L’heure n’est ni aux euphémismes ni aux demi-mesures. Si rien n’est fait, il faut s’attendre à « l’effondrement du système de santé californien », s’alarme Suzanne Jimenez en visio Zoom avec Revue21. « Au bas mot, 145 000 employés licenciés, des hôpitaux et des services d’urgences qui ferment d’un coup », scande cette membre du comité exécutif du SEIU-UHW, branche médicale sur la côte ouest d’un puissant syndicat américain aux 2 millions d’adhérents. Le discours est rodé. La faute à Donald Trump, ou plutôt à son kraken législatif aux multiples tentacules, adopté en juillet – nom de code H.R.1, connu sous l’intitulé que lui a donné le président américain : « One Big Beautiful Bill » (« une grande et belle loi »).
Cette loi fédérale, aussi délicate que son inspirateur, hache de 1 000 milliards de dollars le budget de Medicaid, le programme de couverture santé des personnes aux revenus modestes. Rien que pour la Californie, débite Suzanne Jimenez, c’est un abîme de 100 milliards de dollars sur les cinq prochaines années. La seule question pendante pour le syndicat est simple : comment combler ce vertigineux déficit ?
Un cantique chiffré et précis
Il y a quelques mois, une solution a été soufflée par un économiste hispano-français naturalisé américain : Emmanuel Saez. Elle tient en trois mots, très à la mode en ce moment des deux côtés de l’Atlantique : taxer les riches. Ce n’est pas la première fois que ce chercheur sur les inégalités – multimédaillé à 53 ans et compagnon d’écriture des best-sellers de Thomas Piketty – susurre ce cantique. Il avait déjà inspiré en 2020 à Bernie Sanders et Elizabeth Warren, candidats à la primaire démocrate, des idées précises et chiffrées d’imposition des grandes fortunes.
Son binôme d’alors était un collègue junior de l’université de Berkeley : un certain Gabriel Zucman, encore un « Frenchy ». C’est aussi avec lui qu’il signait en 2021 une lettre à la « chère sénatrice Warren » pour l’aider à échafauder un projet baptisé « Ultra-Millionaire Tax Act ». Zucman, cadet du tandem, est parti poursuivre la mission en France – avec l’enthousiasme que l’on sait. L’aîné est resté face à la baie de San Francisco. Dans un style plus taciturne, mieux équipé pour les querelles de labos que pour les coups de griffe sur les réseaux sociaux. Loin des studios de télé, façon éminence grise, il n’a jamais cessé de répandre son gospel, prescrivant encore et toujours de ponctionner les plus grandes fortunes pour amortir l’explosion des inégalités.
Objet fiscal explosif
Appelé à la rescousse par Dave Regan, le président du SEIU-UHW, Emmanuel Saez a planché avec quelques collègues sur la tuyauterie idéale pour capter une portion de l’immense fortune amassée en Californie – l’État comportant la plus forte concentration de milliardaires, au sein du pays le plus riche du monde. Le projet de loi sorti de leur atelier a été déposé sur le bureau du procureur général au début du mois de novembre.
Ce « 2026 Billionaire Tax Act » est un objet fiscal explosif. Sont appelés à payer une taxe exceptionnelle tous les résidents fiscaux californiens qui possèdent au-delà d’un milliard de dollars. Son niveau de prélèvement n’est pas de 2 %, comme le propose Gabriel Zucman dans l’Hexagone, mais de 5 %. À l’instar de la version française, elle ne porte pas seulement sur le revenu, mais vise la fortune dans toute sa diversité (liquidités, actions, propriétés immobilières, etc.). La recette escomptée est d’à peu près 100 milliards de dollars. Tout pile ce qu’il faut pour pallier les « coupes sombres » de Donald Trump, comme les qualifie Emmanuel Saez auprès de Revue21.
ChatGPT, Facebook et villas de luxe
Mais se dresse devant Saez et son projet une montagne d’argent et de pouvoir. Les individus concernés « sont au nombre de 200 et possèdent à eux seuls 2 000 milliards de dollars », décompte l’économiste normalien, qui a fait sa thèse au MIT et enseigné trois ans à Harvard. Parmi ces milliardaires se trouvent les plus opulents seigneurs de la Silicon Valley. C’est là qu’ils y ont fait croître leurs entreprises et qu’ils y ont installé leurs villas de luxe. Des gens comme Larry Page de Google (YouTube, Gmail, Android…), Sam Altman d’OpenAI (ChatGPT) et Mark Zuckerberg de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp…).
Aucun d’entre eux ne s’est pour l’instant exprimé publiquement sur le sujet. Mais une petite expérience à la calculette permet d’imaginer leur niveau d’enthousiasme à l’idée de se plier à la dîme pensée par Saez. Puisque la fortune de Mark Zuckerberg est estimée à 220 milliards de dollars, il aurait à régler une facture de quelque 11 milliards.
