Et si la révolution commençait dans un hôtel cinq étoiles ? À Katmandou, aucune promesse ne semble impossible aux voyageurs de passage, même à ceux qui ont effectué ce périple pour assouvir le rêve d’une vie : accéder au toit du monde. En franchissant les portes vitrées de l’hôtel Marriott, mastodonte de douze étages construit en 2020 à quelques encablures de Thamel, le quartier des touristes, la vibration s’arrête d’un coup. Effacés, l’agitation colorée et bouillonnante de la ville, les trottoirs défoncés et bondés, l’incessant trafic qui s’écoule au ralenti dans un vacarme de klaxons et un nuage de pollution. Dans un salon au luxe moderne et aseptisé, un homme athlétique et habité harangue une douzaine de clients en partance pour l’Everest.
Le briefing de Nirmal « Nimsdai » Purja, patron de l’agence Elite Exped, s’est ouvert par une vidéo trépidante, grand écran et musique symphonique à plein volume, enchaînement stroboscopique des étapes de sa vie d’aventurier tout-terrain : enfance dans la cambrousse népalaise, carrière militaire, guerre en Afghanistan, prouesses au sein des forces spéciales britanniques, chronos sur les plus hauts sommets de la planète, brevets du livre Guinness des records, et une conclusion, claquant en lettres majuscules : « 100 % de réussite », sa promesse de guide.
Nous sommes au “fucking top”, nous sommes des durs et nous sommes une famille.
Nirmal « Nimsdai » Purja
Le Népalo-Britannique remonte ses lunettes d’aviateur sur la casquette siglée à son nom et lance, d’un ton conquérant : « Bienvenue. Vous êtes venus ici car vous avez confiance dans notre leadership et vous avez raison. Nous avons 26 expéditions réussies derrière nous, avec tout le monde au sommet et pas la moindre blessure. Personne au monde n’a fait cela ! » Puis il se tourne vers son équipe, et présente quelques-uns des sherpas de renom qui l’entourent. Presque tous bodybuildés, avec le même look cool et branché que leur chef, jean stone washed, t-shirt et baskets de marque, casquette de base-ball : « Notre équipe est pleine de légendes vivantes ! Nous sommes au “fucking top”, nous sommes des durs et nous sommes une famille. » Dans un dernier rush, il exhorte ses clients à respecter l’esprit de groupe, la solidarité : « C’est à vous de jouer : construisez cette amitié, et votre succès est garanti. » Les clients hochent la tête, conquis.
Ils sont tous jeunes, une moitié de solides gaillards, une moitié de femmes, dont quelques influenceuses taille mannequin, fidèles clientes d’Elite Exped. Venus de Pologne, du Mexique, des États-Unis, de France, de Bulgarie, de Norvège ou du golfe Arabique, ils ont déboursé 60 000 euros pour cette expédition à l’Everest, voire 77 000 pour ceux qui enchaîneront avec le Lhotse, le voisin direct, perché lui aussi à plus de 8 000 mètres. Un peu en retrait, une jeune femme brune au visage volontaire est vêtue d’un sweat-shirt vert siglé « Everest Climb » : c’est Asma al-Thani, princesse de la famille royale qatarie, cliente personnelle de Nirmal Purja. Rien qu’en 2021, il l’a emmenée, contre une rémunération confidentielle, au sommet de deux 8 000 mètres, le Dhaulagiri et le Manaslu, à l’Ama Dablam, au mont Vinson (point culminant de l’Antarctique) et au pôle Sud. Nous n’en saurons pas plus : interdiction d’interroger les clients et les guides d’Elite Exped. Le patron n’aura ce jour-là que deux minutes à nous consacrer : « Je suis tellement occupé… “I’m sorry, brother”. » Le temps court en permanence pour celui qui veut tout contrôler, tout assurer. Il n’a rien d’un athlète de haut niveau soucieux de son écho médiatique : priorité à ses clients et à son business.
Un documentaire à succès sur Netflix
C’est pourtant bien une performance qui a propulsé Nirmal Purja sur le devant de la scène. Si vous ne le connaissez pas encore, retenez son surnom : Nimsdai, qui signifie « frère Nims » en népalais. Alors qu’il n’était encore qu’un inconnu en Himalaya, il a pulvérisé le record de vitesse d’ascension des quatorze sommets de plus de 8 000 mètres d’altitude que compte la planète. Seules quarante-deux personnes avant lui, dont quatre femmes, avaient accompli ce défi considéré comme la quête d’une vie entière d’himalayiste. Des dizaines d’autres sont morts de leur engagement dans cette folle course aux « quatorze 8 000 », inaugurée par l’Italien Reinhold Messner, en seize ans (entre 1970 et 1986). Deuxième plus rapide, un Sud-Coréen, Kim Chang-ho, avait bouclé l’exploit en près de huit ans et en toute discrétion (2005 à 2013).
Nimsdai, lui, n’a eu besoin que de six mois et six jours, et, son record éclatant en poche, il a pris la lumière comme peu d’autres avant lui. Un livre, un documentaire à succès sur Netflix, des centaines de vidéos et de messages sur les réseaux sociaux : voilà pour la forme, une communication sans faille, pesée au millimètre. Pour le fond, il s’appuie, en complément de son record, sur une performance sportive : la première ascension hivernale du redoutable K2, deuxième sommet le plus haut du monde, réussie avec une équipe à 100 % népalaise en janvier 2021. Le tout a fait de lui l’un des himalayistes les plus célèbres du monde depuis Messner, et le plus connu des Népalais depuis Tensing Norgay, premier conquérant de l’Everest en 1953 avec le Néo-Zélandais Edmund Hillary.
