Quatre ans. Voilà le temps qu’il aura fallu à la photographe franco-russe Elena Chernyshova pour obtenir l’autorisation d’embarquer avec les travailleurs de Gazprom. « En 2015, j’apprends l’existence de cette ligne de chemin de fer entièrement construite au-dessus du cercle polaire, et je veux absolument voir ça. Mais l’infrastructure appartient à Gazprom et monter à bord promet d’être compliqué. » La photojournaliste indépendante lance plusieurs demandes de reportages « auprès des très nombreuses filiales de Gazprom ». En vain. Mais tandis qu’elle essuie les refus (quand réponse il y a), elle étoffe son projet. « Ce n’est plus seulement le train que je veux photographier, mais aussi le site de Bovanenkovo, ceux qui y travaillent, les villes d’où ils viennent, les peuples nomades qui ont été chassés des terres exploitées… » Elle propose le sujet à différents magazines. L’appui de l’Allemand Stern accélère les choses.
En mars 2019, elle prend place « sur les banquettes vieillottes de ce train un peu hors d’âge ». C’est la première fois qu’elle voit cette partie de la Russie. « C’est le printemps, il commence à “faire bon”. » La température oscille entre –20 °C et –30 °C. Dehors, tout n’est que neige, à perte de vue. À bord, l’horizon est plus limité. Elena Chernyshova est « bien entourée par des “guides” de Gazprom ». Malgré ses chaperons, elle parle à qui elle veut : « L’ambiance est joyeuse, les passagers discutent volontiers, mais jamais de leur travail. »
Un drone désarçonné
Elle fait également ce qu’elle veut, même les choses les plus folles, comme faire arrêter le lent mastodonte de ferraille, le temps de prises de vue aériennes (dont est ressortie la photo du train vu du ciel en ouverture de ce portfolio), qui ne vont pas se dérouler comme prévu : « Je suis descendue du train et j’ai marché longtemps dans la neige pour ne pas apparaître sur les images. Je n’avais piloté mon drone que dans des conditions très calmes. La nuit tombait, la neige aussi. Le vent, lui, se levait. Les champs magnétiques très forts dans l’Arctique désorientaient mon drone. Pendant ce temps-là, tout le monde patientait. »
Au terme d’une journée de voyage, le site apparaît enfin. Clinique, métallique. « Comme surgi du désert blanc qui est notre seul paysage depuis des heures ». Le froid y vide les batteries de ses appareils photo. Prévoyante, la quadragénaire avait fait du stock. Elle découvre « ce lieu de vie où tout le monde est de passage ». Désireux de montrer leurs impressionnantes infrastructures et les techniques que le géant russe est capable de mettre en œuvre pour extraire le gaz et le pétrole dans des conditions si extrêmes, ses guides lui laissent le champ libre pendant les quatre jours passés sur place. Pour finaliser son projet, elle parcourt le reste de la région sur les traces de Gazprom : « Directement ou via les impôts, l’argent du gaz est partout. Certains villages perdus ont des infrastructures bien plus modernes que ceux qui entourent Moscou. » Elena Chernyshova travaille toujours en Russie, « mais, avec la guerre, impossible de faire ce genre de sujet désormais. Revoir ces images me rend très triste ».