L’horizon trace à peine la séparation entre l’eau et le ciel, dont les teintes douces, légères comme des touches d’aquarelle que ne renierait pas un peintre romantique, se mélangent en faisant vibrer les variations de bleu et de rose. Dans le carré qui permet un parfait équilibre entre les masses, les reflets, les différents éléments qui se fondent subtilement, une femme nage, les yeux fermés. Elle entre dans le cadre sans en rompre le charme. Tout semble apaisé dans ce petit tableau sensuel et nous imaginons le plaisir de cette baignade que la photographe américaine Maggie Steber, qui doit être dans l’eau non loin de son modèle pour obtenir une telle proximité, nous fait partager.
La joue qui semble caresser l’eau et le léger reflet du visage nous renvoient aux multiples représentations de Narcisse, le chasseur tellement beau qu’il tomba amoureux de son image lorsqu’il découvrit son reflet en buvant dans un ruisseau. Désespéré de ne pouvoir la conserver, il dépérit et en mourut. Le mythe, rapporté par le poète latin Ovide, inspira de nombreux peintres au fil des siècles – ainsi, du Caravage en 1599. Mais aussi plus tard des photographes, comme Laure Albin-Guillot qui en donna une version pictorialiste. Chez Maggie Steber, le thème est décliné au féminin.
Mer originelle
La photo a été prise en 2015, à Miami, où Elly Choval se baigne dans les eaux de Key Biscayne, non loin du détroit qui sépare la Floride de Cuba, son île natale. Cette femme a fait partie des cibles de l’opération Peter Pan, un épisode méconnu de la guerre froide. Au début des années 1960, une rumeur se répand à Cuba, selon laquelle Fidel Castro allait « nationaliser les enfants ». Entre décembre 1960 et octobre 1962, des parents affolés décident d’envoyer leur progéniture aux États-Unis pour les protéger. Plus de 14 000 mineurs cubains non accompagnés, âgés de 5 à 18 ans, sont alors évacués vers Miami, avec l’aide du Département d’État et de l’église catholique américaine. Nombre d’entre eux ne reverront plus jamais leurs parents. Cet exode est considéré comme le plus important déplacement, dans le monde occidental, de mineurs non accompagnés du XXe siècle.
Nager là, chaque jour, dans ces eaux dont Elly Choval sait qu’elles ont baigné les côtes de sa terre natale, c’est établir un lien physique avec son passé, avec son identité. Elle nage dans une mer qui est aussi une mère, une mer originelle : le reflet narcissique agit ici comme un bain de souvenirs. Cette femme ne voulait retourner à Cuba qu’après la disparition de Fidel Castro. Elle est décédée avant d’avoir pu réaliser son rêve.