Confiance, capacités et ambition
Lorsqu’il se lance dans sa course aux 8 000 en 2019, Nirmal Purja, 36 ans, n’a que sept ans d’alpinisme derrière lui, mais il est doté d’une confiance inoxydable, de capacités physiques et morales hors du commun… et d’une ambition à la hauteur de la situation. Détail important : il n’est pas de l’ethnie sherpa, ce peuple aux racines tibétaines des hautes vallées himalayennes. Né dans une famille modeste, il a grandi dans la région de Chitwan, une plaine du sud du pays, avant d’intégrer, comme son père et ses deux frères aînés avant lui, la brigade des Gurkhas, prestigieuse unité de l’armée britannique exclusivement composée de Népalais.
À 20 ans, il quitte le Népal pour l’Angleterre. À 25, il est déployé en Afghanistan, puis devient le premier Gurkha à intégrer, de haute lutte, les forces spéciales de la Royal Navy, le Special Boat Service (SBS), « le top du top » des unités d’élite, souligne-t-il. Familier des théâtres d’opérations les plus risqués et les plus secrets, spécialisé dans la prise en charge sanitaire des soldats blessés sur le champ de bataille, promu instructeur spécialisé montagne et expert des milieux « grand froid », il est promis à une belle fin de carrière. Le virus de la très haute altitude, contracté sur le tard et où il s’est découvert des facilités étonnantes, va changer le cours de son destin.
Il démarre son projet comme on se jette dans le vide, avec à peine 15 % des 900 000 euros nécessaires à l’opération. Pari gagnant.
Pour se lancer dans son défi himalayen, il démissionne de l’armée, renonçant à son salaire de sous-officier et à sa future retraite, et hypothèque sa maison du Hampshire (sud de l’Angleterre), où il vit avec son épouse népalaise. Il démarre son projet comme on se jette dans le vide, avec à peine 15 % des 900 000 euros nécessaires à l’opération. Pari gagnant : dans les mois qui suivent, de gros sponsors, dont un horloger de luxe, lui permettent de boucler son budget.
Dès le départ, alors que personne n’y croit, sauf lui et son équipe de solides sherpas, il filme avec soin son périple. La performance réalisée, Netflix se saisit de ce matériau brut pour en faire un documentaire à grand spectacle, à la gloire de son auteur. Dès sa sortie en novembre 2021, 14 x 8 000, Aux sommets de l’impossible remporte un succès mondial, avec des dizaines de millions d’heures cumulées de visionnage. Désormais connu sous le nom de Nimsdai, il accède au statut de héros national au Népal et d’icône, notamment en Asie. Il devient une source d’inspiration et de motivation dans le monde entier, comme en témoignent les milliers de messages qui inondent ses comptes sur les réseaux sociaux.
« Inspirer, motiver et changer le monde »
Ses relations avec la presse restent pourtant distantes et parcimonieuses. Il compte surtout sur les réseaux sociaux pour façonner son image, en narrateur expert de sa propre histoire. Son film accompagne son autobiographie, Au-delà du possible (éd. du Mont-Blanc, mars 2022), coécrite avec le ghost writer britannique Matt Allen, traduite en sept langues. Son nombre d’abonnés Instagram a bondi ces derniers mois à 2 millions. Pour le rencontrer, nous avons dû entamer un siège digne d’une star hollywoodienne, en commençant par le camp de base : un service presse intraitable et sa batterie d’e-mails à franchir. Deuxième étape, providentielle : une rencontre avec le phénomène Nimsdai est organisée par l’un de ses équipementiers français, fabricant de gants et vêtements chauffants pour la haute altitude. Nous voici au camp 1, le QG flambant neuf du groupe Sidas, cube de verre et de béton posé au milieu des labours de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs (Isère), avec une belle brochette de journalistes spécialisés montagne et quelques grands médias nationaux.
Nirmal Purja n’est pas grand mais il dégage puissance et autorité. Il a moulé son torse musclé dans un t-shirt noir floqué d’un « Nimsdai » sur le devant et de l’une de ses maximes favorites dans le dos : « Living life in the death zone » (« Vivre sa vie dans la zone de la mort »). Sa ligne de t-shirts et casquettes, en vente à 55 euros pièce sur son site Web, fait un tabac. S’il se montre chaleureux et avenant, il reste vigilant, tranchant. Rompu à l’exercice de l’interview, il répond avec assurance et une pointe de mégalomanie parfaitement assumée : « Avec les quatorze 8 000, je voulais raconter une histoire pour inspirer, motiver les gens… et changer le monde. » être le change maker de son époque, nous voici au cœur de son projet révolutionnaire. Son message est un mantra individualiste et positif, simple et percutant : « N’aie pas peur d’avoir de grands rêves. Crois en toi. Quelles que soient tes origines, quelle que soit ta couleur, avec de la volonté, rien n’est impossible. »
Mettre les sherpas restés dans l’ombre sous les feux des projecteurs
Pour expliquer son incroyable chrono, il insiste sur son bagage militaire, la rude école des forces spéciales qui impose un volume démesuré d’entraînement. C’est l’armée qui a forgé sa résistance à la souffrance, au manque de sommeil, au stress, à la peur. Au feu, il a développé sa capacité de décision et son instinct de survie. « À très haute altitude, je suis heureux, je célèbre la douleur et la lutte. Les grandes montagnes, la zone de la mort, c’est mon élément : c’est l’endroit où une décision peut te sauver, t’amener la victoire… ou te tuer. » Vaincre ou mourir, la recette est simple.
