Portrait  |  Pouvoirs

Michel Drucker, l’homme qui s’aime en aimant les autres

Écrit par Patrice Lestrohan Illustré par Julien Pacaud
Édition d'avril 2012
Michel Drucker, l’homme qui s’aime en aimant les autres
L’ardente promotion des gloires vieillissantes n’interdit pas d’assurer la sienne. Le « plus gros bosseur du PAF », qui se revendique faiseur de rois, n’est toujours pas décidé à prendre sa retraite. En 2012, « XXI » dresse un portrait sans concession de l’omniprésent Michel Drucker, alors que deux affaires viennent écorner son image lisse.
Article à retrouver dans la revue XXI n°18, Nos cousins d'Europe
27 minutes de lecture

Sur les six derniers mois, y a-t-il une semaine où l’institution audiovisuelle Drucker Michel, soixante-dix automnes en septembre, n’a pas fait parler d’elle ? On a beau chercher, on ne voit pas. À croire que l’ardente promotion des gloires vieillissantes du show-biz et des jeunes talents rentables n’interdit pas d’assurer sa propre « promo », et peut-être même la favorise.

Pour commencer, « Mi-Mi » a fait la couverture d’une foultitude de magazines télé. Europe 1 s’est fendue de deux campagnes d’affichage façon président nord-coréen pour soutenir son émission de la saison, Faites entrer l’invité. France 2 a exhumé pour quelques numéros son Champs-Élysées des années 1980 et fait tourner une adaptation de son autobiographie. Enfin, la version poche de son dernier ouvrage, Rappelle-moi, hommage à son frère aîné tant aimé, l’énarque Jean ­Drucker ­disparu en 2003, successivement patron d’­Antenne 2 et de M6, s’arrache comme croissants du dimanche matin.

À Noël, Drucker s’est vu demander « d’allumer le feu » de diverses illuminations de la capitale. Il annonce deux nouveaux bouquins : le premier recensera « cinq cents émissions mythiques », le second évoquera les étoiles filantes de la télé, ces producteurs oubliés et animateurs de quelques hivers. Suroccupé mais fondamentalement bon, le généreux « Mi-Mi » déjeune de loin en loin avec ces anciens combattants éclopés des ondes. Un bonus au tableau d’honneur de notre vétéran, « gentil-patron-qui-ne-se-met-quasiment-jamais-en-colère » – le chœur enthousiaste –, « plus gros bosseur du PAF » – itou –, cœur magnanime accessible aux étoiles déclinantes de la chanson.

Avec Bambi et Bardot

Entre autres combats militants, la presse people a relevé son sauvetage compassionnel de Bambi la chevrette – chevreuil femelle, pas petite chèvre ! – que la direction départementale des ­Territoires et de la Mer de Charente-Maritime voulait arracher à sa famille d’accueil. L’opération, admirable, menée avec l’indispensable « amie » Brigitte Bardot, a abouti : Bambi restera bien chez Raymond et Émilienne. À titre de compromis, Drucker avait proposé de prendre l’animal « chez lui ». Dans l’une de ses trois résidences de Provence, présume-t-on, parce qu’un cervidé dans un appartement du quartier ministériel des Invalides, même au dernier étage…

Cet amour des bêtes est une passion familiale. Avec son épouse et associée en affaires, l’actrice Dany Saval, il élève par dizaines chats, chiens, ânes et autres cailles dans ses propriétés du Midi. Madame a créé sa propre association de défense des animaux. Monsieur a abandonné ses droits d’auteur de Rappelle-moi à une SPA méridionale. « Ils ont eu aussi dans leur appartement parisien jusqu’à plusieurs lévriers whippet, ils dormaient avec eux », rapporte une amie du couple. Le culte des gens arrivés n’est pas exclusif de l’attention portée aux canaris maltraités.

