Le hangar des mystères
Sans lui, il n’y aurait pas eu près de 3 000 tonnes de nitrate d’ammonium stockées pendant sept ans sur les docks de Beyrouth. Et, donc, pas de destruction du port. Alexander Shishkin est un fantôme dans cette affaire. Sa société, Dreymoor Fertilizers, n’a jamais été inquiétée par les enquêtes judiciaires en cours. Le trader russe de fertilisants n’a jamais été mentionné. Aucun juge ne l’a jamais interrogé. Pourtant, sans lui, la cargaison de nitrate qui a causé l’accident ne serait jamais arrivée au Liban.
Alors que les investigations judiciaires sont au point mort, il est là, en face de nous, plongé dans le menu, à chercher des plats compatibles avec ses allergies alimentaires. Avant de l’attraper dans ce luxueux hôtel d’Istanbul, sur les bords du Bosphore et sous un beau soleil d’octobre, nous lui avons couru après pendant trois ans.
Il y a tant de mystères autour de l’explosion du port de Beyrouth que la liste de ce qui est certain tient en peu de lignes. Le 4 août 2020, un incendie dont l’origine n’a pas pu être déterminée se déclenche dans l’entrepôt numéro 12. En fin d’après-midi le feu atteint un autre entrepôt, où il cause deux explosions, dont une gigantesque. Deux cent trente-cinq personnes sont tuées et plus de 6000 blessées par le souffle qui provoque des dégâts sur des kilomètres à la ronde. Les destructions se chiffrent en milliards de dollars. Les conclusions de l’enquête d’une brigade spécialisée en explosifs de la gendarmerie française, invitée par les autorités libanaises, confirment que c’est bien le nitrate d’ammonium stocké dans le deuxième entrepôt qui a explosé.
Le stock de nitrate d’ammonium a-t-il été oublié ? Abandonné ? Conservé dans un but précis ?
Le document que nous avons pu consulter affirme par ailleurs que « l’hypothèse liée à une intervention humaine (fortuite ou délibérée) tout comme une cause électrique, et dans une moindre mesure une cause chimique, restent ouvertes ». Comme dans l’usine AZF, près de Toulouse, qui avait explosé en 2001, le nitrate entreposé sans ménagement provoque de terribles déflagrations lorsqu’il est touché par des flammes. À Beyrouth, il est resté pas moins de sept années dans un hangar. Que faisait-il là ? A-t-il été oublié ? Abandonné ? Conservé dans un but précis ?
Dès lors, l’origine du nitrate devient un enjeu majeur. Ainsi que les intentions de ceux qui l’ont importé, en pleine guerre en Syrie, démarrée en 2011. Car le nitrate d’ammonium est certes un engrais, mais sa composition est sensible puisque, détourné de son but originel, il peut servir d’explosif. Pour en expédier, il faut un accord entre un producteur et un acheteur, ce dernier devant –en fonction de la composition du produit – certifier qu’il en sera l’utilisateur final. Entre les deux, des intermédiaires se positionnent pour arranger la vente et transporter la marchandise.
Où surgit le trader russe
Ainsi, en septembre 2013, quand le Rhosus, un bateau défectueux battant pavillon moldave, quitte le port géorgien de Batoumi en mer Noire, il est chargé du nitrate en question, produit par Rustavi Azot, une société géorgienne. Quant à l’acheteur, il s’agit officiellement de la Fabrique nationale d’explosifs du Mozambique. Une commande douteuse puisque la société publique mozambicaine n’a jamais cherché à récupérer la marchandise. Pour ce qui est de l’intermédiaire, il s’agit de Savaro, une mystérieuse société écran – c’est-à-dire qui cache ses actionnaires et bénéficiaires. C’est elle qui a passé la commande. Tout cela a déjà été écrit et raconté. Ce qui n’est pas connu, en revanche, c’est que l’architecte du deal, celui qui a mis en relation les différents acteurs, s’appelle Dreymoor Fertilizers.
