier s’entend. Ladreit cultive de bonnes relations avec deux hautes figures socialistes, donc deux éventuels présidents de gauche : Martine Aubry, dont il a vice-présidé la fondation sociale, Face, cependant que François Hollande ne manque pas une assemblée générale de la Fondation pour la diversité. De quoi suspecter que, si « le château » virait au rose en mai 2012, le droitier « Marc » n’y serait jamais malvenu ? « Mais que voulez-vous que j’attende des politiques ? Je n’ai jamais fait d’affaires avec l’État, je n’ai jamais détenu une affaire qui nécessitait des commandes de l’État. » 

« Il est craint aussi »

MLL se plaît à montrer à ses visiteurs deux ­photos pas trop exceptionnelles, mais qui visiblement l’amusent beaucoup : sur la première, Villepin, Sarko et Raffarin s’inclinent fort respectueusement devant Chirac (un effet d’optique sur l’estrade d’un défilé de 14-Juillet) ; sur l’autre, Pécresse, Dati et consorts debout se penchent, façon duchesses de Versailles, vers Carla Bruni-Maintenon assise. Manière de faire comprendre que, s’il aime à côtoyer les Grands, Ladreit, lui, ne s’incline jamais devant eux ? À l’en croire, il ne réclame rien : « Je connais bien Chirac. C’est lui qui remettait le prix de l’audace créatrice que j’ai créé pour distinguer des patrons de province (le type même d’événement prétexte à mondanités valorisantes que notre ami adore). Mais je n’ai jamais voulu être de sa suite dans un voyage présidentiel à l’étranger. Comme je refusais de son temps de participer à des dîners à l’Élysée. À de rares exceptions près, la reine d’Angleterre, par exemple. Ça, c’est le genre de dîner qui m’amuse. » On ne croise pas tous les jours quelqu’un qui a pu se permettre de choisir « ses » soirs de dîner à ­l’Élysée…

Précision : cet intense copinage tricolore n’exclut pas d’heureuses fréquentations et initiatives internationales. L’autre année, autre sujet de gloriole, l’indispensable, le nécessaire « Marc » a cofinancé la Flamme de la Liberté, sculpture modérément esthétique qui orne, rue du Faubourg-Saint-Honoré toujours, le jardin de la résidence de l’ambassadeur des États-Unis en France. Sarkozy est venu en voisin à l’inauguration, « Marc » a posé près de lui pour les photos. 

Ses infinis réseaux sont peut-être de nature à décourager les propos malveillants ou les initiatives déplaisantes.

« Le personnage est inattendu, commente un grand patron qui veut rester anonyme lui aussi. Je l’ai vu, en plein conseil d’administration du Siècle, regarder des séquences de grands moments de foot sur son smartphone. C’est bien le seul qui se ­permette ce genre de dérivatifs » dans ces instances où l’on passe apparemment vite pour un original. « Il faut bien reconnaître que c’est une figure à part », estime le patron de la SNCF, Guillaume Pépy, qui fut de ses collaborateurs à la direction de la Sofres, revendue depuis, et fort bien (Pépy sortait alors… d’un cabinet ministériel Aubry). « Il est issu d’une vieille famille française et il exerce ses activités dans des domaines très contemporains ; il est sympa, blagueur, tonique et en même temps pas très commode en affaires ; il baigne dans ce milieu des finances, mais cultive son indépendance. Il prouve qu’on peut être un grand entrepreneur sans être animé par la hargne. Qui plus est, il ne s’agit pas d’un héritier façon Bouygues, Bolloré ou Lagardère ». Ce qui est exact. « Il se peut qu’il ait des ennemis, poursuit Pépy, il en a même forcément, mais ils ne se dévoilent pas nécessairement. C’est qu’il est craint aussi. » Et que ses infinis réseaux sont peut-être de nature à décourager les propos malveillants ou les initiatives déplaisantes.

Globalement adoré, « Marc » ? Comment en douter devant les assurances constamment fournies ? Bizarre tout de même que tant de collaborateurs, anciens ou actuels, se fassent porter pâles quand il s’agit d’en dire un peu plus sur ce merveilleux personnage. 