On serait de mauvaise foi, on suspecterait que cette boulimie et cette autopublicité visent à gommer deux couacs récents qui, coup sur coup, ont entaillé l’image de notre héros, dernier surgeon de l’ORTF d’antan, ancien « petit fiancé de la France » devenu « gendre idéal » à vie. Le premier coup de canif à l’auréole est venu du roman à clefs très apparentes de l’écrivain franco-camerounaise Calixthe Beyala. L’homme qui ­m’offrait le ciel est le récit sur deux ans d’une femme qui, au final, se trouve reléguée dans le purgatoire des amours enfuies. 

Calixthe Beyala a eu 40 000 euros au tribunal, en rétribution d’un ouvrage que Drucker avait négligé de lui régler. 

Vedette de la télévision, le héros, un certain François Ackerman, d’abord charmeur et charmant, ému et émouvant, mais perturbé par mille tracas professionnels, et qui plus est assez radin, tourne vite à l’amant stressé. Son épouse virago ne lui a jamais préparé le moindre œuf au plat, mais elle gère son business et le « tient ». La vedette télé se décide à rompre et demande à… sa plus proche collaboratrice d’annoncer la nouvelle à l’aimée. Celle-ci n’est pas surprise : son ancien amant lui avait confié redouter que son image pâtisse d’un remariage avec une femme noire. De la poésie pure, de l’Aragon chanté par le grand« ami » disparu, Jean Ferrat ! Pour tout arranger, Calixthe Beyala a obtenu 40 000 euros au tribunal, cette fois sans subterfuge romanesque, en rétribution d’un ouvrage que Michel Drucker lui avait commandé, mais négligé de lui régler. 

La seconde affaire, révélée par Le Canard enchaîné, est d’ordre immobilier. Selon ses proches, elle a « beaucoup affecté » notre héros. Déjà propriétaire de deux maisons à Eygalières, un sympathique lopin des Alpilles de 1 770 habitants entre Les Baux et Saint-Rémy-de-Provence, le Cadet Rousselle du PAF entreprend de se faire construire début 2008 une troisième demeure dans ce cadre enchanteur – maisons de pierres fleuries, cafés pagnolesques, colline blanche et sèche, campanile protecteur, mas de charme dans la plaine et restaurants gastronomiques aux alentours – où la moindre bâtisse dépasse allègrement le million d’euros et où les résidents secondaires ne tiennent pas la vie pour une vallée de larmes. 

Pour son rêve immobilier, Michel Drucker se dispense de l’accord de l’architecte des Bâtiments de France, rendu obligatoire par le voisinage d’une chapelle perchée du XIIe siècle. Une association d’écolos du cru, la Ligue de défense des Alpilles, entre en lice, le permis de construire est contesté. Un autre résident d’Eygalières, qui voulait élargir son logis de soixante-dix-sept mètres carrés, venait de se faire envoyer aux pelotes…

On se perd dans les oiseux embrouillaminis avancés par la direction départementale de ­l’Équipement pour justifier l’étrange faveur faite à Drucker. L’indispensable demande d’avis, favorable ou négatif, adressée à l’architecte officiel ne serait pas parvenue à bon port parce que postée en pli simple, et non recommandé. Où va se loger, dans les scrupuleuses Bouches-du-Rhône, le souci d’économiser les deniers publics ! Le permis a été « annulé » en justice. Saisie par le multipropriétaire du PAF, la cour d’appel administrative de Marseille devrait se prononcer prochainement. 

Sur le terrain, la maison quasi invisible de la route principale est déjà debout, mais les ­travaux des abords semblent suspendus. Le nouveau maire d’Eygalières, qui a défendu une seule fois son prédécesseur de tout passe-droit frauduleux, ne veut plus piper mot de l’embrouille. Après avoir rameuté les populations, la Ligue de défense des Alpilles en est réduite à tenir des réunions de son conseil d’administration pour faire savoir qu’elle… ne ­parlera plus avant le jugement attendu.

Connaître de la bouche de l’intéressé son sentiment sur ces micmacs, en apprendre plus sur son « autre côté du miroir » ou son « au-delà de l’image convenue » n’aurait assurément pas nui. Alors même qu’il était question d’un entretien imminent, le bâtisseur sauvage des Alpilles a fait faux bond. 

