Le cœur coupé en deux
Elles sont employées de maison à Madrid. « Interna », « muchacha », « chacha », comme on dit en espagnol. Elles viennent d’Amérique latine. Pour donner un avenir à leurs enfants restés au pays, elles s’occupent de ceux des autres. Elles font la cuisine, le ménage, jouent avec les plus jeunes, accompagnent les devoirs des plus grands, bichonnent les personnes âgées, et rangent encore quand tout le monde est couché. Du dimanche soir au samedi midi, non-stop. Au cœur de la capitale espagnole, plusieurs magasins se sont spécialisés dans la vente d’uniformes, blouses et tabliers. Les nounous seraient six cent trente mille à travers le pays. Familles aisées ou classe moyenne, tout le monde ou presque a la sienne. Des héroïnes invisibles au cœur coupé en deux.
Confidences à la Vierge
La petite Paola a perdu une partie de ses cheveux la première fois que sa nounou est partie chez elle au Honduras, en vacances. Depuis, ses parents, qui travaillent de 9 heures à 20 heures, savent à quel point Celina est importante dans la vie de leur fillette et de sa sœur jumelle, Alicia. À 5 ans, les deux enfants ont passé plus de la moitié de leur vie avec leur nourrice hondurienne. Elle les réveille, leur peigne les cheveux avec douceur, les emmène à l’école. Elle prépare leur déjeuner et veille à ce qu’elles finissent leurs assiettes, sur fond de chants catholiques émis par le poste-radio dans la cuisine. Chaque année, à Pâques, Celina les accompagne avec leurs parents à Calanda, leur ville natale, et participe avec eux à de longues processions religieuses. À la maison, elle confie ses moments de désespoir à la Vierge du Suyapa, l’une des icônes les plus populaires de son lointain pays.
Mercy, la fille absente
Celina était ouvrière dans une usine au Honduras, où elle fabriquait des cols de chemise. Ce qu’elle gagnait lui permettait à peine de vivre. Alors pour que sa fille de 10 ans, Mercy, puisse faire des études, elle a pris la décision de rejoindre la péninsule Ibérique. Celina gagne 800 euros par mois à Madrid, le salaire minimum légal. C’est à la fois peu et beaucoup. Son enfant Mercy est très présente dans la vie des deux jumelles madrilènes, qui prennent peu à peu conscience des kilomètres qui les séparent. « Si vous ne finissez pas votre assiette, je rentre au Honduras et ne reviens pas. Mercy, elle mange très bien, elle », dit parfois la nounou pour les taquiner. Les filles répondent : « Mercy se fait à manger toute seule, la pauvre ? » Paola a une idée lumineuse : « Tu vas au Honduras et après, l’après-midi, tu reviens. »
« J’ai adopté ma patronne »
Marina prépare des plats aux petits oignons, nettoie à la main d’immenses tapis, s’occupe des petits-enfants et a même construit une partie des meubles d’une maison située dans un quartier riche des abords de Madrid. La interna travaille de 7 heures à 23 heures depuis treize ans et masse les pieds de sa patronne tous les soirs. Elle considère la maîtresse de maison comme sa mère, ses enfants comme les siens. « Je crois qu’ici il faut adopter les gens avec qui tu travailles, comme ta propre famille. C’est impossible autrement. » Marina est paraguayenne. Son mari l’a quittée en lui laissant la charge de leurs quatre enfants. Elle paie encore les études de médecine d’une de ses filles, qui attend un deuxième enfant. Alors, à 60 ans, elle pense à rentrer. Sa patronne cherche à l’en dissuader. Elle affirme que sa progéniture vit très bien sans elle là-bas, alors qu’ici « toute la famille est là ».
Du cash au pays
Le quartier Cuatro Caminos concentre la majorité des bureaux de change de Madrid. Le samedi, dès 17 heures, il se remplit de femmes latino-américaines pour qui débute un semblant de week-end. Josefina envoie la totalité de ce qu’elle gagne à sa famille, au Paraguay, où l’argent des émigrés fait tourner le pays. En situation irrégulière, elle n’a pas de compte en banque et envoie du liquide. Elle garde seulement de quoi payer ses tickets de métro, son crédit téléphonique et un lit où dormir le samedi soir. Les six autres jours de la semaine, elle séjourne chez son employeur. Pour avoir des papiers, il faut qu’une interna travaille trois ans pour la même famille et que celle-ci accepte de lancer une procédure de régularisation. Mais Josefina a peu d’espoir. Elle enchaîne les mauvaises expériences.
La fête des nounous
C’est la fête des Mères, une journée festive et religieuse au Paraguay. Les nounous sortent de la messe, dans le quartier populaire de Lavapiés, et rejoignent une pizzeria. Plusieurs s’accordent un verre de bière. Un moment de détente rare. Entre domestiques, elles s’amusent des manies de leurs employeurs, de l’heure à laquelle elles réveillent leur patronne. Mais, elles resteront moins d’une heure dans le restaurant. Elles ont la permission du dimanche soir. Certaines n’ont pas la clé de leur « autre maison ». Elles doivent rentrer à heure fixe. Marina, la Paraguayenne, demande l’addition. Elle ne prend que quatre heures de repos hebdomadaire. En semaine, elle n’est joignable sur son portable qu’à partir de 23 heures.
« Il faudra que j’habite ailleurs »
Les jours s’étirent en juillet. Celina, la Hondurienne, s’occupe de Paola et Alicia dans la magnifique maison en bord de mer de leurs grands-parents. La jeune femme doit trouver les mots pour préparer les filles à son départ définitif. Elle va rentrer au Honduras, récupérer Mercy, « la couvrir de chocolats », puis revenir avec elle en Espagne et trouver un nouveau travail. « Avec Mercy, il faudra que j’habite ailleurs. Votre maman veut une nounou qui dorme à la maison. » Paola et Alicia commencent par lui demander si elle pourra quand même venir leur préparer le petit-déjeuner. Les fillettes finissent par accepter sa décision : « Fais attention à toi au Honduras. Si tu vois un serpent, va à ta maison, parce qu’il est peut-être venimeux. » Puis : « Tu dois continuer ton chemin. »
L’amour sur écran
Quand elle échange avec sa famille par écrans interposés dans un cybercafé, Josefina apparaît coiffée, habillée et maquillée avec soin. Le sourire aux lèvres. On est dimanche et les siens préparent la chispa, un plat traditionnel paraguayen. Josefina, même à distance, reste attentive à chaque détail de leur quotidien. Elle insiste pour que Mar, sa fille, emmène le petit Danilito à la ville pour voir le médecin de famille. Elle s’enquiert de ce qu’ils ont mangé à midi, ou encore du temps qu’il fait. Elle s’effondre après avoir raccroché. Tant qu’elle n’aura pas de statut légal en Espagne, elle ne pourra pas voyager au Paraguay, sous peine de ne plus pouvoir revenir. L’heure affichée sur son ordinateur est toujours celle de son pays d’origine. « Mon seul moment d’apaisement, c’est quand je sais que c’est la nuit là-bas et qu’ils dorment. »