Taïwan, la démocratie digitale

Écrit par Frédéric Laffont Illustré par Stéphane Kiehl
Taïwan, la démocratie digitale
Au printemps 2014, alors que le parti au pouvoir à Taïwan tente de faire voter un accord de libre-échange avec Pékin, la jeunesse du pays envahit le Parlement. Le mouvement Tournesol vient de naître. Dans son sillage, les énergies se libèrent, avec des référendums en ligne, une ministre transgenre et hackeuse… En 2019, « XXI » se rend sur la petite île qui entend assurer sa survie face à Pékin. Et se rêve en laboratoire de la démocratie, grâce aux nouvelles technologies.
Article à retrouver dans cette revue

Atterrir à Taipei le jour de l’ouverture de la porte des enfers est une idée saugrenue. Pendant le septième mois lunaire, les enfants ne traînent pas seuls dans les rues, les voyages et les signatures de contrats sont reportés sine die. Les fantômes errent, libres et affamés, parmi les vivants. Partout à Taïwan, on dresse des tables d’offrandes. Pour les agapes rituelles : porcs entiers découpés menu, poissons, langoustes et crevettes géantes, plats mitonnés et conserves multiples, alcools et magnums de sodas multicolores, rien ne manque au festin des convives invisibles, pas même les brosses à dents ou les peignes. Pendant un mois, les fantômes font bombance et les supermarchés, du chiffre.

Des bâtiments bas et désuets jouxtent les gratte-ciel défiant les nuages gorgés de pluie. À coup de boules de démolition, la modernité joue au bowling avec le passé. L’urbanisme a été confié à un joueur de dés. Le chaos apparent, aussi disgracieux que charmant, fait de Taipei une capitale à nulle autre pareille. Au bout des avenues, la forêt tropicale ; un autre monde qui, hier encore, était le royaume des léopards et des coupeurs de têtes.

Devant le numéro 65 de la rue Dongxing, un robot humanoïde arpente le trottoir pour inviter les passants à entrer dans le 7-Eleven X-Store, prototype de la supérette de demain. Le concept : technologie partout, personnel nulle part. La reconnaissance faciale gère l’ouverture du sas d’entrée et les achats des « membres » ayant préalablement enregistré leurs données personnelles et bancaires. Soixante mètres carrés, six rangées de produits de consommation courante, deux murs réfrigérés. Deux lycéens, penauds, ne parviennent pas à régler leurs bols de nouilles déshydratées.

Dans la même demi-journée, on peut s’offrir un voyage spatio-temporel pour le prix d’un ticket de métro.

Par une porte dérobée du X-Store, une employée (en chair et en os) sort d’un réduit truffé d’écrans de contrôle. Fort aimablement, elle vient en aide aux clients. « Je suis là pour assurer le réassort et humaniser le X-Store. » Interrogée sur l’avenir de ce type de magasins à Taïwan, elle répond prudemment : « Ça marche mais on doit recueillir encore plus de données. » L’employée regagne son placard et disparaît du décor. En cas d’effraction, les capteurs reliés au commissariat bloquent le sas. Dehors, indifférent aux averses, le robot reconnaît les membres déjà ­inscrits, il offre même des bons de réduction pour les anniversaires.

Pour ne pas me perdre entre les fantômes du passé et les humanoïdes du futur, je suis les pas d’Inès, trentenaire joyeuse et débonnaire, aussi à l’aise pour expliquer les arcanes de la politique taïwanaise que les états d’âme de Bobo, son chat. Dans la même demi-journée, on peut s’offrir un voyage spatio-temporel pour le prix d’un ticket de métro. Le musée aborigène Shung Ye expose la tête momifiée d’un chasseur atayal photographiée en 1900. Les grands-parents d’Inès, tous agriculteurs, appelaient les aborigènes de Taïwan les « sauvages de la montagne » et en avaient peur. Les derniers coupeurs de têtes de l’île ont été éliminés par les ­Japonais dans les années 1940, les grands-parents d’Inès auraient donc pu les croiser. Puis nous déambulons au Salon international de l’automation où des robots lèvent les paralytiques de leur fauteuil roulant.