Rien de plus, rien de moins, officiellement, que de simples questions de « temps disponible » : la radio le matin, les tournages l’après-midi, un agenda à la seconde près plein comme un œuf, des fiches de lecture sur ses invités à avaler, mille autres tâches à accomplir. Il faut se résoudre à ­l’admettre : les responsabilités pesant sur ses épaules, sa mission médiatique, même, sont ­proprement ­écrasantes.

« Mais que voulez-vous écrire de nouveau sur Drucker ?, soupire une de ses relations. Tout a déjà été dit et redit. » Le plus souvent par lui-même.

Directeur des divertissements de France 2 jusqu’à une date récente et « ami » personnel, bien sûr, Nicolas Pernikoff expose en ces termes le phénomène Drucker : « Il assure le consensus d’un public vieillissant et il est encore le seul de son espèce à pouvoir décrocher autant de couvertures de magazines, le seul à pouvoir réaliser de grands duos de chanteurs. » À l’heure de la TNT, de ­l’Internet et des podcasts, le dernier survivant de la pré­histoire cathodique demeurerait donc la plus sûre des valeurs. 

« Mais que voulez-vous écrire de nouveau sur Drucker ?, soupire une de ses très anciennes relations. Tout a déjà été dit et redit. » Le plus souvent par lui-même. L’aura-t-il assez seriné ? Notre ami dispose pour tout diplôme d’un brevet de sténo­dactylo décroché dans sa Normandie natale et d’une licence de pilote d’hélicoptère passée sur le conseil de Richard Anthony. 

Si la répétition est bien le grand art de l’enseignement, et tout dépourvu qu’il soit de peaux d’âne, Drucker peut prétendre à une chaire au Collège de France. Prenez une de ses interviews vieilles de trente ans et une de l’année dernière, vous pouvez quasiment inverser les dates. Le topo presque doctrinal sur son style professionnel, l’incessant rappel de son parcours télévisuel, et la saga familiale déclinée à longueur d’émissions, d’entretiens, de livres : tout est répété, ressassé et rabâché jusqu’à plus soif. Des études menées par ses employeurs font d’ailleurs état d’un relatif agacement de son public à la dix mille et unième évocation de vacances avec Johnny ou de soirées avec « Clo-Clo »…

« Rien ne doit faire tache ou saillie »

Son itinéraire est celui d’un enfant entêté, qui tient à le faire savoir. Produit exemplaire de la télé autosatisfaite des années 1960, le pugnace « Mi-Mi » se jure très tôt d’y arriver. Dévoré par la rage de percer, il joue d’abord humblement les chauffeurs, coursiers et barmen des Très Grands de cette Très Grande Époque, avant de se décider à assurer la « synthèse » des demi-dieux présumés. Il aurait, écrit-il, « l’incroyable mémoire de Zitrone », « la sobriété » de Georges de Caunes, « l’humour » du très oublié Claude Darget et « la flamme » de Roger Couderc, toutes références aussi fraîches pour la jeune génération que Louis VI le Gros ou Charles VIII. Cette formidable alliance de talents en sa seule personne lui permet d’assurer sa grande émission du service public, Vivement dimanche, une resucée personnelle de La Joie de vivre et des 36 Chandelles de l’ancêtre Jean Nohain.

Michel Drucker n’a passé que quelques années sur TF1, la chaîne de Bouygues, et refusé, voilà une vingtaine d’années, les ponts d’or que lui offraient Silvio Berlusconi et Robert Hersant pour rallier la – défunte – Cinq. Par rejet des pratiques mercantiles et de la recherche effrénée d’audience ? Il le jure, et il y a sans doute un peu de ça. À l’époque, dans l’équipe audiovisuelle de Berlusconi, on ­s’agaçait de son manque d’audace, ou de sa crainte d’être cannibalisé.