Le Paris de Ladreit – celui du Siècle, du Jockey Club et du Fouquet’s confondus – abrite toutefois quelques persifleurs avoués, mais évidemment anonymes : « Il veut toujours passer pour celui qui savait tout à l’avance, à qui rien n’a échappé », ironise un banquier d’affaires. « Je prends le pari que si Marine Le Pen arrive en tête du premier tour, il ne manquera pas de lancer : “Je l’avais toujours dit.” » Péché véniel. D’autres enfin se gaussent de l’affichage de ses engagements artistiques et sociaux, justiciables d’intéressants abattements fiscaux : « Évidemment, aujourd’hui, il peut se permettre ces générosités mais, enfin, ce n’est pas cela qui l’a motivé dans sa vie. »

Capitaliste de solidarité

Effectivement, ce n’est pas dans le « 9-3 » que Ladreit a opéré et opère en premier lieu, et ses interlocuteurs les plus courants ne sont pas des délaissés de banlieue convertis à la passion de l’art. L’influence de Marc se joue à des hauteurs plus décisionnaires, comme on dit dans le jargon contemporain. Celui des multinationales : l’Oréal ou encore Renault. Un exemple. Quand, ébranlé par la fausse affaire d’espionnage chinois mais vraie affaire d’escroquerie (menée par deux sbires du service de la Sécurité), Carlos Goshn, le patron de la firme automobile, décide au printemps 2011 de se maintenir résolument dans son fauteuil de PDG, c’est Ladreit qui, au sortir du conseil d’administration décisif, en informe la presse. Preuve au moins qu’il ne devait pas juger l’initiative déplacée. Et que « le capitalisme de solidarité » n’est décidément pas une vaine formule.

Comme on l’a deviné, son entourage professionnel est truffé de représentants exemplaires de son univers d’origine. En sus de son bras droit, l’inspectrice des Finances Véronique Morali, on les retrouve naturellement dans le conseil d’administration de « sa » Fimalac. À ses côtés, ses puissants côtés (72 % du capital), deux de ses enfants, Éléonore et Jérémie, le prédécesseur de Patrice de Maistre à la gestion de la fortune de Liliane ­Bettencourt, Pascal Castres Saint-Martin, le fidèle Naouri et deux vieux copains de promotion de l’ENA qui ne font pas dans les petites PME « audacieusement » méritantes et « créatives », mais plutôt dans l’alliance consolidée de la haute finance et du pouvoir techno, phénomène éminemment tricolore : Philippe Lagayette, directeur de cabinet de Jacques Delors aux Finances et ex-ponte européen de la banque américaine JP Morgan, Étienne Pflimlin, ancien patron, lui, du très prospère Crédit mutuel de l’Est.

Rien ne me prédisposait aux affaires, je suis d’ailleurs le premier de ma famille à m’y adonner.

Marc Ladreit de Lacharrière

Pour l’anecdote, cette promo de l’ENA, qui s’enrichissait de la présence de Jacques Attali et autres Louis Schweitzer, ex-dircab’ de Fabius, ex-patron de Renault aussi, s’était baptisée « promotion Robespierre ». Elle n’a visiblement pas produit que des tenants de « la Terreur et de la Vertu ». « Rien ne me prédisposait aux affaires, je suis d’ailleurs le premier de ma famille à m’y adonner », commente toujours Marc. La famille servait en effet l’État, et notamment dans l’armée : la ville de Créteil abrite un monument à la gloire de son aïeul, le général de Lacharrière, héroïque défenseur de Paris pendant la guerre de 1870. Plus près de nous, un de ses oncles, René de Lacharrière, « qui a ­beaucoup compté pour moi », a été directeur adjoint du ­cabinet de Pierre Mendès France à Matignon. 