Où les grenouilles sont souveraines

Inès est née en 1987, à la fin de la Terreur blanche, quarante années de loi martiale et de répression sous les règnes de Tchang Kaï-chek (Jiang Jieshi) et de son fils. Élevée à Tainan, ancienne capitale de Taïwan située au sud-ouest de l’île, elle a perdu son père à l’âge de 15 ans, et aujourd’hui sa mère vend des vêtements sur le marché de Kaohsiung, la troisième grande ville, au sud de l’île. Sa famille peut témoigner des soubresauts de l’histoire, les trois dernières générations s’expriment dans trois langues différentes : japonais pour les grands-parents, qui ont connu l’époque où l’île appartenait au Japon (1895-1945), taïwanais pour les parents, et mandarin pour Inès qui a ajouté l’anglais et le français à son répertoire. « Ma génération a grandi avec les manuels scolaires du parti nationaliste KMT [Kuomintang]. On a été éduqués avec l’idée que la “vraie Chine”, c’était nous. On devait apprendre par cœur la liste des fleuves chinois dont on se fichait royalement ! »

L’île du Pacifique a la forme d’une patate douce étirée sur 394 kilomètres et jamais plus de 144 de large. Vingt-trois millions d’habitants occupent ­essentiellement la plaine industrialisée de la côte ouest. L’industrie « Made in Taïwan » a effacé de notre imaginaire l’essentiel du territoire constitué de forêts tropicales humides aux allures de jungle et d’une chaîne centrale de montagnes aux sommets culminant à plus de 3 000 mètres. Sur l’autre rive du détroit, à moins de 200 kilomètres, les côtes de la République populaire de Chine.

Toute tentative de riposte est vaine. Les ­Américains censés protéger Taïwan se disent dépassés par les nouvelles technologies chinoises.

Depuis 1992, les relations complexes avec le puissant voisin sont régies par un statu quo – ni indépendance ni réunification – de plus en plus fragile. Pour les autorités de Pékin, « Taïwan est une partie indivisible des territoires chinois, n’a jamais été et ne sera jamais un pays ». Des missiles chinois sont pointés sur l’île et d’autres, taïwanais, visent le continent. La disproportion des forces n’est évidemment pas à l’avantage de Taipei : Starry Sky 2 (« ciel étoilé »), le nouveau missile supersonique chinois, se déplacera bientôt à vingt-cinq fois la vitesse du son. Toute tentative de riposte est vaine. Les ­Américains censés protéger Taïwan se disent dépassés par ces technologies nouvelles. Sous la pression de Pékin, Taïwan perd un à un ses alliés et n’est plus officiellement reconnue que par dix-sept États. Les athlètes taïwanais participent aux compétitions internationales, sans hymne ni drapeau, sous la bannière imposée de « Chinois de ­Taipei ». ­Quarante-quatre compagnies aériennes, dont Air France, viennent aussi de se plier à l’injonction d’inscrire Taïwan en Chine.

Le président chinois Xi Jinping n’exclut plus de recourir à la force pour obtenir la réunification qui, dit-il, « est une nécessité pour le retour en force de la nation chinoise dans la nouvelle ère ». La plupart des Taïwanais, comme Inès, ne l’entendent plus ainsi. « Pékin sermonne Taïwan comme un enfant qui voudrait quitter la famille sans l’autorisation des parents autoritaires. Plus on nous menace, plus on affirme notre identité. Ma mère, bien qu’elle soit d’accord, me pince sous la table quand je partage ces idées. »

Un soir de pleine lune, le cuisinier d’un restaurant de rue détaille une recette connue ici de tous. Pour cuire une grenouille, on la dépose vivante dans une casserole remplie d’eau tiède. La grenouille se sent bien, elle n’a aucune envie de quitter son bain. On allume la flamme à petit feu, et le cuisinier précise : « On atteint l’ébullition sans aucune réaction du batracien. Eh bien nous, les Taïwanais, on est des grenouilles. On ne peut pas sauter hors de la casserole et encore moins éteindre la flamme. »

Où les tournesols éclosent

Au Trio, un bar à cocktails branché, Inès retrouve Vicky et Roger, des quinquagénaires fêtards et chaleureux, et leurs deux filles de 19 et 21 ans. En sirotant un whisky sour, Vicky se souvient avoir discuté des nuits entières, à voix basse, de l’indépendance de Taïwan, dans les caves de ce bar, il y a trente ans déjà. « La dictature du Kuomintang venait de tomber et la peur avec. Tout était sous contrôle du KMT : nos ­pensées, notre vocabulaire, notre garde-robe, notre coupe de cheveux. On rêvait de liberté et, avant l’heure, d’en finir avec la Chine. » Roger, verre de piña colada à la main, est directeur commercial dans l’informatique. « Nos semi-conducteurs auront été les garants de notre souveraineté. Des pans entiers de l’industrie planétaire dépendent de nos puces. Dans cinq à dix ans, ce sera fini, la Chine sera devant nous ! » Les deux sœurs étaient encore adolescentes lorsque, avec leurs parents, elles ont pris le relais des combats pour la démocratie.