Treize ans après ses débuts, « Mi-Mi » théorise déjà sa propre manière dans un roman publié en 1979 sous sa signature, La Chaîne, l’histoire d’un grand présentateur tournant raide dingue une fois éjecté de l’antenne. Ce bouquin, ironise alors L’Express, c’est l’humoriste Stéphane Collaro « qui se prendrait pour Kafka ». 

Drucker y apparaît sous les traits d’un ­certain Jean-Loup Frankel, vingt-trois ans, qui a ­débuté en assurant « toutes les tâches subalternes ». « Le public auquel il s’adresse, écrit-il, n’aime pas ce qui dépasse. Des costumes qu’il porte aux ­propos qu’il tient, rien ne doit faire tache ou saillie. » Le ­présentateur « lisse, jeune mais sans âge, aux émotions mesurées », un « garçon bien », se doit de « rester sobre et neutre ». 

Ce personnage, Drucker l’incarne. Comme Frankel, il déteste ce qui pourrait « dénaturer son émission » : un invité qui, par exemple, mettrait àprofit sa présence sur le plateau pour défendre une cause en se faisant polémique, voire vulgaire. Drucker, arbitre des élégances d’un PAF dont la voie obscure serait au choix Cauet, Ruquier, Arthur ou Ardisson ? Sans doute, puisque « la dérision et la causticité » ne sauraient avoir place chez lui, ou, plus exactement, gagnent à se maintenir à leur place.

« Mi-Mi » a toujours préféré déléguer l’usage de l’ironie mordante à quelques chroniqueurs choisis, lui-même se réservant pour la convenance de pouffer en spectateur dans son coin. ­Attention, jure Jean-Jacques Peyronie, le parolier de Laurent Gerra, qui assura un temps dans Vivement dimanche la séquence des « images détournées », il n’y a « jamais eu de censure » : « On lui soumettait nos choix, il rigolait, “Alors là, vous y allez fort”, mais il n’a rien interdit. »

Un feuilleton familial

Tout aussi essentielle à la construction de l’image, la légende familiale sempiternellement ressassée – elle a encore fait l’objet d’une émission sur Europe 1 en février. Elle démarre au rayon « couple modèle » par une longue et édifiante histoire d’amour avec Dany Saval, jeune actrice issue d’un milieu pauvre qui ne laissait pas Claude ­François indifférent. Dany, qui « a tout sacrifié pour la réussite de son homme », épouse Michel en 1973 à Las Vegas, à l’insu des parents Drucker. 

Pour parfaire la touche artistique, la fille de Dany et du compositeur Maurice Jarre, son ­premier compagnon, est décoratrice de théâtre. La note humanitaire est apportée par Yleng, ­rescapée du génocide cambodgien un temps accueillie par Drucker. Accessoirement, le frère de Dany dirige la société de production « Dany et Michel Drucker » – DMD, 22 employés, 1,4 million d’euros de bénéfices annuels –, la fille de Dany décore le plateau de Vivement dimanche, et d’autres membres de la famille Saval sont actionnaires ou salariés de DMD.

La saga des Saval est une paille en regard de la saga Drucker. Papa Abraham, juif roumain immigré en 1927 qui dut, à quarante ans, repasser le bac et plusieurs examens pour obtenir les équivalences de ses diplômes de médecine. Maman Lola, native d’Autriche, qui se désola longtemps que son cadet fasse si souvent la couverture de Télé 7 jours et autres Télé Poche, mais jamais celle du plus ­culturel Télérama. Son frère Jean, si brillant qu’il devint énarque. Son benjamin, Jacques, professeur de médecine, qui fut de l’équipe des découvreurs du vaccin contre l’hépatite B. Et lui, le jeune Michel, inapte à toute réussite intellectuelle, affligé d’un « complexe de l’ignare », qui « aurait pu mal tourner » et même « tourner voyou ». « Mi-Mi », braqueur du bocage normand ! 

Aux obsèques de son frère Jean, Michel Drucker s’est découvert un demi-frère caché.