Au-delà de l’exploit individuel, la démarche porte un enjeu collectif. Sa volonté est de « mettre sous les feux des projecteurs les guides népalais », tous « mes frères sherpas restés dans l’ombre » de l’histoire de l’himalayisme, où ils ont pourtant joué un rôle de premier plan. « Les quatorze 8 000, c’est notre terrain de jeu, nous sommes chez nous. Personne d’autre que nous ne peut grimper là-haut aussi vite, dans notre style, lance-t-il, une pointe de défi dans la voix. Si ce n’était pas le cas, le K2 aurait été grimpé en hiver sans nous ! »
Températures inhumaines
Le K2, pyramide fascinante et meurtrière culminant à 8 611 mètres au fin fond du Karakorum dans l’Himalaya pakistanais, restait le dernier 8 000 à n’avoir jamais été gravi en hiver, lorsque les températures y sont inhumaines et les vents, d’une violence extrême. Entre décembre et mars, les créneaux d’ascension sont rares et très courts. Les Polonais, pourtant grands spécialistes des hivernales, s’y étaient cassé les dents à quatre reprises depuis 1987.
En décembre 2020, il y a foule au camp de base : une grosse expédition polonaise, une solide équipe islando-pakistanaise, une brochette d’Occidentaux, certains très expérimentés, regroupés au sein d’une expédition commerciale montée par l’agence népalaise Seven Summit Treks… et surtout – là aussi c’est une première – deux équipes purement népalaises.
La première est dirigée par l’un des meilleurs guides du pays, Mingma G. Sherpa, qui a annoncé la couleur : « Mon rêve, mon seul vrai objectif, c’est de voir le drapeau népalais sur la liste des premières ascensions hivernales des 8 000. » La seconde est dirigée par Nirmal Purja, qui a réuni une équipe de sherpas affûtés, dont son bras droit, le surpuissant Mingma David. Il s’est décidé au dernier moment et arrive tardivement au camp de base… le jour de Noël. Très vite, les Népalais décident de collaborer (« pour notre pays ! »). L’association entre Mingma G. et Nimsdai fonctionne à merveille. Début janvier, une terrible tempête balaie les cordes fixes et les camps d’altitude qu’ils ont installés ensemble, mais il en faut plus pour les arrêter. En quatre jours seulement, ils vont réaliser l’exploit qui résistait aux Occidentaux depuis plus de quarante ans. « L’une des ascensions les plus difficiles que nous ayons jamais faite », témoigne Mingma G.
8 600 mètres et 2 millions de vues
L’assaut final a lieu le 16 janvier. Ils démarrent à 1 heure du matin. La température avoisine les –55 degrés. Certains sont à deux doigts d’abandonner, mais Nirmal Purja galvanise la troupe. Le soleil se lève enfin et leur donne la force de surmonter les dernières difficultés. À 16 h 43, ils sont dix Népalais juste sous le sommet à 8 600 mètres, au-dessus du monde. Ils ont pris soin de s’attendre et de se regrouper pour filmer cette scène extraordinaire : dans la lumière rasante du soleil couchant, épaule contre épaule, drapeau rouge népalais déployé, ils marchent à grands pas, en chantant leur hymne national jusqu’à atteindre ensemble le sommet… La vidéo a été vue plus de 2 millions de fois sur les seuls comptes Instagram et YouTube de Nimsdai, qui écrit une nouvelle page dans la légende de l’Himalaya. Tout en images.
À peine trois jours plus tard, après un vol retour en hélico, les Népalais victorieux sont fêtés à Islamabad, capitale du Pakistan, avant d’être accueillis en héros à Katmandou. Nimsdai et son équipe n’auront passé que vingt-cinq jours sur le K2 pour réaliser leur hold-up ! Cette rapidité insolente contraste avec les drames vécus ensuite par les autres candidats à l’hivernale du K2 : cinq d’entre eux y laissent leur vie entre le 16 janvier et le 6 février… Certes, neuf des dix Népalais ont utilisé de l’oxygène en bouteille pour atteindre le sommet, suscitant quelques réserves parmi les puristes car la quasi-totalité des premières hivernales des 8 000 avait jusqu’alors été réalisée sans oxygène, un point d’honneur pour les Polonais en particulier. Au K2 pourtant, l’un des Népalais ne portait pas de masque à oxygène : Nirmal Purja.