Au printemps 2014, la jeunesse taïwanaise réputée apolitique et obéissante envahit le ­Parlement alors que le parti au pouvoir tente de faire voter un accord de libre-échange avec Pékin. « La Chine est grande, Taïwan est petite mais on ne veut pas se faire manger », dit l’aînée. Sur l’île, les opportunités sont plus rares et la Chine offre des salaires trois, quatre, parfois cinq fois supérieurs. La cadette renchérit : « Pour la première fois de ma vie, j’ai osé exprimer mes idées. J’ai découvert que les Taïwanais pouvaient résister. »

Les premiers manifestants brandissent à la main un tournesol. Leur mouvement mobilise pendant trois semaines des centaines de milliers de personnes. Inès passe des nuits entières dans la rue, après sa journée de travail au bureau, dans un sac de couchage. Les filles se souviennent des professeurs d’université qui enseignaient in situ les rudiments de la démocratie, des « vieux » qui offraient des bols de nouilles chaudes et des chanteurs « hippies » qui chantaient « des trucs dingues ». « On était heureux. On n’avait pas peur de finir sous les chars comme la jeunesse chinoise, place Tian’anmen. On a vécu ce que d’autres, ailleurs, avaient fait ! On s’est enfin sentis reliés au monde. »

Autour du Parlement, des partis politiques rivaux mobilisent leurs troupes. Les tournesols sont vite étayés par un groupe de pirates informatiques soucieux de faire circuler les idées entre les différents protagonistes – manifestants et autorités, partis au pouvoir et adversaires politiques. Leur credo : informer en temps réel, transcrire et archiver l’histoire au jour le jour, laisser à chacun la possibilité d’amender les textes, faire circuler des points de vue divergents tout en faisant participer le plus grand nombre aux prises de décisions. Le mouvement des tournesols se joue simultanément sur le terrain et sur Internet. Forts des enseignements d’Occupy Wall Street et des printemps arabes, les « hacktivistes » taïwanais savent que la diffusion des images et des propos non censurés sur les réseaux sociaux influe sur les ­comportements des manifestants et des forces de l’ordre. Au fil des vingt et un jours d’occupation, aucun heurt, aucune confrontation physique. Les observateurs saluent la civilité des échanges, la propreté des rues et même la politesse des manifestants. Le mouvement est « radicalement non violent ».

Adolescente, Audrey conçoit un nouveau langage informatique, crée sa première start-up et développe des logiciels en « open source ».

Après l’éclosion des tournesols, Tsai Ing-wen, une avocate, membre du parti progressiste, devient la première femme chef d’État de l’île en 2016. Des trentenaires néophytes font leur entrée en politique. Les relations avec Pékin se tendent. À la tête des hacktivistes des tournesols, Audrey Tang, transgenre, est aujourd’hui ministre en charge du Numérique. Elle dote le gouvernement d’outils digitaux élaborés pendant ses années de piraterie. Militante de la transparence et d’une gouvernance ouverte, la ministre refuse son accréditation au secret défense. Elle se définit comme « conservatrice anarchiste » et se revendique ­toujours hacker.

Au bout du couloir d’un imposant bâtiment administratif, un bureau désuet avec pour seule décoration une guirlande de Post-it multicolores collée sur la baie vitrée. La ministre ouvre elle-même la porte. Un capharnaüm de papiers et de dossiers jonche le sol jusqu’à hauteur du bureau : l’heure du tout numérique n’a pas encore sonné. Dans un souci de transparence, Audrey Tang met toutes ses interviews en ligne sur sa chaîne ­YouTube. Elle déclenche elle-même la petite ­caméra posée sur un trépied. L’entretien commence.

