Beverly Sonego avait un rêve. Dormir au Beverly Hills Hotel, iconique complexe de luxe dans le quartier éponyme de Los Angeles. Alors, en 2022, l’une de ses assistantes se démène pour obtenir une chambre quelques jours avant le départ pour les États-Unis de la boss de Monogram, le dépôt-vente de luxe qu’elle a lancé en 2016 après son passage express dans l’émission Nouvelle Star. « Je m’appelle Beverly, je suis au Beverly Hills Hotel, à Beverly Hills », peut-elle ainsi s’enflammer dans une story à destination de ses 15 000 abonnés sur Instagram.
En ce jour de printemps, le soleil californien fait briller ses longs cheveux alors qu’elle déambule autour de la piscine de l’établissement. « Demain, on va faire une vente exceptionnelle pour les clientes de l’hôtel, juste ici. » Dans les stories suivantes, la trentenaire expose par le menu les sacs que Monogram vendra. Chanel, Vuitton, Gucci et même – le graal des (très) riches fashionistas – Birkin d’Hermès, au moins 8 000 euros pièce en occasion.
Un marché à 35 milliards d’euros
Chose étrange, l’entrepreneuse poste peu de photos le jour de la vente. À peine un « boomerang » – une vidéo accélérée de deux secondes – de l’installation. Et pour cause. La jeune femme s’est vu remercier par l’hôtel à peine après avoir disposé les sacs autour de la piscine : elle n’avait pas d’autorisation. C’est donc plutôt à Miami que la « mère de quatre enfants » – une qualité qu’elle met largement en avant lors des interviews qu’elle donne tantôt à Forbes, tantôt au Figaro Madame – envisage désormais d’aller vivre, dans quelques années, son rêve américain.
Installer Monogram outre-Atlantique serait « la consécration », pour Beverly Sonego. Ce ne sera pas facile, mais elle y croit, assure-t-elle à qui veut bien l’entendre. Conseillée par une agence de relations presse spécialisée dans la mode, elle fait régulièrement le tour des médias les plus prestigieux, qui la présentent comme une cheffe d’entreprise hors pair. Sa plateforme, qui permet de vendre et d’acheter, attire les modeuses en quête de sacs de luxe grâce à ses prix défiant toute concurrence, et grâce aux stories à rallonge de Beverly et de son associée Ornella Perez, directrice générale de Monogram.
En 2024, le marché mondial du luxe d’occasion était estimé à 35 milliards d’euros, avec une croissance annuelle de 15,5 % depuis 2018, trusté par les géants Vinted, Vestiaire Collective et The RealReal. Un peu moins de dix ans après son lancement – via, au départ, la page Facebook de Beverly – Monogram s’est imposé en France comme l’élève prometteur. En 2022, l’entreprise a réalisé un chiffre d’affaires de 9,5 millions d’euros, en hausse de 3 millions par rapport à 2021. En 2023, le dépôt-vente a levé près de 3 millions d’euros pour soutenir son expansion et a atteint un chiffre d’affaires de 15 millions d’euros, d’après ses propres déclarations.
Procès et fermeture de « corners »
En 2024, des mini-scandales ont affolé le petit milieu. Procès intenté par un client VIP qui s’est fait vendre ses pièces sous le manteau, fermeture soudaine de « corners » dans des grands magasins… Monogram suscite de plus en plus de méfiance. Mais le succès persiste. La raison principale, c’est que le dépôt-vente affiche des prix largement en dessous du marché. « On veut juste faire plaisir à nos clientes », justifie, sans ciller, Beverly.
Sur les réseaux sociaux et auprès de XXI, de plus en plus de clients évoquent pourtant les trop bonnes affaires de Monogram. En 2024, le site a particulièrement attiré l’attention des maisons de luxe en vendant des articles Chanel labellisés VIP gifts (« cadeaux VIP », qui ne sont pas censés être remis en vente par leurs destinataires officiels). Plusieurs pages web de Monogram, désormais supprimées, faisaient en effet la promotion de ces sacs décrits comme des cadeaux faits par Chanel à des clientes ou des influenceuses, proposés à un prix attractif par le dépôt-vente : 1 090 €, contre plusieurs milliers d’euros pour les modèles classiques de la maison.