« Marc » n’en démissionne pas moins de la fonction publique au sortir de l’ENA : « Je pouvais espérer me retrouver à la direction du Trésor, mais plusieurs choses ont joué : faire une note pour quelqu’un qui fera une note pour quelqu’un, qui lui-même… Et puis, j’avais un peu suivi les événements de Mai 68 du côté de la haute administration. On ne peut pas dire que dans la décomposition du moment, elle ait donné la meilleure image d’elle-même. » Il entre donc à la banque de Suez comme « démarcheur » – « C’est ce qui figurait en toutes lettres sur mes premiers ­bulletins de paie. » 

Démarcheur d’affaires, donc. C’est ainsi, explique-t-il, qu’il rencontre François Dalle, le PDG de l’Oréal où il reste près de quinze ans. La rumeur, ou la mauvaise foi de ces ennemis cachés dont on vous causait à l’instant, veut qu’il ait ­obstinément dragué le grand patron dans le restaurant que celui-ci fréquentait le midi : « Absolument pas. L’Oréal, c’est une constellation. Je me suis mis à ­traiter des comptes, disons périphériques, du groupe, puis de proche en proche, des affaires plus importantes. Un jour, François Dalle, que j’avais aussi croisé dans un cercle de chefs d’entreprises, a voulu me rencontrer. » Il est bientôt, et pour une dizaine d’années, vice-président et directeur financier de l’Oréal.

Un hypermarché d’entreprises à lui seul 

« L’origine de la fortune de Ladreit ? C’est le Big Bang ! », soupire un (autre) patron de presse. « Il devait avoir des participations dans l’Oréal-États Unis, un secteur très florissant », risque un autre interlocuteur. « Marc » : « Mais pas un instant. ­François Dalle avait en effet des participations, moi rien du tout. La vérité est qu’avec Pinault, Naouri, Bolloré et quelques autres, j’ai été de ces entrepreneurs (aux comptes bancaires bien fournis tout de même) sur qui ont misé de grands investisseurs et notamment des assureurs, le GAN, les AGF, l’UAP. » 

Il n’est pas simple de reconstituer l’itinéraire financier de MLL. De compétents journalistes économiques avouent eux-mêmes s’y perdre un peu. Très vite à Suez, devenue plus tard Indosuez, il a bénéficié des conseils et soutiens d’un parrain bien oublié du capitalisme français, le plus secret sans doute de l’après-guerre, Jack Francès, l’éminence grise de cet établissement financier, très puissant dans le monde de l’assurance et un temps proche des communistes. Tout aussi vite, dans cette banque comme plus tard dans le groupe de cosmétiques qui-le-vaut-bien, Ladreit commence à faire des affaires pour son propre compte. « Vous connaissez beaucoup de banquiers qui refuseraient un crédit au directeur financier de l’Oréal ? », sourit un homme d’affaires. 

C’est ainsi que « Marc » en vient au fil des années à posséder à peu près tout et n’importe quoi : une sorte d’hypermarché d’entreprises à lui tout seul. Le spectacle, les saltimbanques et les casinos ne viennent que tardivement. Auparavant, on trouve en vrac dans la constellation Lacharrière les feux d’artifice Ruggieri, des métaux non-ferreux dont de l’or, des stocks de produits chimiques, des meubles de cuisine, une société d’affranchissement du courrier, des maisons d’édition… Autant d’entreprises souvent rachetées par le biais de holdings dont, jouant d’heureuses relations avec quelques ­partenaires de la banque ou de l’assurance, il reprend progressivement les participations. Son agence de notation Fitch a été renforcée peu à peu par le rachat de quatre sociétés financières. Encore un point que nul ne lui conteste : une indéniable capacité à procéder à des montages complexes, d’aucuns disent « des usines à gaz », lesquels au bout du compte ne lui laissent pas la portion la plus congrue. 

Traditionnellement, à vrai dire, le fauteuil de président du groupe est, selon des bettencourologues distingués, plutôt dévolu à un commercial qu’à un financier.

C’est aussi qu’entre-temps, au départ de ­François Dalle, la présidence de l’Oréal lui a ­échappé. Elle est allée à l’autre puissance montante de la maison, Lindsay Owen-Jones. Une préférence des actionnaires qui a inspiré à Ladreit l’une de ses rares sorties publiques un peu mordantes : « ­Lindsay a inventé Studio Line, le gel pour adolescents qui a fait la fortune de la maison et dans lequel je ne voyais qu’une résurgence de la vieille gomina et il a un excellent contact avec les coiffeurs, autant de qualités que je n’ai pas. » Traditionnellement, à vrai dire, le fauteuil de président du groupe est, selon des bettencourologues distingués, plutôt dévolu à un commercial qu’à un financier.