Née garçon en 1981, Autrijus est devenue Audrey en 2005. Surdouée en maths, dotée d’un QI de génie, elle est encore une enfant quand elle participe, via son premier ordinateur, à l’essor du World Wide Web en 1994. « J’avais 13 ans, mais derrière l’écran, personne ne pouvait deviner mon âge. » Adolescente, Audrey conçoit un nouveau langage informatique, crée sa première start-up et développe des logiciels en open source. Pour elle, Internet est une utopie dotée d’une constitution politique qui reste opaque tant qu’on ne saisit pas la façon dont les ordinateurs dialoguent entre eux. « Depuis l’enfance, je considère, comme Steve Jobs, que les ordinateurs sont un vélo de l’esprit. À nous de pédaler ! »

Après le mouvement des tournesols et « la chute des politiciens qui parlaient encore de façon ­autoritaire », l’ambition de la ministre reste de « réinventer sans cesse la démocratie ». Elle évoque les 1 300 projets gouvernementaux déjà partagés et discutés en ligne. « Tout ce qui ne relève pas du secret d’État est désormais accessible à tous. » Sur le site gouvernemental, tout citoyen peut soumettre une revendication, une idée ou déposer une proposition de loi. Si la demande est créditée par plus de 5 000 « like », le ministère concerné dispose d’un trimestre pour adopter, ou non, la proposition. Pendant ce délai, des forums en ligne et des réunions publiques, animés par des agents des ministères, sont organisés. Les comptes-rendus des débats sont consultables et amendables. Les projets invalidés restent sur le site ainsi que les échanges entre citoyens et pouvoirs publics. Chaque ministère dispose d’une équipe chargée du dialogue avec la société civile et les pétitionnaires. « Ça fait désormais partie du fonctionnement de l’État. On ne vise pas seulement à fournir des explications mais à trouver des solutions. On a pu résoudre ainsi une quarantaine de problèmes importants, comme la refonte de la collecte des impôts en ligne ou la réorganisation de la Sécurité sociale. »

Extraits du site gouvernemental des propositions citoyennes validées ou en cours de débat :
- Le logiciel pour payer nos impôts en ligne est nul à chier (sic). Il faut le changer.
- Le ministère de l’Économie doit légaliser les paris en ligne.
- Je demande à l’armée de localiser son aéroport à Hengchun.
- Il faut réévaluer les aides familiales pour le troisième enfant.

À Taïwan, New York ou Tokyo, Audrey Tang promeut sans relâche, on line ou en live, la démocratie digitale. À Madrid, elle est ­apparue sur scène, virtuellement, sous les traits de Galatea, un robot-aspirateur doté d’une caméra à 360 °. À Genève, pour participer à une réunion de l’Organisation mondiale de la santé en dépit du veto de la Chine qui bannit Taïwan et ses représentants des instances onusiennes, Audrey Tang était filmée dans son bureau du ministère par un robot. « Ça me permet de réduire mon empreinte carbone et de m’épargner les décalages horaires ! », dit-elle en riant. En face, la Chine met en place un système de surveillance et de notation global de ses citoyens. Posément, Audrey Tang dit : « La République populaire de Chine fait, elle aussi, progresser la technologie numérique, mais dans une tout autre direction. Dans le registre du contrôle autoritaire, ils sont très ­novateurs… »

Où l’avenir s’écrit avec des algorithmes

Au Musée national du palais de Taipei, un petit vase de porcelaine daté de la dynastie Song (960-1279) est retenu à son socle par quatre fils transparents de nylon. Quatre fils, maigre protection face aux tremblements de terre, allégorie d’une île à la souveraineté fragile. Taïwan compte moins d’habitants que Shanghai, la mégapole chinoise. Pour tenter de sortir de son isolement et figurer encore sur les planisphères de demain, Taïwan ambitionne de devenir « l’île de l’intelligence artificielle » (IA). L’objectif n’est pas de dominer le monde, mais d’en faire encore ­partie. 

La présidente de la République et ses ministres mettent en avant l’excellence taïwanaise dans les domaines du software (logiciels et applications)et du hardware (matériel informatique), l’un des meilleurs réseaux de wi-fi et de 4G du monde, mais aussi une démocratie innovante, un Web non censuré et des datas en open source dans des domaines aussi variés que la qualité de l’air ou le registre foncier. Chaque année, Google, Microsoft et IBM embauchent à Taïwan des centaines de jeunes diplômés et mobilisent des milliers d’étudiants pour la recherche et le développement de leurs projets d’IA. Formations universitaires au plus haut, salaires au plus bas. Les géants du Web et de l’informatique festoient. À compétences égales, un ingénieur débutant gagne cinq fois moins à Taïwan qu’aux États-Unis.