« Sans l’oxygène, ils auraient explosé »
Dans ce microcosme de l’extrême, c’est tout sauf un détail : nombre de grands himalayistes avaient jeté un œil peu amène sur le record de vitesse des quatorze 8 000 de Nims, car lui et son équipe ont largement utilisé l’oxygène et l’hélicoptère pour atteindre leur but. À leurs yeux – détail physiologiquement avéré –, c’est comme si un coureur cycliste montait les lacets de l’Alpe d’Huez avec un vélo électrique… Pour mémoire, Reinhold Messner avait inauguré l’enchaînement des quatorze sans utiliser l’oxygène, tout comme Kim Chang-ho qui avait poussé l’éthique jusqu’à rallier le camp de base de l’Everest en canoë, à vélo et à pied depuis les côtes indiennes.
Comme souvent dans les accélérations de l’histoire de la montagne, le débat fait rage. Patrick Wagnon, glaciologue et grand himalayiste, accro au style alpin pur et dur – pas d’oxygène, pas de sherpas, pas de cordes fixes – tranche sans détour : « Tôt ou tard, il devait y avoir un record de vitesse sur les quatorze, et c’est très bien que ce soit un Népalais qui l’ait décroché. Les locaux se font exploiter depuis des décennies, en Himalaya, par des Occidentaux qui ne sont parfois que des assistés : 90 % des candidats aux sommets des 8 000 seraient incapables d’y parvenir sans les sherpas ! Leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur, ils avaient une revanche à prendre, et c’est Nims qui l’a fait, bravo. Ceci dit, l’utilisation de l’oxygène, qui est purement et simplement un dopant, dévalue totalement sa performance. »
Bien sûr, ils sont chez eux et ils font ce qu’ils veulent, mais si l’on se place dans le champ du haut niveau, ils sont hors sujet.
Christian Trommsdorff, guide à Chamonix et himalayiste chevronné
Christian Trommsdorff, guide à Chamonix et himalayiste chevronné– ex-président de l’Union internationale des associations de guides de montagne (UIAGM), il est l’un des sept Français à avoir gravi l’Everest sans oxygène –, relève la même contradiction : « L’équipe de Nirmal Purja, constituée de personnalités très fortes physiquement, avec une énorme expérience, a cultivé un super esprit collectif. Ils ont optimisé tout cela pour enchaîner les quatorze 8 000, mais à cette vitesse, sans l’oxygène, ils auraient explosé. Ce chrono n’était possible qu’avec l’oxygène et une utilisation très importante de l’hélicoptère, même s’ils minimisent. Bien sûr, ils sont chez eux et ils font ce qu’ils veulent, mais si l’on se place dans le champ du haut niveau, ils sont hors sujet. »
Le K2 sans oxygène de Nims était une réponse à ces critiques, même s’il s’en défend. L’ex-soldat se refuse à prononcer le mot « revanche », au nom des Népalais comme en son nom propre : « Si j’ai fait le K2 sans ox, c’est parce que je m’en sentais capable. En réalité, ce fut comme une longue méditation. Contrairement à ma situation durant mon projet sur les quatorze 8 000, où j’avais en permanence à penser à la levée de fonds, à la communication, à l’organisation, là je n’avais qu’à grimper : ce n’était pas si dur que ça ! » Face à l’assemblée des journalistes spécialisés, invités par son équipementier en Isère, il passe à l’offensive : « Si nous utilisons souvent l’oxygène au-dessus de 7 500 mètres, c’est parce que nous traçons, fixons les cordes fixes, installons les camps. Avec 35 kilos sur le dos, c’est un autre monde. Tant de soi-disant alpinistes sans oxygène se contentent de nous suivre, sans rien porter, une fois que nous avons fait le boulot ! »
Bienvenue dans le monde de l’himalayisme commercial
Il poursuit, penché en avant, le ton dur : « Nous n’avons fait que trois approches sur quatorze en hélico. Ne soyez pas stupides : vous, venez-vous au Népal à pied ? » Il omet de compter les retours héliportés en vallée, directement depuis les camps de base une fois le sommet atteint, ce qui double le nombre de recours à l’hélico pendant son record. Mais personne ne le relance, car il enchaîne : « Pour aller en Antarctique, vous faites comment sans avion ? C’est du bon sens. Si vous ne comprenez pas ça, c’est que vous vivez dans un autre monde. »
Un autre monde ? La clef est sans doute là. Ce « monde » dans lequel Nimsdai s’inscrit est celui de l’himalayisme commercial. L’Occident cherche en lui un athlète hors du commun, un héros briseur de record, tandis que lui se focalise sur ses expéditions commerciales. Tous les protagonistes du record des quatorze et de l’hivernale du K2 sont des acteurs népalais de la filière. Leur style d’ascension est l’héritage des méthodes inventées par les Occidentaux à la grande période de la conquête himalayenne des années 1940 à 1960 : l’installation de camps fixes d’altitude, reliés par des kilomètres de cordes fixes, matériel acheminé par les sherpas qui assurent ensuite le ravitaillement des camps en bouteilles d’oxygène, en cartouches de gaz, en nourriture… avant d’assister, parfois pas à pas, les Occidentaux vers le sommet.