Un peu plus tard dans l’année, un client VIP (comprendre : particulièrement dépensier) assignait Monogram en justice : il estimait avoir été floué, alors que plusieurs des articles qu’il avait confiés au dépôt-vente avaient été vendus sans qu’il en soit averti ni payé. « Erreur des stagiaires en charge des ventes » et « bug informatique », se défend Beverly Sonego.
Contrôle de la Répression des fraudes
Ces mêmes excuses ont été servies, quelques mois plus tôt, à La Vallée Village, centre commercial rassemblant des magasins d’usine de luxe non loin de Disneyland Paris. Monogram y tenait une boutique temporaire, mais la direction soupçonnait le dépôt-vente d’avoir accepté de trop grosses sommes en cash – ce qui est contraire au devoir de vigilance contre le blanchiment d’argent – et a poussé Beverly et son équipe vers la sortie. Depuis, des clientes ont également estimé y avoir acheté des contrefaçons.
Monogram a, pour tous ces incidents, fait l’objet de signalements à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Un premier contrôle sur la question de la vente de faux avait déjà eu lieu en avril 2023, mais l’entreprise a assuré que cette visite s’était soldée « par les félicitations de l’enquêteur ».
Une version des faits que l’Administration s’est gardée de confirmer : le contrôle en question faisait suite à une « mesure d’injonction », c’est-à-dire, selon la définition officielle, d’un ordre visant à « mettre fin à une pratique illicite dans un délai court ». En outre, la DGCCRF souligne qu’un contrôle n’a, en aucun cas, valeur de certificat de bonne conduite. Elle précise que seuls les fabricants sont en mesure de certifier l’authenticité des produits.
Dès qu’il y a une nouvelle tendance sur le marché de la contrefaçon, on la retrouve chez Monogram.
Une source institutionnelle de la lettre spécialisée Glitz
Au-delà des « cadeaux VIP », plusieurs autres articles manifestement contrefaits ont été observés sur Monogram ces dernières années : de faux bijoux fantaisie ou « superfakes », ces contrefaçons de très haute qualité, vendues comme telles mais à des prix élevés – quoique toujours inférieurs à ceux des produits imités. « Dès qu’il y a une nouvelle tendance sur le marché de la contrefaçon, on la retrouve chez Monogram », détaillait alors une source institutionnelle à la lettre hebdomadaire spécialisée Glitz.
Un constat dont se défend bec et ongles Beverly Sonego. « Les sujets de contrefaçon sont anecdotiques chez Monogram. […] Moins de quatre cas » en 2023, et « moins de trois cas » en 2022. Des chiffres à faire pâlir d’envie la concurrence. À tel point que, fin 2024, l’entrepreneuse a lancé, à coup de stories et de posts Instagram, la Monogram Academy. Une formation pour apprendre à authentifier les produits de seconde main – une compétence que, légalement, seuls les fabricants peuvent revendiquer. Mais, pour 2 600 € hors taxes, et après cinq jours de formation, chacun peut devenir « Ambassadeur Monogram ». Un titre non reconnu par l’État : à l’instar de celui de la seconde main, le domaine de la formation est peu régulé.
Tout comme, d’ailleurs, le secteur des énergies renouvelables – domaine particulièrement surveillé par Tracfin pour le blanchiment de fonds –, dans lequel Eliav Sonego, le mari de Beverly, est entrepreneur. Ou, du moins, était. En mai 2024, le tribunal correctionnel de Paris l’a condamné à une interdiction de gérer une entreprise pendant dix ans, et une peine de deux mois sous bracelet électronique, pour sa participation à l’affaire dite des « grossistes d’Aubervilliers ».
Le mari de Beverly « est clean, maintenant »
Rien de bien grave selon son épouse (« il est clean, maintenant ») et son avocate (« c’est loin d’être un gros dossier »). L’affaire portait sur un vaste réseau de blanchiment d’argent impliquant des grossistes en textile de la communauté chinoise. Ces derniers étaient accusés d’avoir blanchi des fonds issus du trafic de cannabis importé du Maroc, en utilisant leurs entreprises. Parmi les vingt et un prévenus, Eliav Sonego, 38 ans à l’époque, jouait le rôle d’intermédiaire : le Franco-Israélien facilitait les échanges entre les réseaux criminels, qui généraient d’importants flux de liquidités à blanchir, et les grossistes en prêt-à-porter. Bien qu’il ait nié connaître l’origine criminelle des fonds, il a reconnu sa participation aux opérations de blanchiment.