Pour relever le défi technologique et politique de l’IA, Ethan Tu est rentré au pays. Pendant ses années universitaires, il a conçu un forum de cours et de conférences en ligne qui, plus de vingt ans après, reste toujours très populaire. Après avoir ­dirigé l’IA chez Microsoft dans la Silicon ­Valley, Ethan Tu fonde un laboratoire de recherche ­parrainé par la ministre Audrey Tang. Au septième étage d’un bâtiment sans âme du centre-ville, l’accès se fait par reconnaissance faciale. Une vingtaine de paires de chaussures, des ­baskets pour la plupart, sont disposées à la lisière de l’open space. Des rideaux tamisent la lumière du jour. Dans un silence monacal, les écrans nimbent de bleu les visages concentrés. « Ensemble, on partage la vision d’un monde à construire », précise Ethan Tu à voix basse.

Selon Ethan, Taïwan a la bonne échelle pour expérimenter des solutions susceptibles d’être reprises ailleurs.

Ethan énumère les avancées technologiques qui ont permis à Taïwan d’exister puis de rester un acteur majeur sur la scène internationale. Il cite lui aussi les semi-conducteurs : « Il y a forcément du Taïwan chez vous et dans vos poches, au moins à 80 % dans vos téléphones portables. » Il évoque les années 1990 : la « révolution » des ordinateurs portables, des cartes graphiques et de la mémoire vive. Les écrans LCD et LED, puis les téléphones mobiles dans les années 2000. Le futur proche dépend, selon lui, des capacités d’innovations dans l’IA, le big data et ­l’Internet des objets – des objets physiques connectés capables de communiquer les uns avec les autres.

Selon lui, Taïwan est à la bonne échelle pour expérimenter des solutions qui pourront être reprises ailleurs. Il cite le ramassage des poubelles, étudié en collaboration avec des équipes de ­Singapour et de Nouvelle-Zélande. À ce jour, les camions bennes à ordures signalent encore leur passage au son d’une ritournelle polonaise du XIXe siècle. Les riverains accourent alors de toute part en brandissant leurs gros sacs-­poubelle. Ce ballet musical n’a de charme que pour les rares ­touristes. Pour ­fournir des propositions aux élus, les équipes du AI Labs collectent des données avec des drones et créent des algorithmes pour trier ces datas comme les poubelles.

Dans le registre de la santé, AI Labs cherche à désengorger les services hospitaliers. Les données sont fournies par la Sécurité sociale taïwanaise qui, depuis des décennies, conserve la mémoire numérique des parcours de santé de l’ensemble de la population. Ces datas sont une mine dont l’industrie pharmaceutique ou les assureurs privés pourraient tirer profit. « Nous, on ne travaille pas pour faire du business, ni pour que ça soit “cool”, précise Ethan Tu. Nos hôpitaux publics, gratuits, sont victimes de leur succès. Notre but est d’éviter au patient de passer la journée dans une salle d’attente. On conçoit des algorithmes pour améliorer la vie quotidienne des habitants. » Mais comment rivaliser, face aux milliards injectés par les grandes puissances dans les centres de recherche ? « La nation qui deviendra le leader de l’intelligence artificielle sera celle qui dominera le monde », a déclaré ­Vladimir Poutine, le président russe.

Où typhons et séismes menacent

On quitte le laboratoire par un ascenseur hors d’âge pour redescendre sur terre. Sept étages plus bas, la rue est le royaume des revendeurs de pièces détachées pour deux-roues. Des milliers de courroies en caoutchouc, neuves ou usagées, pendent aux devantures des échoppes. Au numéro 13 de la rue Taiyuan, la fonderie Ri Xing perpétue un savoir-faire familial. On y coule encore le plomb pour fabriquer des caractères chinois traditionnels. Depuis l’apparition des ordinateurs dans les années 1980, les fonderies ont mis la clé sous la porte les unes après les autres. Cet atelier est le dernier au monde. On y déambule comme dans les entrailles d’un disque dur où seraient exposées toutes les lettres des polices de caractères, à des centaines d’exemplaires, conservées chacune dans son casier, dans des milliers de casiers, donc. La famille du typographe ­continue d’entretenir les moules de la fonderie et vend à l’unité ses sinogrammes traditionnels – il leur en reste plusieurs millions en stock – et des cartes postales, souvenirs d’une époque qui n’est plus mais se visite encore.

