La chute du mur de Berlin a ouvert une nouvelle ère au début des années 1990. Dans la représentation, rien n’a changé : l’Afrique reste le continent des fléaux, de la pauvreté, de la corruption, de la maladie et de la guerre. Dans les faits, tout a basculé. Ni la pauvreté, ni la corruption, ni la maladie, ni la guerre n’ont disparu, mais les règles du jeu ont changé. Qui aurait imaginé qu’une femme soit élue, puis réélue, présidente du Liberia ? Qui aurait imaginé que la Namibie, riche d’un uranium qui intéresse Pékin, accueille 35000 Chinois ? Et surtout, qui aurait imaginé que le tiers de la population africaine accède aux classes moyennes, une catégorie sociale quasiment étrangère au continent jusqu’à la fin du XXe siècle ? Sur un milliard d’Africains, 313 millions appartenaient aux classes moyennes en 2010, d’après une étude de la Banque africaine de développement.
Les critères retenus tiennent compte du coût de la vie : il suffit de dépenser 2 à 20 dollars par jour pour en faire partie. Et cette nouvelle donne est réversible : la majorité des « accédants » aux classes moyennes vit avec 2 à 4 dollars par jour et peut rebasculer dans la pauvreté en cas de crise. Reste que cette évolution en entraîne d’autres : qui dit accès aux classes moyennes dit baisse de la natalité, demande en matière d’éducation, de santé, d’infrastructures et de… démocratie. Pour les autocrates, les classes moyennes sont aujourd’hui les classes dangereuses : ce sont elles qui ont fait la révolution en Egypte et en Tunisie. Isabel et José Eduardo dos Santos devraient y penser. A Luanda, capitale la plus chère du monde pour les expatriés, les bidonvilles côtoient les quartiers de luxe construits par les Chinois. Les deux tiers de la population angolaise vivent avec moins de 2 dollars par jour. Plusieurs centaines de jeunes, de ceux qui se disent apolitiques et surfent sur Internet, ont osé manifester en 2011 pour réclamer l’accès à l’eau et à l’électricité et dénoncer la corruption. Rien de menaçant pour l’oligarchie qui, pour avoir fait la guerre, maîtrise l’art du bâton. Mais vu la vitesse à laquelle mue le continent, elle serait avisée d’y réfléchir. Tout comme les Occidentaux au service des multinationales.
Ceux que Christian Lutz a photographiés au Nigeria ne sont d’évidence là que pour servir des intérêts personnels. La population n’a pas les mêmes. Les Nigérians l’ont montré au début de 2012, en manifestant avec succès contre la hausse du prix de l’essence. Jamais, à Lagos, la capitale économique, on n’avait vu un mouvement si bien organisé. Filda Adoch, elle, a tout compris. Cette Ougandaise de 54 ans, dont la photographe Martina Bacigalupo a suivi le quotidien, n’a accès ni à l’eau ni à l’électricité. Elle ne fera jamais partie des classes moyennes. Sa parole n’en est pas moins celle d’une sage. Le chemin sera long. La colonisation a laissé ses us et coutumes en héritage, les images de Guillaume Bonn en témoignent. Pendant deux ans, le photographe a saisi des femmes de ménage, des chauffeurs, des jardiniers, sur leurs lieux de travail, au Kenya. Ils étaient éberlués de voir un Blanc porter son regard sur eux.