Écologiste radical, inabordable, rongé par la paranoïa, le mathématicien Alexandre Grothendieck fustigeait une science sans conscience. « Les savants poursuivent trop souvent leurs travaux sans souci des applications qui peuvent être faites, qu’elles soient utiles ou nuisibles, et de l’influence qu’ils peuvent avoir sur la vie quotidienne et l’avenir des hommes », affirmait-il en 1970 dans le premier numéro de la revue Survivre et vivre.
Sa figure est déroutante. Il avait pris « la décision de vivre la dernière partie de sa vie dans la solitude et la méditation », explique sur le site Reporterre son ami Christian Escriva, physicien et philosophe. « Vu de l’extérieur, ceci pourrait apparaître comme une forme de folie. Mais je sais qu’Alexandre a toujours été dans ce qu’on nommerait communément “la démesure”. Il me disait régulièrement qu’au fond il s’accommoderait bien d’être emprisonné. »
Cette « démesure », le mathématicien russe Grigori Perelman l’a également éprouvée. En 2002, il publia dans un texte de trente-neuf pages une démonstration de la conjecture de Poincaré, énoncée près d’un siècle plus tôt et encore jamais établie. Quatre années de vérifications menées par des équipes scientifiques internationales furent nécessaires pour comprendre son raisonnement et le valider.
Le mystère avait bel et bien été levé par cet homme, qui vit avec sa vieille mère dans un quartier populaire de Saint-Pétersbourg. Après quelques conférences, Grigori Perelman annonça son retrait du monde des mathématiques, et du monde tout court. Dans un dernier entretien avec la presse russe, il expliqua son refus des honneurs par ces mots : « Je sais comment diriger l’univers. Dites-moi alors à quoi bon courir après un million de dollars ? » Et il ferma sa porte.
Atteindre « le cœur du cœur », découvrir « le point final de la mer », « savoir comment diriger l’univers » : ces mots d’ermites sont aussi ceux de démiurges. Ils disent l’ambition et le vertige, ils témoignent de la fragilité de l’homme confronté à la connaissance.
Dans le livre de la Genèse, deux arbres sont donnés à l’humanité, celui de la vie et celui de la connaissance. Deux arbres pour se saisir d’un même monde. Une dualité difficilement tenable. Parangon des scientifiques, Albert Einstein admettait ce grand écart. Il disait « connaître les lois de l’univers » et « presque rien aux êtres humains ». La « joie de contempler et de comprendre » le réconciliait avec les réalités d’un monde où il ne suffit pas de démontrer une vérité pour qu’elle s’applique. La science s’oppose à l’opinion, mais son empire n’échappe ni aux passions ni aux intérêts.