Lacharrière a beaucoup revendu de ses acquisitions – « Il me fallait bien rembourser mes emprunts » : Ruggieri, les meubles de cuisine, la petite mais très rentable participation qu’il avait prise dès le départ, une rareté chez ses pairs, dans Canal Plus… Et même, après l’avoir développée et valorisée, une des affaires les plus profitables qu’il lui ait alors été donné de contrôler : les éditions scientifiques et médicales Masson, acquises avec son beau-frère, Jérôme Talamon. Sa mise personnelle de départ n’aurait pas dépassé les 20 000 francs (dans les 3 000 euros). « Il avait tout de même plus l’œil sur le cours de Bourse que sur le catalogue », sourit un ancien de la Fimalac. 

Précision, Ladreit n’a pas changé systématiquement les managers des entreprises rachetées. Financier d’abord, il consacre traditionnellement à chaque société un « point » d’observations et d’objectifs mensuel. Il a aussi revendu – « un peu à regret » – la Sofres, réorganisée et enrichie du rachat du monstre Secodip (d’énormes études de consommations pour les grandes marques notamment) à un groupe international. Le tout a donné Taylor Nielsen Sofres (TNS), un « leader mondial » des entreprises de sondages et d’enquêtes d’opinion ou de marketing. 

« Qu’est-ce qui m’empêche d’acheter “L’Express” ? »

« Si je devais monter une boîte, dit un de ses anciens collaborateurs aujourd’hui en retraite, c’est évidemment lui que j’irais chercher. Il a une façon de traquer la petite bête dans le moindre paragraphe ! Ce n’est sans doute pas le moment où le personnage est le plus sympathique, mais enfin il est efficace. » Pas toujours sympa, « Marc » ? Mais il n’y a pas un article de presse à son sujet qui ne prenne soin de souligner sa constante urbanité. Il est vrai que la presse est aussi l’un des secteurs dont notre homme a tâté. Quand on est à ce point préoccupé d’influence…

Il y a commencé tôt, avant même l’ENA, en lançant, à l’époque « yéyé », le magazine ­Mademoiselle qui, repris par Daniel Filipacchi, devient sans lui, Mademoiselle Âge tendre, sorte de pendant féminin de Salut les copains : « C’était avec quelques amis. On avait trois francs six sous mais aussi, heureusement, un pote dans la pub qui a réussi à grappiller un peu d’argent. » Il a tenté il y a près de vingt ans de prendre 30 % du magazine Le Point, s’est rabattu sur L’Expansion dont il n’a pu croquer que 12 % et une petite filiale d’édition. Il a aussi beaucoup côtoyé (Robert) Hersant – il a de toute façon ­toujours côtoyé les trois quarts du Who’s Who – sans en retirer le moindre bénéfice, mais a détenu un temps le petit groupe Valmonde : Valeurs actuelles, Le Journal des finances, Spectacle du monde, titres bien droitiers pour une conscience sociale « de gauche ». 

«Un faux-cul », aurait dit Sarkozy à un ami banquier, c’est du moins celui-ci qui le raconte. Le président est bien le seul à proférer, devant témoins bavards, une opinion aussi déplaisante du personnage. 

En 2007, à la demande de la rédaction des Échos, il a aussi tenté d’arracher au carnassier Bernard Arnault, numéro un mondial du luxe, le quotidien économique mis en vente par le groupe anglo-saxon Pearson. Bien que Ladreit ait fait une offre supérieure, l’opération n’était pas réalisable : proche du chef de l’État, Arnault bénéficiait en douce d’une clause de préférence. L’histoire a ­apparemment coûté à Marc ses bonnes relations avec le Président : « Ça s’est passé à l’Élysée en août 2007. En fait, je venais surtout pour le mettre en garde, l’avertir même de la crise des “subprimes” qui se profilait. Il ne m’a même pas laissé finir ma phrase et il s’est énervé : “Qu’est-ce que tu es allé fabriquer avec Les Échos ?” » Depuis, MLL est, selon ses dires, quasiment tricard à l’Élysée où il ne serait guère réapparu qu’une fois ou deux. « Un faux-cul », aurait dit, sur le coup, Sarkozy à un ami banquier, c’est du moins celui-ci qui le raconte. Le président de la République est bien le seul à proférer, devant témoins bavards, une opinion aussi déplaisante du personnage. 