L’apothéose du « 8000isme »
« Les quatorze 8 000 en six mois, c’est très impressionnant en matière de performance physique, mais c’est surtout révélateur de l’expertise actuelle des Népalais en ce qui concerne l’équipement de la montagne », souligne Rodolphe Popier, chroniqueur français de référence pour La Montagne et Alpinisme, la revue du Club alpin français. « C’est l’apothéose du “8000isme”, un style à part entière, poursuit celui qui contribue régulièrement à l’Himalayan Database, fondation indépendante de contrôle et d’analyse de l’himalayisme au Népal. Avec le matériel moderne, leurs connaissances et leur marge physique, les Népalais rendent les voies normales d’ascension accessibles à tous, non seulement à l’Everest, mais également sur des 8 000 plus techniques et peu fréquentés jusqu’alors, comme le K2, le Kangchenjunga, le Nanga Parbat. »
Autre voix forte, François Damilano, guide de haute montagne, réalisateur du documentaire On va marcher sur l’Everest, confirme la dimension symbolique de la révolution Nimsdai : « Le record de vitesse sur les quatorze comme le K2 hivernal témoignent de la réappropriation territoriale, culturelle et économique de l’himalayisme mise en œuvre par les Népalais, et donc d’une décolonisation. Nimsdai est le porte-drapeau de ce mouvement, et il en a les épaules. Il vit en Angleterre, sa formation et ses références sont européennes : son film est un bras d’honneur à l’Occident, et répond aux frustrations des Népalais en utilisant, paradoxe bien connu en sociologie, les codes et les schémas occidentaux. » Le guide, toujours actif en Himalaya, y relève « des revendications qui sont de l’ordre du business. Sur le terrain du tourisme d’altitude de masse, les Népalais nous poussent dehors, une démarche qui n’est pas une rupture mais bien une réappropriation, avec en toile de fond une grosse bataille économique entre acteurs locaux ».
De 45 000 à 110 000 euros
Paulo Grobel est un autre des rares guides français à organiser des expéditions himalayennes. S’il veille à proposer des sommets méconnus, avec une approche écoresponsable et pédagogique, il est un observateur avisé de ce marché des expéditions sur les 8 000, et il confirme : « Nimsdai a mis au grand jour ce qui est déjà une réalité de terrain : les Népalais sont les acteurs incontournables de l’himalayisme commercial. Son film “14 x 8 000” joue sur la fierté nationale en soulignant le savoir-faire et la détermination des Népalais, en démontrant qu’ils sont dans leur élément… ce qui entraîne leur revendication économique logique : récupérer la partie commerciale de ce marché mondial. Sur les 8 000, ils assurent 100 % de la logistique, 90 % de l’encadrement, mais ne profitent que de 40 à 50 % des retombées commerciales ! »
On est bien là au cœur de l’effet Nimsdai, révélateur des profondes mutations en cours. Les agences occidentales, dirigées par des guides américains ou européens le plus souvent, peuvent facturer une expédition à l’Everest de 45 000 à 110 000 euros. Elles gardent la main sur la stratégie d’ascension, mais sous-traitent l’organisation logistique à des agences népalaises. Ces dernières ne veulent plus se contenter de ce marché : elles organisent de plus en plus souvent leurs propres expéditions, avec un encadrement local à la carte et à des tarifs inférieurs, pouvant descendre sous les 30 000 euros. Si le nombre d’acteurs occidentaux a tendance à diminuer, les agences népalaises se multiplient et captent une grande partie des nouveaux clients, notamment asiatiques.
Des Népalais ont commencé en vendant des expéditions à prix cassé, et ont bâti un empire incroyable.
Billi Bierling, journaliste et alpiniste allemande
Depuis dix-huit ans, Billi Bierling, journaliste et alpiniste allemande, pilier de l’Himalayan Database à Katmandou, qu’elle sillonne à vélo pour rencontrer les himalayistes à leur départ puis à leur retour d’expédition, a pu observer ce virage : « De nouveaux acteurs népalais, comme Seven Summit Treks, ont révolutionné le marché depuis 2011. Ils ont commencé en vendant des expéditions à prix cassé, et ont bâti un empire incroyable. Les compagnies occidentales vont avoir de plus en plus de mal à trouver de jeunes clients ! »
Tentes panoramiques chauffées, wi-fi et douches chaudes
Seven Summit Treks (SST), nouveau leader du marché, est l’acteur caché derrière le record de Nimsdai. Ce dernier n’aurait pu réussir sans l’expérience, la puissance logistique de SST et de ses équipes, mises à sa disposition à prix d’ami. Chhang Dawa Sherpa, quatorze 8 000 au compteur, est l’un des fondateurs de l’agence. Un soir, nous le croisons au Sector III, le bar-restaurant branché qu’il vient d’ouvrir sur un toit du centre de Katmandou : « Je suis fier de Nims ! Je l’ai aidé à chacun de ses projets depuis que je l’ai rencontré sur son premier 8 000, le Dhaulagiri, en 2014. Je lui avais dit : “Tu pourrais faire les quatorze en deux ans.” Un jour, il m’appelle pour me dire : “Brother, je voudrais le faire en sept mois.