La première fois que nous nous intéressons à Dreymoor Fertilizers, en juin 2021, nous nous trouvons à Beyrouth. Nous sommes deux journalistes, l’un basé à Genève, l’autre à Paris. Nous avons l’habitude de travailler ensemble, principalement sur des enquêtes internationales au long cours. À ce moment-là, nous cherchons à éclairer les zones d’ombre de ce drame qui a sidéré le monde entier. Dix mois après l’explosion, la ville est toujours ravagée. De nombreuses fenêtres et baies vitrées restent obstruées par des cartons ou des plaques de bois. Les stigmates de l’une des plus grosses explosions non nucléaires de l’histoire sont visibles partout.
Dans un café à deux pas de la rue de Damas – l’ancienne ligne de démarcation entre les parties est et ouest de la ville –, nous mettons la main sur le document qui nous lance sur la piste du trader. Il s’agit de la copie de l’autorisation d’exportation du nitrate d’ammonium qui a explosé le 4 août 2020. Le bill of lading, ou certificat de cargaison du bateau, est daté du 23 septembre 2013 et ne mentionne pas Dreymoor Fertilizers. En parcourant d’autres documents, collectés par la police géorgienne et que nous avons récupérés, nous tombons sur une version postérieure de ce même certificat daté cette fois-ci du 27 septembre 2013 – soit le jour du départ du bateau. Le contrat de transport certifiant la cargaison est formel : l’exportation a été effectuée « pour et au nom de Dreymoor Fertilizers ». Un autre document de l’autorité douanière géorgienne confirme que la cargaison a été payée 803 000 dollars par la société russe.
Les documents établis par l'administration géorgienne prouvent le rôle clé de Dreymoor Fertilizers dans l'exportation du nitrate qui a ensuite été stocké dans le port de Beyrouth.
Cette dernière aurait donc joué un rôle central, qui a visiblement échappé à la curiosité des juges libanais. Mais aussi à celle des magistrats qui, en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, se penchent sur les raisons pour lesquelles le nitrate d’ammonium est resté sept ans dans un hangar, alors que les conditions de stockage sont encadrées par des préconisations de sécurité très strictes. Sept années durant lesquelles une partie substantielle de la marchandise s’est volatilisée. En effet, à Beyrouth, les enquêteurs estiment que seulement 500 tonnes ont explosé. Que sont devenues les 2 200 autres tonnes, sur les quelque 2 700 déchargées en 2013 ? Ont-elles été écoulées vers la Syrie voisine, où le produit est largement utilisé par les belligérants de tous bords pour en faire de l’explosif ?
C’est simple : jusqu’à récemment, il n’existait aucune mention d’Alexander Shishkin sur Internet.
Dans le domaine du négoce, un bon intermédiaire se distingue avant tout par sa capacité à sécuriser l’approvisionnement et à se rendre incontournable. Il n’est pas nécessaire d’être connu pour réussir. Et Alexander Shishkin est un homme prudent. Seul propriétaire de Dreymoor Fertilizers, qu’il a créée au début des années 2000, il a déclaré en 2016 à la justice suisse qu’il réalisait un chiffre d’affaires annuel de 1,5 milliard de dollars. Sur le site de la société, aucun organigramme n’apparaît et lui-même n’est pas mentionné. Les quelques traces de son existence sont à chercher du côté des tribunaux. Rien qu’aux États-Unis, ces quinze dernières années, une dizaine de litiges concernant Dreymoor ont été enregistrés. Rien d’anormal pour une société mondiale qui traite des milliers de tonnes de marchandises par an. Il s’agit surtout de différends autour de problèmes de livraisons ou avec des compagnies d’assurances. La plupart se sont soldés par de discrets règlements à l’amiable. À chaque fois, Dreymoor est représentée par d’éminents avocats ou des managers régionaux.
Bien qu’Alexander Shishkin réside à Moscou et que la plupart des employés que nous avons identifiés soient russes, la société est enregistrée à Singapour et rien ne la relie à la Russie. C’est simple : jusqu’à récemment, il n’existait aucune mention de son fondateur sur Internet. À l’abri derrière un illustre homonyme – un député russe qui apparaît quand on tape son nom dans un moteur de recherche –, le trader pouvait continuer à faire ses affaires discrètement. Jusqu’au jour où, il y a deux ans, il est brusquement entré dans la lumière.
