Irène Frachon est seule lorsqu’elle s’attaque à l’un des plus grands groupes pharmaceutiques français. La pneumologue reçoit, en 2007 à l’hôpital de Brest, une femme diabétique atteinte de lésions valvulaires. Elle reconnaît une pathologie rare, incurable, observée des années plus tôt chez des patients traités à l’Isoméride, un coupe-faim commercialisé par Servier et interdit depuis 1997 parce qu’il provoque de l’hypertension artérielle pulmonaire, une maladie grave. Le docteur Frachon soupçonne le laboratoire d’avoir recyclé sa molécule sous un autre nom : le Mediator.
En 2010, notre consœur Anne Jouan, alors au Figaro, révèle que le médicament a fait des centaines de morts. L’affaire éclate. Huit ans plus tard, à l’issue d’une très longue bataille contre des industriels, des experts et une armée de juristes, Irène Frachon touche au but. En septembre 2017, les juges renvoient devant le tribunal correctionnel de Paris 14 personnes, dont plusieurs ex-dirigeants de Servier pour « tromperie aggravée, escroquerie, homicides involontaires et trafic d’influence ». Selon le parquet, le coupe-faim a causé entre 1 500 et 2 100 décès.
Le comptable français Antoine Deltour est seul, lui aussi, quand il décide de dénoncer un scandale d’État. Employé par le géant de l’audit PricewaterhouseCoopers, au Luxembourg, il découvre les accords confidentiels conclus, par l’entremise de son cabinet, entre le fisc du Grand-Duché et des centaines de multinationales afin de les dispenser d’impôt. Dégoûté par ces pratiques, le jeune homme démissionne en 2010. Avant son départ, il emporte 28 000 pages de documents qu’il fait parvenir, un an après, à un journaliste de Cash Investigation, Édouard Perrin.
C’est le début de l’affaire « LuxLeaks ». Pour attirer les entreprises étrangères, le Luxembourg leur promet dans le plus grand secret des exemptions de taxes quasi totales. Il fait ainsi économiser des milliards à des firmes comme Pepsi, Amazon, Apple, BNP Paribas ou Axa qui, en échange, n’installent bien souvent qu’une simple boîte aux lettres sur son territoire lilliputien. Sans être formellement illégales, ces ententes préalables appelées « tax rulings » contreviennent au traité européen, car elles faussent la concurrence entre les pays membres.
Comme Edward Snowden, Irène Frachon et Antoine Deltour sont des lanceurs d’alerte. Mais aussi d’espoir. Des gens seuls, hors de toute structure, partisane ou associative, qui « font leur part », à l’instar du colibri de l’écologiste Pierre Rabhi, et déplacent les lignes. Afin de dénoncer des dangers ou des pratiques illicites, ils prennent des risques et s’exposent à des représailles.
En principe, depuis 2016, la loi française les protège. Mais de nombreuses clauses, rajoutées par le législateur, telle que l’obligation de prévenir d’abord leur hiérarchie, en limite singulièrement la portée. Face à Goliath, David est toujours menacé.