— Laisse-moi une heure”, ai-je répondu. J’ai tout calculé et je l’ai rappelé : “Tu peux le faire en six mois, avec des déposes en hélico et une équipe forte.” J’ai choisi mes meilleurs sherpas pour lui ! »
Dans cette nouvelle ère commerciale, la logistique est la mère de toutes les réussites. Le camp de base de l’Everest est un révélateur : chaque printemps, dès la mi-avril, cet incroyable camping accueille de 1 000 à 2 000 personnes sur le glacier du Khumbu, à 5 350 mètres d’altitude. Chaque agence népalaise monte son petit quartier ; celui de SST est le plus grand : il accueillait l’an dernier 135 étrangers, dont 80 clients directs. Une logistique monumentale, avec un niveau de confort élevé – tentes réfectoires et tentes « coffee shop » panoramiques chauffées, wi-fi et douches chaudes, boulangerie, ravitaillement régulier en produits frais depuis Katmandou grâce à la compagnie d’hélicoptère dont s’est dotée SST… L’agence se développe et innove ; elle est le premier opérateur à proposer des expéditions hivernales sur les 8 000, y compris au Pakistan, ou des enchaînements express de plusieurs 8 000. Chhang Dawa l’annonce avec fierté : « J’ai vingt clients qui veulent faire les quatorze ! »
Les nouveaux sommets
Arnold Coster, guide de haute montagne hollandais, fait appel à la logistique de SST. Cette année, pour la vingtième fois, il sera à l’Everest avec ses propres clients. Sur la terrasse du Sector III, cet athlète aux faux airs de Bruce Willis plaisante : « Bientôt mes clients n’auront plus besoin de moi : je représente une profession mourante ! Le niveau de service fourni par les Népalais n’a plus rien à voir avec ce qu’il était à mes débuts et ils sont en train d’exporter ça sur tous les sommets. » Pour lui, le processus est inéluctable, et Nimsdai l’a encore accéléré : « Il attire de jeunes clients sur le marché, c’est positif, mais attention au revers de la médaille : il y a trop de monde sur la montagne, et de plus en plus de non-alpinistes, cela devient dangereux. »
L’observatrice de l’Himalayan Database, Billi Bierling, prend l’exemple de l’Annapurna. Ce sommet difficile est resté longtemps un 8 000 uniquement fréquenté par des himalayistes de haut niveau. Avec l’essor du marché et l’amélioration des moyens techniques proposés par les Népalais, la fréquentation du sommet explose : « Soixante-six personnes ont réussi l’Annapurna l’an dernier, le même jour, avec de l’oxygène pour soixante d’entre eux. De 1950 à 2010, il n’y avait eu que 170 “summiters”… dont dix seulement avec oxygène ! », souffle-t-elle, estomaquée. Yorick Vion, aspirant guide français, était sur l’Annapurna durant ces journées record de 2021 : « Une partie des clients n’avaient ni le bagage technique ni le physique nécessaire, certains ne savaient pas marcher avec des crampons et pourtant les sherpas les ont fait grimper au sommet : ce sont des machines et ils ont une excellente logistique, des moyens colossaux, le soutien de l’hélicoptère, de l’oxygène à foison… » Marc Batard, guide, himalayiste de haut niveau dans les années 1980, lance un sinistre avertissement : « C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de drame : l’itinéraire choisi était très dangereux, les cordes fixes, pas toujours bien posées… Il y a un vrai problème de compétence des guides népalais, y compris ceux de Seven Summit Treks qui étaient là. Je l’ai dit à Chhang Dawa, ça ne lui a pas plu. »
L’Everest aux heures de pointe
Ang Norbu Sherpa partage ce constat. Ce parfait francophone est le patron de l’agence Adventure 6000 qui gère notamment tous les treks du voyagiste français Terres d’aventure. Il est le président de la Nepal National Mountain Guide Association (NNMGA), qui forme au long cours les guides népalais et leur décerne un diplôme exigeant, reconnu depuis 2012 par l’Union internationale des guides de montagne (UIAGM). Soixante-treize professionnels népalais seulement en sont titulaires (dont une femme) pour des milliers de nationaux encadrant treks et expéditions sans réelle formation. « Il nous faudrait produire au moins 300 nouveaux guides diplômés au total, soupire Ang Norbu. Alors que le nombre de guides occidentaux diminue régulièrement sur nos montagnes, nous avons un gros problème avec tous les guides népalais non diplômés, à qui le gouvernement fournit depuis 2019 une licence sans exiger qu’ils soient formés correctement. Ces guides inexpérimentés, en particulier sur les secours et la maîtrise du milieu montagnard, mettent la vie de leurs clients en danger. »
La NNMGA a introduit un recours devant la Cour suprême du Népal pour faire reconnaître son diplôme et durcir les conditions d’attribution des licences aux guides non formés. Ang Norbu fustige aussi le recours abusif à l’hélicoptère, dont les déposes de clients en altitude – parfois jusqu’au camp 2, à 6 500 mètres sur l’Everest ! –, et il souhaiterait la mise en œuvre d’une régulation, avec l’obligation pour les candidats à l’Everest de justifier d’une expérience préliminaire sur un sommet de 6 000 à 7 000 mètres.
Je pourrais gagner beaucoup plus d’argent rien qu’en répondant aux milliers de demandes de conférences que je reçois : on m’offre 80 000 dollars pour parler quarante à soixante minutes !