Une apparition en Lorraine
Tribunal de Nancy, novembre 2022. Alexandre Shishkin est appelé à la barre devant la cour du tribunal de la ville. Il vient témoigner contre Dmitri Malinovsky, un homme d’affaires ukrainien à qui il a versé 13 millions d’euros en échange d’une cargaison d’engrais qu’il n’a jamais reçue. Son témoignage a été déposé en vain. La justice française ne lui a pas accordé le statut de victime, estimant qu’il n’a pas été prouvé que Dmitri Malinovsky a utilisé l’argent pour acheter le château de La Rochepot en Bourgogne, au cœur du procès pour « blanchiment » que XXI a raconté en mars 2024 en suivant ses rocambolesques retournements.
La sortie de l’ombre de Shishkin est providentielle. Grâce à ZZIIGG, dessinateur judiciaire présent lors de l’audience, nous pouvons enfin mettre un visage sur ce nom. Avec l’un de ses croquis, nous comparons son visage à plusieurs photos, glanées sur les réseaux sociaux grâce à une fuite de données personnelles organisée par des citoyens russes sur le dark Web. Sur l’une des fiches, le numéro de téléphone du trader. Nous le contactons et demandons à le rencontrer. Shishkin nous renvoie d’abord vers ses avocats. Après plusieurs mois de discussions sur WhatsApp, une occasion se présente finalement début octobre 2024. « Je serai à Istanbul jeudi, la semaine prochaine à Tashkent », répond-il après plusieurs refus et l’annulation en dernière minute d’une visioconférence. Nous nous précipitons en Turquie, tandis que, contactées, des sources judiciaires libanaises qui enquêtent sur l’explosion du port de Beyrouth nous confirment n’avoir jamais entendu parler de lui.
Ping-pong à Istanbul
Il est tel que nous l’avions imaginé. Le fluet sexagénaire n’a pas revêtu de costume comme sur le dessin de l’audience, mais il a le même air froncé, la peau légèrement rougie et les cheveux blancs peignés sur le côté. Il arbore surtout les codes de ces riches slaves que l’on croise dans les palaces européens, sur la Côte d’Azur ou dans de stations de ski huppées : t-shirt moulant Dolce & Gabbana, jeans, sneakers et smartphone immense dans la main. Nous le rencontrons à l’hôtel Kempinski d’Istanbul. Un palace magnifique sur les bords du Bosphore où Shishkin se comporte en habitué. Lui, si discret, a finalement accepté de nous voir parce qu’il est encore très remonté contre Dmitri Malinovsky, l’homme d’affaires ukrainien qui lui doit 13 millions d’euros. En appel, ce dernier a été condamné au printemps 2024, mais le trader russe n’a toujours pas obtenu gain de cause.
Alexander Shishkin pose sur la table le menu, garde sur le nez les lunettes pliables qu’il a sorties pour choisir des calamars grillés aux aubergines frites et un thé. La conversation commence naturellement sur son ennemi intime. « J’ai un diplôme de psychologue, et je peux vous le dire, c’est pathologique. Il a escroqué tous ceux avec qui il a travaillé et il a aimé ça, s’énerve le trader. Il a acheté un lieu touristique, un château célèbre, c’est absolument stupide de faire ça. Mais ce n’est pas de la stupidité, c’est de la psychopathologie. »
Entre deux calamars, l’homme d’affaires devient de plus en plus volubile, jusqu’à ce que la discussion dérive vers le port de Beyrouth. Et cette vente de nitrate. Son visage se ferme. « Ça, je ne m’en souviens pas. » Nous insistons. « Si vous êtes venu pour parler de ça, on arrête tout de suite. Je pensais que c’était une interview sur Malinovsky. Si c’est sur Dreymoor, je n’ai pas besoin de publicité. » S’ouvre alors une discussion plus serrée.
Selon des experts, les intermédiaires pourraient être les propriétaires du nitrate. Et donc légalement responsables.