Le journal Taïwan News a, lui, renoncé depuis trois ans à sa version papier. Publié en ligne, un article se fait l’écho des derniers essais, concluants paraît-il, d’un minibus sans ­chauffeur. Sous le capot, beaucoup de capteurs et d’IA. L’engin a le design d’un bus est-allemand, il roule à 60 kilomètres/heure, s’arrête aux feux rouges et évite les pièges urbains. En attendant que l’IA prenne le volant, voyager pendant le mois des fantômes contrevient aux usages. L’unique route qui traverse l’île d’est en ouest a été endommagée par un tremblement de terre. On l’annonce périlleuse, voire totalement fermée. Certains affirment même qu’elle n’existe plus !

Le moteur râle et les freins couinent. Aucun des sept passagers ne troquerait la maestria de l’homme contre « l’intelligence » d’un algorithme.

En empruntant les minibus 1141 puis 6506, les 211 kilomètres qui séparent Hualien de Taichung nécessitent deux jours de voyage. L’asphalte s’enfonce dans l’humidité de la forêt tropicale puis serpente au-dessus des nuages, à plus de 3 000 mètres. Un chauffeur bientôt retraité tient le volant. Son minibus flirte avec le vertige et le vide, à vitesse minimale. Le moteur râle et les freins couinent. Aucun des sept passagers ne troquerait alors la maestria de l’homme contre « l’intelligence » d’un algorithme. Une coulée de boue vient d’emporter un véhicule dans le ravin, la route est coupée et le minibus, à l’arrêt. La durée de l’attente est indéterminée. Un passager sort de sa poche une flûte en bambou et entame l’Hymne à la joie de Beethoven. Le chauffeur, rompu aux caprices de la route, offre une pêche à chacun de ses passagers. On plaint les usagers des prochains bus sans chauffeur et sans fruits.

Des pluies torrentielles et des vents violents balaient la côte ouest de l’île. Sans répit, depuis plusieurs jours. Les rues de Tainan se sont fait ruisseaux. Il fait nuit en plein jour. Sur tous les téléphones portables, simultanément, un message d’alerte clignote en rouge. Chacun est sommé de s’abriter et de ne plus mettre le nez dehors. À des dizaines de kilomètres à la ronde, villages, champs et rizières sont inondés. Les secouristes recensent des victimes et des milliers de déplacés, ils mentionnent aussi des porcs, des canards et des poulets noyés par millions. À une trentaine de mètres au-dessus des terres dévastées, sur son puissant rail de béton, le train à grande vitesse roule encore vers ­Taipei mais au ralenti. Les regards rivés aux fenêtres, les voyageurs contemplent les dégâts en silence. Une adolescente, tout ­sourire, fait des selfies. Sur une ­application maniée avec dextérité, elle grime son visage en tigresse et reçoit en retour son lot d’emoji. Le train arrive en gare de Taipei avec quelques minutes de retard seulement.

Où un monde disparaît, un autre naît

Inès adore répéter, avec une pointe d’ironie, ces mots savants français dont elle vient d’apprendre la signification : « Taïwan est une faille spatio-­temporelle. » En périphérie de la capitale, dans un atelier coupé des vrombissements des scooters par la forêt luxuriante, Kao Shien-Zhih accorde les quatre cordes de son yueqin, la guitare-lune traditionnelle. Il porte la casquette de Corto Maltese sur laquelle sont épinglées trois petites têtes de mort. Il entonne une mélopée aborigène, puis en réaccordant ses quatre cordes dans les aigus, fait sonner la guitare-lune comme un ukulélé. Kao gratte des accords de rock et chante en anglais. « On peut passer sans heurt d’un chant traditionnel à Elvis. Un monde disparaît, un autre naît. » 

Il a 51 ans. Il joue dans les écoles où il chante les mondes disparus de la mine ou du thé. Dans une tasse de porcelaine ancienne, il sert à Inès un oolong de renom, cultivé en altitude. Auprès des cueilleurs, Kao a découvert les poètes du thé, « un monde de beauté, vieux de mille cinq cents ans ». Dans les plantations, l’arrivée des robots cueilleurs est, dit-il, imminente. « Sauront-ils choisir et récolter les plus petites feuilles, une à une, comme les anciens ? » Robots dans les plantations de thé et dans les supérettes, IA au volant de véhicules autonomes et dans les tribunaux taïwanais dans un rôle de greffier trilingue : 52 % des Taïwanais craignent de perdre leur emploi dans un monde robotisé. Dans le taxi du retour, le chauffeur Uber est un jeune professeur d’université. Enseignant le jour, chauffeur la nuit. Deux salaires pour joindre les deux bouts.

