Ce mercredi après-midi, parents et enfants se retrouvent sur la butte qui domine le terrain boisé au milieu des immeubles. L’automne a posé ses couleurs au Chêne des Anglais, grand ensemble de Nantes Nord, à la lisière de la ville. Sur ce point culminant, quatre chênes, des bancs, une pataugeoire à l’abandon, et un dragon. À grand renfort de cris, les petits partent à l’assaut de cette créature en métal vieillissante, symbole de la cité. Difficile de deviner que ce promontoire arboré est devenu un lieu stratégique pour des échanges beaucoup moins bon enfant. « C’est un poste de vigie pour tous les dealers du quartier, on y repère facilement les opérations de police », explique Pascal Bolo, adjoint au maire de Nantes, chargé, entre autres, de la tranquillité publique et de la sécurité.
Avec leurs sentiers piétonniers nichés dans la verdure et leurs rues en cul-de-sac, les micro-quartiers du Bout des pavés et du Chêne des Anglais constituent de fait un terrain de deal idéal. « Moi je n’ai pas peur, mais beaucoup de mes voisins ne sortent pas de chez eux », déplore Lydie Boismain, 75 ans dont trente-trois au « 10, Champlain », une des tours des deux cités. C’est tout le paradoxe de ce quartier, et l’enjeu du « projet global Nantes Nord ». Cet immense programme de rénovation, lancé par la Métropole nantaise en 2016 et qui sera achevé en 2030, cherche à résoudre une équation à trois inconnues : comment améliorer le quotidien, tout en ménageant la riche végétation et en créant des conditions moins favorables au trafic ?
Logique de l’entre-soi
« Bien desservi et avec tout cet espace vert ! C’est ce qui m’a donné envie d’habiter au Chêne des Anglais. » Louisa Battoy parle vite, regarde son interlocuteur droit dans les yeux. Le quartier, elle y a posé ses valises il y a trente ans, c’est aussi ici qu’elle a élevé ses quatre enfants. Comme beaucoup ici, elle apprécie de se lever avec le chant des oiseaux et les écureuils sous ses fenêtres. Délimité par le Cens et le Gesvres, deux affluents de l’Erdre, et par l’autoroute A11, Nantes Nord est le seul quartier de la ville sans autre nom qu’un point cardinal. Mais il se distingue par sa verdure, avec 460 hectares de végétation, selon les chiffres de l’agence d’urbanisme de la région nantaise. Soit 185 mètres carrés par habitant, pour quinze en centre-ville. Des chênes bicentenaires y jalonnent les rues. À l’automne, on ne peut se promener entre les immeubles sans faire craquer les glands sous ses chaussures. Autre particularité, Nantes Nord est le plus grand quartier d’habitat social de la ville.
Les bocages s’étendaient ici à perte de vue il y a quatre-vingt-dix ans.
« Dans les années 1950, à la place des tours de la rue de Québec, il y avait des marécages ! » Passionnée par l’histoire de Nantes Nord, Lydie Boismain, ancienne employée chez Auchan, aime son quartier au point d’y proposer régulièrement des visites aux touristes. C’est pour répondre aux besoins croissants en logements que la ville a décidé après la Seconde Guerre mondiale de construire ici des habitats sociaux, en lieu et place de terrains agricoles. Les bocages s’étendaient ici à perte de vue il y a quatre-vingt-dix ans. Sortis de terre au début des années 1970, le Chêne des Anglais et le Bout des pavés répondent à une organisation « en îlots » : plusieurs tours desservies par des rues sans issue, et, au milieu, un vaste espace verdoyant.
Mûriers, platanes, savonniers, liquidambars, chênes d’Amérique et ptérocaryers s’y épanouissent aujourd’hui. À l’époque, on a bâti selon la logique de l’entre-soi, avec logements et services au cœur, l’extérieur ne servant qu’à raccorder les bâtiments aux voies de circulation. « Dans la théorie du grand ensemble, le mot “espace public” n’existe pas. La qualité est à l’intérieur, l’extérieur, qui structure le rapport à la ville, est en revanche déqualifié », explique Jean-Marc Bichat, architecte au cabinet germe&JAM qui coordonne le « projet global » de réaménagement. Avec l’avènement de la voiture, les culs-de-sac sont devenus des parkings, produisant des effets pervers en matière de sécurité. « Les rues en impasse créent des difficultés pour les forces de l’ordre », explique Pascal Bolo. Résultat : « L’organisation des bâtiments, le côté refermé des espaces publics créent des conditions favorables aux mésusages », euphémise l’adjoint au maire, s’excusant d’employer les grands mots.
Un business aux yeux de tous
L’arrière de l’école Paul-Gauguin, coincé entre deux impasses, en est un parfait exemple. « Pendant longtemps, il y avait ici un logement de fonction abandonné où des toxicomanes avaient élu domicile. Des trafiquants avaient aussi choisi la rue de Québec adjacente pour y monter une station essence clandestine », raconte Delphine Coulon, la directrice. C’est de cette même rue qu’en 2020 un scooter incendié a été jeté en pleine nuit sur la bibliothèque de l’école. Depuis quelques semaines, après une cage d’escalier, les dealers ont jeté leur dévolu sur les abords de la boulangerie, à une centaine de mètres de l’établissement.