Après l’explosion, l’entreprise mozambicaine acheteuse de la cargaison a affirmé au média américain CNN n’avoir jamais payé la marchandise. Dès lors, expliquent plusieurs experts en droit maritime ou juristes que nous avons interrogés, ce sont les intermédiaires qui pourraient en être les propriétaires, et donc légalement responsables. « Si Savaro n’est qu’une société écran, alors la responsabilité incombe aux véritables propriétaires. Les documents obtenus suggèrent que Dreymoor est un acteur essentiel pour apporter des réponses », affirme Marc Taylor, expert en droit et sanctions internationales. Au-delà de l’aspect juridique, la société d’Alexander Shishkin est indéniablement au cœur d’une transaction que des enquêteurs du monde entier essaient de comprendre. Et pourtant, le trader persiste à vouloir nous convaincre qu’il est à peine au courant de ce qu’il s’est passé : « Nous sommes une société internationale, je ne vois pas pourquoi notre transaction est en question. Nous n’avons rien à voir là-dedans. »
Peut-il alors nous en dire plus sur son partenaire géorgien, le fabricant Rustavi Azot ? « Ils produisent des engrais agricoles qui peuvent être utilisés pour fabriquer des explosifs, mais qui ne sont pas eux-mêmes des explosifs. Il y a un certificat de non-détonation. » Shishkin reporte la responsabilité de l’explosion sur les autorités portuaires libanaises. « Le produit est sûr, si vous ne le tenez pas près du feu… Ce qui est apparemment arrivé à Beyrouth, si j’en crois ce que j’en ai lu dans la presse. »
L’épave moldave
Nos questions fusent. Que sait-il de plus sur cette société géorgienne ? Si le Mozambique n’était pas vraiment le destinataire de ce nitrate d’ammonium vendu par son entremise, quelles étaient les intentions de l’autre intermédiaire, Savaro, lorsqu’il l’a acheté au nom de la société africaine ? Se pourrait-il que la commande de Savaro soit en réalité une couverture pour revendre une matière explosive à des belligérants en Syrie au plus fort de la guerre civile ? Sans toucher au reste de son plat, Shishkin affirme ne pas se souvenir. « Qui garde des documents datant de 2013 ? » tente-t-il. Et se distance de Rustavi qu’il présente comme un fournisseur parmi d’autres.
Nous sortons des documents qui prouvent pourtant leur proximité : des messages qui montrent que la société géorgienne a imposé Dreymoor comme intermédiaire dans une autre transaction. S’opère alors un étrange retournement de situation. Lui qui disait ne rien savoir de l’entreprise reconnaît : « J’avais 10 % des parts il y a des années, mais c’était juste un investissement, sans droit [de décision, NDLR]. » Depuis, promet-il, les parts ont été rachetées par le géant indien Indorama, et il n’est lié à la société géorgienne que par un offtake agreement – un partenariat permettant d’acheter de la marchandise avant même qu’elle soit produite, dans le but de la revendre.
Habituellement, le choix des navires revient aux sociétés de trading. Or, dans le cas qui nous intéresse, le bateau fait partie intégrante du problème. Le Rhosus était une épave flottante. Comment expliquer que ce navire soit choisi pour un trajet de plusieurs milliers de kilomètres, comme cela était initialement prévu ? Si l’on en croit les documents officiels, le bateau – qui devait traverser la mer Noire puis emprunter le canal de Suez jusqu’aux côtes mozambicaines – figurait encore l’année précédente sur la liste noire des bateaux à risques des autorités géorgiennes. Il lui avait même été interdit d’entrer en Géorgie durant des années.
Sans surprise, à peine est-il parti du pays avec le nitrate d’ammonium que les problèmes techniques se sont accumulés. Puis, au large de Beyrouth, un arrêt plus long a été décidé, officiellement pour charger des machines sismiques. C’est cette opération qui, toujours officiellement, aurait occasionné des dégâts trop importants sur le Rhosus pour qu’il puisse repartir. C’est alors que le déchargement du nitrate a été organisé.
Shishkin a définitivement perdu son flegme. Il a rassemblé ses affaires, prêt à se lever.
Sur ce sujet aussi, le revirement de notre interlocuteur est brutal. Il nie totalement avoir choisi le bateau. En début de déjeuner, quand nous l’interrogions sur le rôle de son entreprise dans un deal, il était catégorique : « Nous affrétons le navire, nous achetons donc le produit, nous le préparons pour le transport. » Précisant en outre que, dans certains cas, sa société stocke les produits avant de les revendre, « notamment au Brésil ». Quand la conversation dérive sur l’explosion du port, il nuance très largement. « Ce n’est pas notre affaire, mais d’après ce que j’ai lu dans la presse, le navire s’est cassé. Comme toutes les machines dans le monde, les bateaux ont cette tendance à se casser de temps en temps. » Puis charge l’administration libanaise, de nouveau : « Ce n’est pas un problème de bateau, ce sont les autorités portuaires de Beyrouth qui n’ont pas agi comme il faudrait. »
À ce stade du rendez-vous, Alexander Shishkin a définitivement perdu son flegme. Il a rassemblé ses affaires, s’est assis au bord de sa chaise, prêt à se lever pour nous quitter. Nous saisissons les dernières minutes pour l’interroger sur la société Savaro, principal suspect dans différentes enquêtes judiciaires en cours. En 2021, l’OCCRP, un consortium de journalistes d’investigation, a révélé que cette société britannique était en réalité un faux-nez lié à des hommes d’affaires ukrainiens. Une société écran, en somme.