Eliav Sonego n’a jamais eu de rôle officiel chez Monogram. Interrogée à l’époque par Glitz, Beverly a nié toute implication de son époux dans les opérations quotidiennes. « Mon mari n’a jamais travaillé même une heure pour ma boîte », « j’ai fait ma vie pro sans lui », avait-elle alors appuyé, répétant qu’il était son « époux à titre personnel et non professionnel ». De son côté, l’avocate Léa Fiorentino, qui l’a défendu au printemps 2024, a reconnu qu’il pouvait faire office de conseil officieux auprès de son épouse, « comme c’est très commun dans un couple ».
Mais Eliav ne se contente pas de glisser un conseil business ou deux à son épouse. Il joue un rôle-clé auprès de Beverly et de sa directrice générale, Ornella Perez : il est présent lors des événements de l’entreprise, et il a une certaine autorité – informelle, mais effective – sur une partie des équipes. Il participe également aux réunions du comité exécutif et est membre du groupe WhatsApp de la direction – nommé « Les Associés ». Et, quand il le faut, il fait l’intermédiaire entre Monogram et des revendeurs. En France, mais aussi en Israël et en Asie.
N’oublie jamais que j’ai plus de contacts et plus d’argent que toi.
Message vocal de Beverly Sonego à un ancien collaborateur
« Il est toujours dans les bureaux, surtout quand ça dégénère, rapporte une ex-employée de Monogram. Par exemple, quand un fournisseur n’a pas ramené assez de sacs, ou qu’un collaborateur n’obéit pas au doigt et à l’œil. » Dans une plainte pour « séquestration avec violence, menaces et vol », déposée en mars 2025 au commissariat de police de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) – où se trouve le siège de Monogram –, Mounir [le prénom a été changé], ex-collaborateur de l’entreprise en situation de cécité partielle, fait état de pressions, de menaces verbales et physiques opérées par le couple à son encontre.
Sa plainte n’a jamais abouti. Et c’est Beverly qui le prévient. « Maintenant, je te conseille de retourner à Londres, appuie-t-elle dans un message vocal que nous nous sommes procuré. N’oublie jamais que j’ai plus de contacts et plus d’argent que toi. » Un témoin raconte que le chauffeur privé au service de Beverly Sonego et d’Ornella Perez est venu au commissariat alors que Mounir y était encore, pour lui rendre les affaires qu’il avait laissées derrière lui dans sa fuite, pris d’effroi.
Assurément « street smart »
La patronne de Monogram peut compter sur son réseau pour la soutenir. Ornella Perez, la directrice générale, est issue d’une puissante famille tropézienne – son père possède de très nombreux biens dans le centre-ville. Son époux, Geoffrey Perez, est « directeur du luxe » chez Snapchat. À eux deux, et via leur holding Gigi, ils sont actionnaires de Monogram.
Le dépôt-vente s’enorgueillit également de ses liens avec le sénateur Francis Szpiner, ancien maire du 16e arrondissement de Paris. Avocat pénaliste, il a défendu plusieurs personnalités impliquées dans des affaires politico-financières, comme Bernard Tapie ou Alain Juppé. C’est Jennifer Bunan, cousine de Beverly et conseillère municipale du 16e, qui a fait les présentations – notamment lors d’événements organisés dans la boutique de Monogram, située avenue Victor-Hugo dans le même arrondissement, à deux pas de la place de l’Étoile.
Beverly Sonego nie farouchement ce qui lui est reproché. Souvent avec maladresse : elle n’a pas hésité à multiplier les messages vocaux, en pleurs, et les menaces de suicide lorsque je l’ai interrogée, pour Glitz, sur le sujet. « Beverly n’est pas “book smart”, étaye l’un de ses proches. Mais elle est assurément “street smart”. » Traduisez : elle n’a pas les codes du business, mais elle parvient toujours à ses fins.