Au printemps 2022, le trafic de drogue s’est intensifié dans la cité des Ducs. En août, la préfecture de Loire-Atlantique avançait le chiffre de 50 lieux de deal contre 30 trois ans plutôt, et ce, en dépit des 874 opérations de démantèlement effectuées depuis janvier 2022. Si Nantes Nord défraie moins la chronique que les quartiers de Bellevue ou des Dervallières, témoins de récents règlements de comptes violents, il n’en reste pas moins un lieu de trafic important.
Nantes Nord est relié au reste de la ville par cinq bus et une ligne de tram. Alors les acheteurs da cannabis défilent.
« Il y a du deal jour et nuit, on a affaire à un business qui ne se cache pas, explique posément Patrice Hamelin, chef du projet global à la direction d’aménagement et d’urbanisme de Nantes Métropole. Il faut dire que les points de deal sont positionnés près des axes de transports. » Nantes Nord est relié au reste de la ville par cinq bus et une ligne de tram, qui longe la rue des Renards. Alors les acheteurs défilent. Et les échanges se font aux yeux de tous. « C’est assez agité, mais on s’habitue, on n’a pas le choix. » Voilà quinze ans qu’Aurélie vit avec ses deux filles au « 7, Jacques-Cartier », l’une des tours du Chêne des Anglais. Elle aimerait partir même si elle tient à la végétation. « Y a des arbres plus vieux que moi, j’espère qu’on va les garder ! »
Penché, lunettes à la main, sur ses immenses plans, l’architecte Jean-Marc Bichat se veut rassurant : « On n’est plus dans une politique de démolition des quartiers, la diversification sociale passe plutôt par la densification de l’habitat. » Comprenez : favoriser l’installation de nouveaux habitants plutôt que de faire table rase. Et mieux intégrer les grands ensembles à la ville, ce qui suppose malgré tout de démolir, mais à la marge. Sans abattre d’arbres, ou le moins possible, et en essayant de gêner le trafic. « L’idée est de garder le cœur des îlots tout en valorisant l’extérieur des grands ensembles », poursuit l’architecte. Une constante de ce type de rénovations, qui tentent de ramener de la vie autour des tours, en créant des voies de passages entre les différentes zones d’habitation. Au Bout des pavés, le projet global prévoit ainsi de casser l’impasse derrière l’école Gauguin pour permettre la circulation des véhicules et des personnes.
Les vieux chênes, « on n’y touche pas »
« La série d’érables argentés derrière l’école sera coupée, cette espèce ne supporte pas les travaux. Mais l’immeuble qui longera la nouvelle rue a été pivoté pour conserver ce vieux chêne, plus robuste », souligne, index pointé, Guillaume Portero. Érables ou chênes, les arbres du quartier n’ont plus de secret pour ce trentenaire en jean et baskets, responsable du territoire Nantes Nord au département « nature et jardin » de la Ville – le nom nouvelle génération du service « espaces verts », renforcé depuis le ralliement des écologistes en 2020 à la liste de la maire PS Johanna Rolland. Depuis des mois, il arpente le secteur pour recenser les zones naturelles qui seront affectées par le projet global. « Une analyse fine, arbre par arbre », insiste Patrice Hamelin, de la Métropole. Sur les 1 144 individus que comptent les deux microquartiers, 344 seront abattus. 418 nouveaux seront plantés. Et toute la biodiversité du lieu est scrutée : les plus vieux chênes sont l’habitat privilégié du grand capricorne, une espèce de coléoptère protégée, aux allures de long scarabée noir. « On n’y touche pas », assure Guillaume Portero.
« Voir la nature, on aime ça ! Si on bétonne, est-ce qu’on ne va pas enclaver encore plus ? » La voix décidée de Louisa Battoy vibre entre les quatre murs de son petit local, niché dans un bâtiment vieillissant au pied des immeubles, entre la pharmacie, l’épicerie et Mister Binh, l’unique bar du coin. Cette figure du quartier a progressivement délaissé son travail d’aide à domicile pour celui de médiatrice sociale, et fondé il y a dix ans une association d’insertion sociale, Casse ta routine. Avec la paupérisation croissante de la population – une personne sur quatre vit sous le seuil de pauvreté dans les quartiers prioritaires de Nantes Nord –, Louisa et son équipe ont du pain sur la planche. « Comment voulez-vous que le projet global parle à un jeune du quartier ? Les gens ont besoin d’améliorations rapides. »
C’est pour recueillir suggestions et doléances que le programme de rénovation s’accompagne depuis son lancement de concertations, plus ou moins fréquentées. Ce soir-là, seule Lydie Boismain s’est déplacée à l’atelier participatif organisé à la Mano, le centre socioculturel face à l’arrêt de tram. L’objet du jour : trouver le nom de la future « boucle verte » du quartier, une promenade dessinée dans le cadre du projet global. Face au manque de participants, les organisatrices improvisent un micro-trottoir dans les rues. « Quelqu’un a proposé “la promenade des Anglais” mais je lui ai dit que c’était déjà pris malheureusement », sourit l’une d’elles en rentrant. On ne troque pas si facilement un chêne contre un palmier.