C’est une solution de bon sens, qui garantit que les plus riches rendent la pareille à un système qui a permis leur succès.
Tim Disney, petit-neveu de Walt Disney
Autre obstacle : Gavin Newsom, le gouverneur démocrate de la Californie. Historiquement réticent à l’idée de taxer les ultrariches, il a jugé que ce texte était « de la mauvaise politique ». Un groupe composé de ses anciens conseillers s’est déjà mis en branle pour déminer publiquement le projet et lancer une initiative nommée « Stop The Squeeze » (« arrêtez de nous pressurer »). « Les élus locaux sont très craintifs à l’idée de s’attaquer aux plus riches. Mais là, je pense que [Newsom] va être coincé », parie Emmanuel Saez. Comprendre : le gouverneur va devoir céder à la pression de la base démocrate qu’il courtise pour se positionner en premier opposant à Trump, en vue de la prochaine présidentielle.
D’autant qu’un petit groupe de riches Américains favorables à la hausse des impôts sur les plus fortunés a déjà apporté son soutien au projet de taxe. Contactée, l’organisation Patriotic Millionaires a transmis à Revue21 les mots d’un de ses représentants, le petit-neveu de Walt Disney : « C’est une solution de bon sens, qui garantit que les plus riches Californiens rendent la pareille à un système qui a permis leur succès, s’enthousiasme Tim Disney. En espérant que cela inspire d’autres États et villes à travers le pays à faire la même chose. »
S’exiler au Texas
Sur ce projet plane pourtant la même ombre qui a assombri le débat parlementaire autour de la taxe Zucman en France. « La menace principale que lanceront certains milliardaires, c’est de changer d’État », reconnaît l’économiste. C’est d’ailleurs le chemin pris par Elon Musk dès 2019, pour cette raison explicite : fuir l’impôt. Parti s’installer dans le désert texan avec armes et bagages, c’est-à-dire ses entreprises Tesla et SpaceX, il y a été rejoint par Larry Ellison, patron d’Oracle et troisième fortune mondiale. Ou encore par Joe Lonsdale, autre milliardaire membre de la « PayPal mafia », cofondateur de Palantir, qui a déménagé son fonds d’investissement à Austin au motif que la diversité idéologique y était « mieux tolérée qu’à San Francisco ». Il n’y a certes pas l’océan au Texas, mais il n’y a pas non plus d’impôt sur le revenu.
Se dessine alors un cas de figure où la Silicon Valley disparaîtrait en quelques années dans la poussière de ces carrioles dorées, vidée par l’exil de ses plus riches figures. Conscients de l’impact de cet argument, Saez et ses camarades ont conçu la taxe en un seul prélèvement, qui s’appliquerait à tout résident californien au 1er janvier 2026 – un one shot justifié par le besoin de « financement des urgences ». Autrement dit, même si un milliardaire décidait de quitter la Californie l’année prochaine pour y échapper, il y serait tout de même assujetti. « De cette façon, ils n’ont aucun intérêt à partir », escompte le tacticien.
« J’adore cette idée »
Mais d’abord, le projet doit obtenir 900 000 signatures de votants californiens. Une formalité, à en croire les porteurs du projet. Formalité pour laquelle le syndicat SEIU-UHW a tout même investi un budget de 15 millions d’euros, en démarchage et campagne média. S’il obtient ce quorum, le détonant « 2026 Billionaire Tax Act » sera soumis l’année prochaine au vote des Californiens via un référendum populaire. La campagne commencerait à la fin de l’été et ferait rage jusqu’au 3 novembre 2026, moment du vote. Une bataille qui dépasse la Californie, car le sujet de la taxation des ultrariches devient un signe de ralliement pour une partie de la gauche américaine en quête de régénération.
À New York, le nouveau maire Zohran Mamdani a annoncé début novembre son intention de porter une taxe de 2 % sur les revenus des plus riches résidents. Il s’inspire du cas d’école du Massachusetts, dont la sénatrice Elizabeth Warren est l’une des premières à avoir cru au potentiel politique de ces mesures pour reconquérir l’électorat populaire. Dans l’État dont Boston est la capitale, une « Millionaire Tax » de 4 % a été adoptée en 2023 et a rapporté à l’État des recettes plus élevées que prévu, sans que cela n’entraîne d’exil. « Le nombre de millionnaires y a d’ailleurs même augmenté », se réjouit la syndicaliste Suzanne Jimenez, qui ne manque pas de se référer à cet exemple. Et puis, il y a ce complet contre-pied qu’a offert Donald Trump. Des mots confiés au Time en avril 2025 au sujet d’une proposition de loi qui circulait dans son cabinet : une taxe spéciale pour tous les Américains ayant un revenu supérieur à 1 million de dollars par an. « En fait, j’adore cette idée », avait lâché l’imprévisible président.