Une grande conspiration ?
En 2022, en plein cœur des enquêtes sur l’explosion du port, la justice britannique a réussi à empêcher les responsables de Savaro de liquider leur société. La Haute Cour de justice a exigé qu’elle révèle ses véritables propriétaires, en vain. En février 2023, elle a aussi condamné l’entreprise à dédommager quatre familles de victimes qui avaient porté plainte. Pour autant, le mystère sur la fonction réelle de Savaro reste entier. « Je ne les ai jamais rencontrés, mais je connais leur existence. Ces gens étaient, à ce que je sais, probablement dans les engrais, en petites quantités, enfin peut-être », continue d’affirmer Shishkin, alors même que sa société a traité avec eux et que, quelques minutes plus tôt, il nous certifiait procéder systématiquement à des enquêtes préliminaires sur ses partenaires d’affaires. « Je ne sais pas si nous avons déjà effectué des transactions avec eux. J’ai entendu le nom par l’un de mes négociants qui ne travaille plus. Il a entendu le nom… Ils étaient en train de se renseigner sur quelque chose », dit-il, sans vouloir en dire plus malgré nos relances. Pourtant devant la Haute Cour de justice britannique, Savaro avait été formel, confirmant avoir passé un contrat avec Dreymoor en juillet 2013.
Au bout de deux heures de discussion, dont une sous tension, nous arrivons aux limites de l’exercice. « Vous cherchez un chat noir dans une pièce noire, mais il n’y a pas de chat », lance le trader qui se lève, attrape un sac plastique et sa petite pochette en cuir. « Franchement, je vous comprends. En tant que journaliste, vous voulez trouver une histoire sensationnelle. Je peux même suivre le cheminement de votre pensée, surtout après cette page d’histoire. Oui, ça a l’air… Je veux dire, surtout que je suis citoyen israélien, depuis 2017… Ça a l’air d’une grande, grande conspiration, mais évidemment ce n’est pas le cas. »
Deux heures après notre rendez-vous, l’homme d’affaires semble pris de regrets. « Comme convenu, si vous avez des questions supplémentaires, envoyez-nous la liste », prend-il l’initiative de nous écrire. Quelques semaines plus tard, nous lui demandons des précisions sur des documents nouvellement découverts et confirmant le rôle de Dreymoor. Ses avocats, depuis Londres et Paris, prennent le relais.
Leur message est clair : leur client n’a rien à voir avec l’explosion. Ils reconnaissent le rôle de la société d’Alexander Shishkin dans la transaction mais rappellent que « la cargaison était destinée au Mozambique comme l’indiquent les documents ». Et rejettent la responsabilité du choix du bateau sur Savaro. Selon eux, « c’est donc Savaro, et non Dreymoor, qui est responsable du produit une fois chargé. En tout état de cause, Dreymoor n’avait aucun contrôle sur ce qui se passait une fois le produit chargé sur le Rhosus ». Ils prétendent enfin que cette vente était « parfaitement classique », destinée à « un client actif et reconnu sur le marché ».
Ce qui est certain en revanche, c’est que les preuves que nous avons récoltées sur le rôle de l’entreprise en Géorgie ouvrent de nouvelles pistes pour les enquêtes judiciaires au point mort depuis deux ans. Qu’il soit simple témoin ou donneur d’ordre du convoyage du nitrate, il sera impossible d’élucider le mystère du 4 août 2020 sans Alexander Shishkin et sa société Dreymoor. « Chaque révélation est une pièce essentielle pour compléter le puzzle et aboutir à la vérité et à la justice », veut croire Tania, avocate libanaise qui a perdu son mari dans l’explosion.