Nirmal « Nimsdai » Purja
Nirmal Purja connaît bien ces questions. Sa première percée sur les réseaux sociaux et dans les médias est liée aux pics de fréquentation de l’Everest. Le 22 mai 2019, au début de son parcours sur les quatorze 8 000, il atteint le sommet de l’Everest avant tout le monde, et s’apprête à enchaîner sur le Lhotse voisin, sans prendre de repos, puis le Makalu. En s’engageant dans la descente, il se retrouve dans une file ininterrompue de grimpeurs et à double sens. Plusieurs centaines de personnes font la queue en piétinant au niveau du célèbre ressaut Hillary, soixante mètres sous le sommet. Il prend une photo qui devient virale, comme symbole d’une certaine banalisation de l’exploit : l’Everest aux heures de pointe ressemble au métro londonien. Lors de ce printemps 2019, 858 personnes atteignent le sommet en quelques jours, un record. Le coût humain est proportionnel à l’affluence : onze décès, dont plusieurs liés aux heures perdues dans cette file d’attente à une altitude mortifère, la fameuse « zone de la mort ».
Jusqu’où ira Nimsdai ? Il assure n’avoir « réalisé que 5 % de [ses] projets ». Cependant, même s’il prépare un nouveau film sur la première hivernale du K2, même s’il projetait de faire un chrono sans oxygène sur l’Everest ce printemps, il semble se concentrer sur son agence. « Guider, c’est ma passion ! J’aime enseigner, expliquer, permettre aux gens de réaliser leur rêve. Je pourrais gagner beaucoup plus d’argent rien qu’en répondant aux milliers de demandes de conférences que je reçois : on m’offre 80 000 dollars pour parler quarante à soixante minutes ! Mais je ne dois pas oublier d’où je viens. Je veux rendre à ma communauté ce qu’elle m’a apporté. En développant mon agence, je fais vivre des centaines de personnes. » Pour cette saison, Elite Exped emploie 200 personnes autour de l’Everest, dont 50 guides, précise-t-il fièrement.
Clients recrutés sans intermédiaire
S’il élude toute question sur une prise de contrôle du business par les Népalais ou sur la notion de décolonisation, il glisse tout de même : « Tu peux être un guide américain ou européen parfaitement qualifié, avoir toutes les connaissances sur le papier, si tu n’es pas à l’aise physiquement à 8 000, ton savoir t’est inutile. » L’inverse est vrai, reconnaît-il : « Les guides népalais sont très forts, mais ils doivent progresser techniquement. » Il estime jouer son rôle dans cette transition en cours : « Le style Nimsdai en expédition revient à appliquer tout ce que j’ai appris dans les forces spéciales : planifier dans les moindres détails, savoir prendre les bonnes décisions dans un environnement stressant, privilégier la sécurité, choisir les guides sur la base de leurs compétences, sans copinage ou passe-droit… Aujourd’hui, je transmets tout ça à mes gars, et nous avons aussi quatre guides diplômés de la NNMGA dans l’équipe, qui transmettent leurs connaissances à tous. »
Ces guides népalais solidement formés sont en train de faire profondément évoluer le métier, en gagnant la confiance de la clientèle internationale. Pour la première hivernale au K2, trois des dix ascensionnistes népalais étaient des guides NNMGA, dont le plus connu d’entre eux, Mingma G., aux qualités unanimement louées. Son agence, Imagine Nepal, ne travaille qu’avec des clients recrutés sans intermédiaires occidentaux, et affiche une exigence élevée pour l’expérience et la sécurité.
Avisé et innovateur, Mingma G. a été le premier, ce printemps 2022, à réussir un 8 000, le Dhaulagiri, et à y conduire la totalité de ses clients. Il déplore « la compétition sur les prix à laquelle se livrent presque toutes les agences népalaises, en particulier sur l’Everest, et qui les pousse à sous-payer les sherpas et à employer ceux qui ne sont pas expérimentés. J’ai peur qu’il y ait beaucoup de morts. » Il veut cependant croire à une nouvelle ère : « Elite Exped et nous essayons d’embarquer sur nos traces le maximum de jeunes professionnels népalais, avec le soutien des guides occidentaux. Les choses changent lentement. Ça va prendre du temps, mais j’espère que dans un futur proche toutes les activités himalayennes seront gérées par les Népalais, et bien gérées. »
Nirmal Purja assure vouloir maintenir Elite Exped à une taille humaine, mais son agence croît à toute allure et se trouve en bonne voie pour devenir un acteur majeur. Le « leader », comme l’appelle son équipe, affiche ses ambitions : « Nous allons proposer les quatorze 8 000, y compris en hiver, et les “Seven Summits” [les sept sommets les plus hauts sur chaque continent, NDLR], pour lesquels nous aurons un manager dans chaque pays. » Les « Sept Sommets », comprenant l’Everest, c’est le nouveau Graal des collectionneurs disposant d’un budget d’au moins 170 000 euros… un marché sur lequel les Népalais entendent bien prendre la main !
Critiques et paradoxe
Mais alors que Nimsdai communique en permanence sur son souci de l’environnement, un paradoxe se fait jour. Certes il a monté une mission de nettoyage en altitude à l’occasion de ses deux dernières expéditions phares (Manaslu l’an dernier, Everest cette année), avec des sherpas exclusivement dédiés à cette tâche. Nommé ambassadeur du tourisme au Népal par le gouvernement, il ne cesse d’appeler « à l’unité pour agir sur le changement climatique, le plus grand défi de l’humanité ». Mais quid de son bilan carbone des douze derniers mois ? Et celui, à venir, de son agence, spécialisée dans un tourisme fondé sur les transports aériens, avions et hélicoptères déployés aux quatre coins du monde, jusqu’au cœur de l’Antarctique ?