« Il y avait pourtant un vrai projet avec Les Échos, poursuit Marc. On pouvait associer le quotidien et l’agence de notation. » De la même façon, il entend bien associer « ses » chanteurs et « ses » salles de spectacles, les plus grandes comme les plus petites, celles qu’abritent les casinos Barrière, accessoire d’un patrimoine immobilier d’importance. En cours de concentration, le secteur des variétés reste prometteur : « Il faut bien occuper les gens. Ils ont de plus en plus de loisirs. » Et encore un peu de sous.

De journaux, Ladreit, ne possède plus aujourd’hui quela Revue des deux mondes, celle-là même où, dans les années 1830, Musset et George Sand se coulèrent vite des yeux doux. Et qui, depuis son arrivée, moyennant une maquette plus alerte, des thèmes plus accrocheurs aussi, jamais vraiment incendiaires non plus, s’est en bonne part débarrassée de son côté désuet. Il n’y écrit quasiment jamais. L’animation de cette vénérable publication, de diffusion semble-t-il restreinte en Seine-Saint-Denis, est aujourd’hui la chose du journaliste-écrivain Michel Crépu. « Qu’est-ce qui m’empêche d’acheter L’Express demain matin ? », lance « Marc ». Jusqu’à plus ample informé, le sentiment d’une certaine inutilité peut-être. 

Il ne fait pas pression, il parle en dernier

Dans les médias, la promotion de MLL se fait d’elle-même du Figaro au Nouvel Obs en passant par Le Monde. Toutes les gazettes ne sont que louanges du grand homme, lequel à notre connaissance ne s’est jamais attiré un article hostile. Sur le site d’un hebdomadaire renommé, un confrère se plaît à rapporter ses heureuses impressions de différents spectacles de variétés où le « producteur » Ladreit l’a convié. 

Pour ne rien perdre décidément, « Marc » est aussi le promoteur et l’animateur du Prix du livre d’économie, une distinction décernée chaque année par la sélect association Lire la politique qui drague fort, pour constituer ses jurys, dans le Who’s Who et la crème des états-majors de journaux. Confidence d’un juré : « Il n’indique pas du tout sa préférence d’emblée, il ne fait pas pression, il ne parle que le dernier. » Mais évite là encore de se faire des ennemis : le lauréat du prix est souvent un homme de presse, et même à l’occasion un ­directeur de journal.

Il est ainsi, le multimillionnaire, sinon milliardaire, et académicien des Beaux-Arts. Toujours obstinément attaché, aux fins les plus évidemment désintéressées, à faire connaître, promouvoir, mettre en relation. À croire qu’il a fait sienne une des maximes favorites d’Edgar Faure : « Toute brouille est un échec. »

La volonté de puissance financière, le souci de posséder toujours plus et d’agrandir sans cesse la vitrine, sont, dit-il, aux antipodes de sa vision du monde : « Ça sert à quoi de vouloir être dans le classement Forbes (le classement américain des plus grandes fortunes du monde) ? Ce qui compte, c’est de rendre à son pays ce qu’il vous a donné, de prolonger cette méritocratie républicaine qui vous a fait être ce que vous êtes. » 

Un domaine, hélas, où l’on peut s’exposer à quelques déconvenues. « Marc », non-adhérent du Medef même s’il en fréquente les universités d’été, l’avoue, un rien déçu : il a échoué à convaincre les grands patrons de ses amis d’investir dans la ­promotion sociale, comme lui-même, le ­montant de leur bonus annuel : « Que je sache, il n’y a qu’Agon (le nouveau patron de L’Oréal) qui l’ait fait, et, je crois, une seule année. » Il est ­renversant ­d’apprendre que les nababs et tycoons français répugnent à se ­mobiliser pour les « quartiers ­défavorisés »

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