Sur la planète, un pauvre sur trois est indien. En 2010, près de 70 % de la population, soit 800 millions de personnes, subsistait avec moins de deux dollars par jour, contre 30 % de la population en Chine et en Afrique du Sud, 10 % au Brésil. En Inde, où 65 % de la population à moins de 35 ans, l’enseignement dans le primaire n’a été rendu gratuit et obligatoire qu’en 2009.
À la douceur du safran et au chatoiement des étoffes s’oppose la violence du quotidien : les déplacements de populations villageoises, la difficile émergence d’une classe moyenne qui ne dépasse pas 70 millions de personnes, la corruption toujours plus présente, l’exclusion de franges entières de la population, l’accaparement des ressources, le réveil nationaliste hindou, les violences faites aux femmes...
Une génération de « tycoons » indiens est née. Leurs noms – à l’exception de Lakshmi Mittal, le roi de l’acier – sont peu connus, mais ils partagent souvent le même goût de la démesure : l’un, Mukesh Ambani, s’est fait construire à Bombay une résidence de 27 étages estimée à un milliard de dollars. Nombre d’entre eux ont accepté de financer l’érection à Londres, sur Parliament Square, d’une statue en hommage à Gandhi. Voir des magnats indiens verser leur obole pour célébrer, à deux pas de la City, le frugal apôtre des processions pacifistes, des grèves de la faim et de la désobéissance civile laisse pantois.
La nouvelle élite s’emploie en réalité à aseptiser l’héritage de Gandhi. Du Mahatma, elle ne voudrait garder que l’icône, sans le message. Et faire une croix sur la dimension proprement révolutionnaire d’un homme qui a fondé son parcours sur un appel « à vivre simplement pour que tous puissent simplement vivre ».
Le discours de Gandhi reste pourtant bien vivant dans les profondeurs de la société indienne. Il n’était pas un accident de l’histoire, mais le fruit d’une longue tradition puisant aux racines de « la civilisation de l’Indus ». Des figures comme le poète Kabir, le brahmane Shamal Bhatt, le philosophe Rabindranath Tagore ont accompagné ses pas. Sa critique du développement est toujours portée par Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur les mécanismes fondamentaux de la pauvreté.
C’est là une spécificité de ce « pays-monde ». Quand la Russie se fait slave, quand la Chine se mondialise, l’Inde reste à mi-chemin, à la fois dans et hors du monde. C’est cette tension que nous avons voulu raconter dans ce dossier consacré à une Inde rebelle à tout raccourci.