Où l’invisible surgit

Un homme marche seul dans la nuit, sac à dos rivé aux épaules. Son pas est sûr mais délicat, il semble effleurer la chaussée. Voilà des années, bientôt vingt, qu’il arpente Taipei du couchant jusqu’à l’aube pour photographier les métamorphoses de la capitale. Il fuit la modernité et ses LED. Au fond d’une impasse obscure, le photographe installe son trépied devant des sièges vides. Il extrait de son sac à dos une chambre 6 × 9. Il fait le point et vérifie la durée d’exposition. Temps de pause : trente-deux minutes. L’homme photographie l’invisible. Il ne fait jamais plus de six photos par nuit, parfois une seule le contente. À voix basse, sans doute pour ne pas troubler les fantômes, il murmure : « On ne cesse de se demander d’où on vient et où on va. Pour moi, Taïwan existe et 23 millions de Taïwanais aussi, point final ! Comme toutes les îles qui ne figurent pas sur les cartes, Taïwan est une île aux trésors. »

Le mois lunaire touche à sa fin, les fantômes errants vont retourner sous terre. Pour célébrer l’événement, les riverains d’une ruelle du quartier Dingxi se retrouvent devant l’échoppe du marchand de raviolis qui est aussi un maître Tao respecté. Il a dans la poche les clés de la cave où sont entreposées des divinités géantes dans leur ossature de bambou. Leurs corps et leurs têtes gigantesques, dressés sur les épaules des volontaires, défilent une dernière fois dans la ruelle. Les jeunes qui incorporent les divinités ne sont pas tous des enfants de chœur. Le voisinage s’en moque, voire s’en enorgueillit : « Les humains font et les dieux regardent. Chacun de nous est un petit univers, dit le maître Tao, en prenant soin de nous, on prend soin aussi de l’univers. »

Pour aider les fantômes à ne manquer de rien, des billets partent en fumée par brassées entières. La monnaie votive est imprimée en dollar taïwanais, en yuan chinois, en dollar américain et même en euro. Le prêtre du quartier, un flic à la retraite, côtoie des hommes tatoués qui portent de grosses bagues et des chaînes en or. Un costaud en t-shirt orange fluo boit sa bière au goulot. Il est motard de la police d’autoroute le jour et chaman à la nuit tombée. Il répond volontiers aux sollicitations des voisins tant qu’elles ne concernent pas les PV. Devant l’autel, un type à la face patibulaire porte des lunettes noires en pleine nuit. Sans même tirer sur la clope qui se consume lentement à ses lèvres, il demeure immobile. Inès précise que les termes « gentils frères » désignent indifféremment les fantômes et les mafieux. Au centre de l’autel, Guan Gong trône majestueusement. Il est le dieu vénéré par les forces de l’ordre et par le crime organisé : les uns saluent sa force, les autres, sa probité. À l’heure où l’IA permet aux enquêteurs de traquer la moindre donnée, voire, dit-on, de prédire les crimes avant qu’ils soient commis, des policiers taïwanais confessent avoir régulièrement prié Guan Gong pour trouver, dans leurs rêves, les pistes et les indices qui permettraient l’arrestation du coupable.

Au petit restaurant de raviolis, la fête prend fin. Les enfants partent se coucher avec leurs parents. Les divinités géantes ont regagné la cave et les fantômes, les enfers. Aux vivants désormais de trouver comment prolonger cette fête où tous avaient une place au banquet, et comment continuer à vivre ensemble, sans artifice, en bonne intelligence.

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Le photographe Gabriele Galimberti raconte les différences mondiales à travers des portraits de famille et leur pharmacie déballée.
Entre labos et assos de patients, des liaisons dangereuses
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Grâce à une base de données inédite, « XXI » dresse le palmarès des cinq associations de patients les plus financées par Big Pharma.
« Mon association n’est financée par aucun labo »
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Rencontre avec Marine Martin, lanceuse d’alerte et engagée dans la lutte contre le manque de transparence des médicaments.
De parfaits traducteurs
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Deux « petits geeks » en quête de vérité décortiquent les données d’une santé financée par l’industrie pharmaceutique.