Il faut croire que la recette marche toujours ou que les médias radotent tragiquement : à l’automne dernier, cette répétitive complainte du mauvais élève d’antan a valu à Drucker de décrocher la couverture de Sélection du Reader’s Digest, un million de lecteurs revendiqués. Détail, la geste s’est enrichie il y a peu d’un épisode plus romanesque encore : aux obsèques de son frère Jean, Michel Drucker s’est découvert un demi-frère caché, un Mazarin de papa Abraham en quelque sorte. Pour sa variété de personnages au moins, le feuilleton tient de la série télé réussie.

Pour les besoins de sa cause, il arrive au héros de dramatiser quelques séquences. Dans Hors Antenne, un livre d’entretiens paru en 1987, Michel Drucker explique que son père a demandé à son premier vrai patron, Raymond Marcillac, alors directeur de sports de l’ORTF, s’il n’était pas gêné de travailler avec « un garçon sans diplôme ». Vingt ans plus tard, le même Michel Drucker raconte que le raide paternel a téléphoné sans détour à ­Raymond Marcillac pour lui intimer l’ordre de virer illico ce « cancre ». Pour la petite histoire, si on a bien suivi, c’est tout de même par le biais d’une relation de son père, employée selon les cas à France Inter ou France Culture, que le jeune ­Drucker a pu glisser un pied dans la porte de la télé…

Un épisode plus dramatique est lui aussi sujet à variantes. En 1942, Abraham est arrêté sur dénonciation et expédié au camp de Drancy. Sa femme, Lola, enceinte de Michel, se réfugie avec son aîné en Bretagne. En gare de Rennes, une patrouille allemande s’intéresse à la mère et à l’enfant. Un quidam intervient, présente Lola comme sa femme, grâce à quoi elle quitte les lieux sans encombre. Détail : le sauveur amadoue ­l’officier en l’entretenant dans la langue de Goethe et de Schiller ! Autre détail : ce « Juste » qui se nommait Le Lay apparaît, au fil des livres et interviews de Michel Drucker, soit comme le père de l’ancien PDG de TF1, Patrick Le Lay, soit comme son oncle.

Force de frappe

Les Drucker, leur histoire, leur imagerie familiale, leurs goûts et penchants dessinent une obsédante ritournelle à France 2, dont un studio porte le nom de Jean Drucker. Pas seulement en raison du téléfilm autobiographique Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? ; ou parce que le sous-utilisé « Mi-Mi » anime de-ci de-là quelques « spéciales » en complément de son émission hebdomadaire et de Champs-Élysées ; ou parce que le souvenir de Maman Lola, inconditionnelle du Nouvel Observateur, fut pour beaucoup dans l’invitation de Jean Daniel qui eut droit à un Vivement dimanche. Non, tout le clan ou presque s’est assis sur le fameux canapé rouge : Marie, fille de Jean Drucker et présentatrice des « JT » du week-end, Dany au titre de la protection des animaux et la comédienne Léa Drucker, fille d’un de ses frères. À se demander si France 2 est la première chaîne publique ou France Drucker 2. 

L’annexion serait justifiée pour peu que l’on accepte de prendre en compte les immenses données du problème. C’est que tonton Michel estime n’avoir rien de l’animateur ordinaire. Il « ausculte les âmes », dit-il gravement, et se comporte sur son plateau « comme un chirurgien à qui on passe les instruments ». Le grand ordonnateur dominical l’a soutenu plusieurs fois : il est à même de peser sur la vie publique. 

Si Lionel Jospin a été défait au soir du 21 avril 2002, c’est parce qu’il avait refusé de participer à Vivement dimanche. La preuve : son remplaçant sur le canapé magique, Jean-Pierre ­Chevènement, a emporté 5,33 % des suffrages au premier tour et ainsi privé « Yoyo » de second tour. Drucker disait jadis qu’il ne serait pas « à ­cinquante ans l’animateur qui présente la nouvelle Ophélie Winter ». Il pense avoir, à soixante ans, fait et défait les rois. Mesure-t-on la force de frappe de son écrasant rendez-vous ?