Jugement d’Occidental ? À Namche Bazar, le dernier gros bourg dans la haute vallée du Khumbu, celle qui mène à l’Everest et qui vit essentiellement du tourisme, les critiques fusent dès que le nom de Nimsdai est évoqué. Le maire du village, Tshering Penjo Sherpa, n’y va pas par quatre chemins. Également patron du Nirvana Home, l’un des 56 lodges-hôtels de cette étonnante cité étagée dans un amphithéâtre naturel suspendu à 3 440 mètres d’altitude, il commente : « Nims, il est trop souvent en hélicoptère. Je n’aime pas ça. » Ici, au cœur du pays sherpa, se trouve le sentier de trekking le plus parcouru de l’Himalaya, dans le parc national de Sagarmatha – nom népalais de l’Everest. Chaque jour de beau temps, de petits avions venus de Katmandou déversent des flots de randonneurs à l’aéroport Tenzing-Hillary de Lukla, à huit heures de marche en aval de Namche Bazar. Jusqu’à quatre cents personnes les très bons jours, deux cents en moyenne… et une poignée seulement lorsque la météo interdit aux pilotes d’avion l’approche de la petite piste d’atterrissage et que seuls les hélicoptères assurent, à prix d’or, la liaison avec la capitale. Pour un aller simple, comptez 175 euros en avion, et de 330 à 470 euros en hélico.
La norme, c’est quinze rotations par jour. C’est de la pollution aérienne et sonore, les gens se plaignent, et ça effraie le bétail autant que la faune.
Tshering Penjo, maire de Namche Bazar
En pleine saison, toutes les dix à quinze minutes, un appareil remonte ou descend bruyamment la vallée, à cent mètres tout au plus d’altitude, survolant les groupes de trekkeurs qui s’agacent. La plupart des appareils filent au camp de base, avec un chargement de touristes ou de professionnels, parfois lestés d’un big bag, chargement suspendu d’une demi-tonne de matériel. Certains font étape à Namche Bazar, frôlant les lodges. Tshering Penjo s’énerve : « La norme, c’est quinze rotations par jour, mais parfois c’est plus, et dès le petit matin ! C’est de la pollution aérienne et sonore, les gens se plaignent, et ça effraie le bétail autant que la faune. » Le parc national reste impuissant, tandis que les éleveurs de yaks de la vallée, historiquement utilisés pour acheminer le matériel des expéditions vers le camp de base de l’Everest, se retrouvent au chômage : « Cette année, pas un seul yak n’a eu de charge pour le camp de base, tout a été héliporté. Au moins cinquante familles sont en difficulté, assure le maire. Et tous ces trekkeurs ou grimpeurs qui rentrent de là-haut directement en hélico, ça tue les lodges, les tea-house, les porteurs… »
15 000 visiteurs par an seulement
En dix ans, Namche Bazar, capitale économique du Khumbu, est passée de 600 à 1 200 habitants permanents. Les 56 lodges ne tournent pourtant que deux mois au printemps, deux mois à l’automne, tout comme les quelque 80 magasins, bars, restaurants qui n’ont que les touristes pour clients. Avec un total de 15 000 visiteurs seulement par an, « nous avons trop de lits, tout le monde n’arrive pas à vivre correctement du tourisme, loin de là », confirme Pemba Gyaylzen Sherpa, propriétaire d’une auberge historique du centre de Namche, le Khumbu Lodge. Catherine Joriot, Franco-Népalaise à la tête d’une agence locale, Glacier Safari Trek, le rappelle : « Les expéditions sont bien plus rentables que les trekkings… mais si elles enrichissent les agences et le gouvernement, ce sont elles qui rapportent le moins aux habitants des vallées, surtout depuis qu’elles utilisent massivement l’hélicoptère. »
Nimsdai sait tout cela, comme il sait que certains Sherpas jalousent son succès. Il assure avoir de grands projets pour sa communauté, via sa fondation qui porte notamment ses actions de nettoyage en altitude. Pour l’heure cependant, il peine à mobiliser des fonds. Il est arrivé à Namche en hélico ce matin-là, directement depuis Katmandou. Au Sherpa Barista, coffee-shop branché où l’expresso italien s’écoule à 3,5 euros, il signe une centaine de ses livres, qui seront vendus sur place 47 euros pièce : « L’argent ira pour moitié à un projet de maison-abri des porteurs plus haut dans la vallée, et pour moitié au nettoyage de l’Everest », explique-t-il. C’est la deuxième fois qu’il mène l’opération. Le geste est généreux, mais ne représente que quelques milliers de dollars ; Nims espère surtout que son exemple sera suivi.
En attendant, il doit rejoindre en hélico, avec le cameraman qui le suit à la trace, ses clients en marche depuis plusieurs jours vers le camp de base de l’Everest. Pour quelques semaines, il va débrider son inépuisable énergie, celle grâce à laquelle il s’envisage en change maker, comme il se décrit lui-même, un pionnier à même d’inspirer le monde. En octobre dernier, juste avant la sortie de son film, il écrivait sur les réseaux, bravache : « Si vous êtes jaloux de mon succès, “God damn”, je suis désolé pour vous. Sachez que je n’ai même pas encore commencé. »