Ses invités politiques, sûrement. « Ce qu’on a pu en refuser des troisièmes et même quatrièmes ­couteaux », soupire Patrice Duhamel, ancien ­numéro 2 de France Télévisions. « Les politiques lui ont permis de se relancer », note un autre ancien dirigeant de France 2 : « À la fin des années 1990, Michel souffrait d’une certaine usure, des impresarios commençaient à hésiter à lui adresser des comédiens, des chanteurs. »

Cette variété d’opinions politiques [dans ses émissions], c’est aussi la variété des opinions politiques de la famille Drucker.

Guy Bedos

Vivement dimanche, qui caracole toujours autour des 20 % de parts de marché, « c’est l’agora, le forum », plaide « l’ami » Guy Bedos : « C’est une émission respectueuse des invités et tout le monde peut s’y exprimer, on n’invite pas chez soi que des gens qui pensent comme vous. Et puis, cette variété d’opinions politiques, c’est aussi la variété des opinions politiques de la famille Drucker. » Encore elle ! Mais ce peut être aussi la variété des intérêts de Michel Drucker qui, voilà dix ans, n’a pas redouté de convier Jean-Marie Messier, le fastueux et imprudent patron du groupe Vivendi alors propriétaire de DMD Productions, rachetée depuis par Michel Drucker. 

Plus récemment, et comme s’en gaussait le film Les Nouveaux Chiens de garde, Drucker Michel, animateur sur Europe 1, n’a pas hésité à accueillir avec entrain le propriétaire de la station, Arnaud Lagardère. Aux côtés, tenez-vous bien, de Jean-Pierre Elkabbach, ancien patron de France Télévisions, haute figure d’Europe 1 et « conseiller » d’Arnaud Lagardère. 

Aux primaires du PS

De son propre aveu, Drucker a jadis participé à un meeting politique de Giscard à l’invitation de Serge Lama. Il a été décoré par Mitterrand. Il a offert sur son plateau, en présence de la si cajolée Bernadette, un bichon à Chirac. Il a fait du vélo avec le presque-ministre Sarkozy – l’événement survint le 6 mai 2002 – et lui en a offert un plus tard, à l’Élysée. 

Ce parcours pluraliste a atteint un summum à l’automne quand Michel Drucker a annoncé avoir participé aux primaires du PS. Ses relations avec le chef de l’État, qui parlait de lui en 2008 et sans rire comme de son « animateur télé préféré », ne sont plus ce qu’elles étaient. Michel s’est récemment laissé aller à quelques propos désabusés sur Nicolas Sarkozy dans un restaurant parisien. Pas de pot : une adjointe au maire du XVIe dans les meilleurs termes avec l’Élysée déjeunait à la table voisine…

Au vrai, au strict rayon des invités politiques, on ne voit guère que le Front national qui ait échappé à ses filets. « Ni Le Pen ni Marine ne se sont jamais proposés » pour son émission, a-t-il dit dans une interview. « C’est compliqué, le Front national », notait ce jour-là un Michel Drucker perplexe. Aussi « compliqué » que le métier de « journaliste », la ­raison sociale qu’il entend conserver ? Il faut croire. 

Le « journaliste » Drucker s’est beaucoup forcé la main et la voix pour interroger Jacques Chirac sur les emplois fictifs de la mairie de Paris. Le même « journaliste » Drucker s’est, en revanche, abstenu de causer dopage avec Armstrong. « “­Vivement dimanche” est une émission qui montre un autre aspect des politiques », le défend Nicolas Pernikoff, directeur des divertissements de France 2. Coup de chance pour eux, c’est « l’aspect » qu’ils préfèrent « montrer ».

« Oh, les convictions de Michel, c’est la télé », relève une de ses très anciennes connaissances. Rien que la télé ? « S’il arrêtait, il s’ennuierait comme un rat mort dans le quart d’heure. » On peine à connaître ses véritables amis. Pourtant, il ne finit pas d’en recevoir sur ses plateaux, d’en rencontrer en ville et d’en côtoyer en vacances. Les « vrais » semblent incertains : le journaliste Claude Sérillon, le médiatique urgentiste Patrick Pelloux, un temps Roger Hanin, Aznavour peut-être, et un un petit industriel retraité de Provence avec qui il grimpe à vélo dans les Alpilles. « Tu vas voir, le vélo, c’est pas comme tes chanteurs bidon. Les coureurs, eux, ne montent pas en play-back ! », lui avait lancé l’expert cycliste Antoine Blondin.

À parcourir son œuvre complète et à moins d’avoir malencontreusement sauté une page essentielle, il n’est que deux personnes qui attirent, sinon sa hargne, du moins une forme de ressentiment : l’éphémère PDG du service public Philippe ­Guilhaume, aujourd’hui disparu, et sa directrice des variétés, Marie-France Brière, désormais patronne d’un festival de cinéma. Les deux ont failli, il est vrai, commettre l’inexpiable : ­placarder Drucker tenu quasiment pour ringard à ­quarante-sept ans ! C’est alors que notre ami alla solliciter, et obtînt pour quelques années, l’asile ­médiatique de TF1. 

Il a lancé la carrière de la moitié du show-biz et tout ce monde-là lui lèche les pieds.

Une relation de Michel Drucker

Si Michel Drucker a jamais croisé sur sa route un malfaisant ou un retors, il s’est empressé de l’oublier. Rien, dans ses livres, interviews multiples et émissions, n’atteste que d’aussi odieuses créatures puissent encombrer la planète. Dans son ouvrage, Calixthe Beyala parle de « la capacité [de son héros, fictif, bien sûr] de faire croire à l’inexistence de la ­malveillance ». Est-ce si mal vu ?

L’inverse est également vrai. À l’exception du teigneux Dick Rivers, en panne de promotion télé, trouver un anti-Drucker patenté revient à rechercher un végétarien dans un restaurant de routiers : « Oh, il doit bien y avoir quelques collaborateurs de ses anciennes équipes un peu aigres, dit une de ses très anciennes relations, mais tout le monde change un jour d’équipe à la télé et, de fait, il en a peu changé. Pour le reste, il a lancé la carrière de la moitié du show-biz et tout ce monde-là lui lèche les pieds. »

Pour qu’il en soit ainsi, Michel Drucker use de toutes les ficelles, avec les grands comme avec les sans-grade. Dans les dernières pages de son ­autobiographie, les cent cinquante-trois réalisateurs, producteurs, et techniciens qui l’ont assisté au fil des années se voient assurés de sa reconnaissance éternelle. Sans préjudice des diverses « équipes » également congratulées : « équipe artistique de “Vivement dimanche” », « équipe de Robert Laffont », « équipe de Potel et Chabot », le traiteur qui régale ses invités et possède les murs du ­Studio Gabriel, à deux pas de l’Élysée. Drucker aime, dit-on, citer La Critique de l’École des femmes : « Je ­voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire. » Il est possible qu’il dispose de la réponse.

« En aimant les autres, il s’aime », a risqué un jour l’écrivain et psychanalyste Gérard Miller, après avoir été radié subito presto de la liste des chroniqueurs maison – l’unique brutalité répertoriée de « Mi-Mi ». Il s’était répandu sur ces émissions où « l’on vous invite aimablement à parler, mais où le débat se réduit à sa plus simple expression »

Il faudrait l’interviewer sous Pentothal pour savoir ce qu’il pense exactement des uns et des autres.

Guy Bedos

« Oh, il aime aussi qu’on l’aime, nuance une ancienne relation, mais il faut comprendre. Michel peut être extraordinaire. Si vous lui dites que votre enfant a une maladie un peu bizarre et que vous n’arrivez pas à obtenir un rendez-vous chez un grand spécialiste, il va sauter sur son téléphone et se ­servir de son nom pour décrocher le rendez-vous. Mais en temps ordinaire, l’intervention humanitaire, ce n’est pas son genre. Il n’est pas très amateur non plus de mondanités du soir. Non, ce qu’il aime, c’est son “home” : discuter avec Dany, retrouver ­l’ambiance du Studio Gabriel, papoter avec ses proches collaborateurs. »

« Drucker n’est pas un méchant, ce que je ne dirais pas de l’ensemble des animateurs-producteurs, dit un ancien responsable de France 2, mais il y a tout de même trois choses auxquelles il tient en priorité : son image, sa santé jusqu’à l’obsession, et savoir qui seront les prochains présidents de la République et de France Télévisions. Pour France Télévisions, il n’hésite jamais à inviter à déjeuner l’un ou l’autre des candidats possibles. En règle générale, il la joue très copain, style “Alors, quand est-ce que je ­t’embarque pour une virée en hélicoptère ?” Virée qu’on peut d’ailleurs attendre longtemps. »

« Bien sûr, vous les journalistes, vous le prenez tous pour un con, grommelle encore Guy Bedos, mais c’est un personnage beaucoup plus complexe qu’on ne le croit. Il a ses têtes, même s’il ne le dit jamais. Évidemment, il faudrait l’interviewer sous Pentothal pour savoir ce qu’il pense exactement des uns et des autres. C’est sa nature d’être réservé. »

Une reconversion dans l’humanitaire ?

Que Drucker cultive en son for intérieur plus de subtilités et d’esprit critique qu’il n’y paraît ne surprendra qu’à moitié. Comment côtoyer le show-biz pendant quarante-cinq ans sans habileté à louvoyer entre les coups en vache qui s’y pratiquent ? Pour paraphraser Calixthe Beyala, c’est ­plutôt le reproche inverse que lui adresseraient « les ­journalistes » : les prendre pour « des cons » en tentant de leur faire accroire que la scène et l’écran n’abritent que de belles âmes altruistes.

Si sa lucidité n’affleure pas nécessairement dans ses émissions, ses collaborateurs la voient parfois à l’œuvre. « Il nous disait de temps en temps : “C’est bizarre, les grands noms ne m’appellent jamais l’été” », se souvient l’écrivain Françoise Hamel, qui collabora à ses Rendez-vous du dimanche. « Les stars de la télé ne laissent pas de trace », aime encore à juger Drucker, convaincu que « si je quittais la télé, je serais bien sûr toujours invité aux premières, mais assez vite je me retrouverais au 13e rang, puis au 25e… ». Un temps, un bref temps, le héros de L’homme qui m’offrait le ciel a pensé à se reconvertir dans l’humanitaire, avant de chasser très vite cette idée au motif que « trop de gens dépendent » économiquement de lui

Le monde du jeune vieux routier ­Drucker vieillit. Regardez le générique des vedettes ­passées sur son plateau. La bonne moitié de ses invités – les Delon, Belmondo, Dabadie, le très présent ­Aznavour… – a une moyenne d’âge plus proche de l’accompagnement de fin de vie d’artiste que des débuts « en haut de l’affiche ». Voilà quelques mois, l’invité-vedette était un grand disparu, ­Gilbert Bécaud, convoqué pour le dixième anniversaire de sa mort. La formule ouvre des ­perspectives : dans dix ans et animé par le même Michel ­Drucker, un Vivement avant-hier 

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Non, la trinité salade-tomate-oignon ne suffit pas. Rencontre dans le Nord, à la découverte d’une ambitieuse PME familiale.
Témoignage  |  Novembre 2023 | Aventures
À Beaubourg, quatre anges gardiens ressuscitent l’horloge du Temps
Juin 2023
À Beaubourg, quatre anges gardiens ressuscitent l’horloge du Temps
Laissé à l’abandon, plombé par les fientes, le célèbre automate parisien a été sauvé in extremis. Récit d’une course contre la montre.
Reportage  |  Juin 2023 | Aventures
À Cuba, la révolution reggaeton
Janvier 2018
À Cuba, la révolution reggaeton
La salsa, c'est dépassé ? Avec la photographe Lisette Poole, exploration des folles nuits caribéennes… et d’un genre musical controversé.
Récit photo  |  Janvier 2018 | Aventures