Dans la culture Internet, c’est ce que l’on appelle un « hook » – une séquence choc faite pour capter l’attention du spectateur. Tibi Jones, youtubeur français aux 500 000 abonnés, tire face caméra à la Kalachnikov. Il est en Afghanistan pour tourner des vlogs en immersion avec les talibans. « Ça fait partie de la culture locale », commente le trentenaire avant de tirer. « Wow, ça fait quelque chose », s’émerveille-t-il ensuite. Le passage est extrait de sa vidéo « J’ai vécu dix jours avec les talibans ». Postée le 10 septembre 2025, elle est la première d’une série de quatre. Et elle est rapidement devenue le vlog le plus visionné de sa chaîne, frôlant désormais les 2 millions de vues.
Les autres épisodes ont été publiés dans les jours suivants : « Sous la charia des talibans en Afghanistan » (1 million de vues), « J’infiltre la grotte de Ben Laden » (700 000 vues), « Je découvre la business class en Afghanistan » (680 000 vues). En prologue, Thibault – son vrai prénom – raconte comment il s’est retrouvé là. Après avoir séjourné au Venezuela, il se voir refuser l’accès aux États-Unis. Qu’à cela ne tienne, il va « montrer la vérité » sur les pays blacklistés par l’Occident.
« Réfléchir au-delà des normes »
L’idée ne lui est pas venue seule : quelques youtubeurs occidentaux, notamment américains et britanniques, ont débroussaillé le terrain, guidés par Assadulah (il refuse de donner son patronyme), fondateur de « Tea Bro Tours », une agence de voyages dédiée lancée début 2025. Mais Tibi Jones est le premier Français à en être. « Une immersion directe », promet-il, « comme vous ne l’avez jamais vue auparavant », pour « réfléchir au-delà des normes ».
Spécialisé dans les voyages à risque, l’influenceur a tout de même pris soin d’assortir ses vidéos d’un avertissement – ce qui, sur YouTube, est une promesse de divertissement : « À ne pas reproduire. » Il suffit pourtant de se rendre dans la barre de description de ses vidéos pour obtenir la marche à suivre pour aller en vacances en Afghanistan, et les contacts des guides qui se feront un plaisir d’organiser votre voyage.
Sous l’œil de la DGSI
Le pays est classé « en rouge sur la carte sécuritaire » par France Diplomatie. L’ambassade de France en Afghanistan est fermée depuis le retour au pouvoir des talibans en août 2021. Le Quai d’Orsay indique qu’« en cas d’arrestation ou de détention, le respect des droits fondamentaux et la sécurité des personnes ne sont pas assurés ». Les vols commerciaux vers Kaboul sont suspendus. Sous les vidéos de Tibi Jones, des internautes le raillent : « Quitte à être fiché S, autant en profiter ! » « La DGSI risque de m’interroger à mon retour », répond-il, l’air grave mais non sans une pointe de fierté, dans une interview donnée à Influxio, une chaîne YouTube tenue par le cabinet d’avocats éponyme, qui « conseille et défend les acteurs de la creator economy » – Jones évite à tout prix les « médias traditionnels ».
Interrogée quant à la surveillance dont le youtubeur peut faire l’objet, la DGSI nous indique « ne pas pouvoir commenter » le sujet – en France, les enquêtes antiterroristes sont strictement couvertes par le secret, et les services de renseignement ne confirment jamais publiquement une surveillance. Mais les déplacements vers des zones à risque, comme la Syrie ou l’Afghanistan, sont considérés comme des signaux de potentielle radicalisation et donc surveillés. De même que la publication de contenus en ligne aux côtés de groupes armés. Autant dire que Tibi Jones n’a sans doute pas échappé à l’attention des autorités.
Merci pour ces vidéos qui nous montrent qu’il faut pas croire ce qu’on dit aux informations.
Commentaire d’un internaute sur la chaîne de Tibi Jones
Sayf Sangin, un Afghan qui se décrit comme « indépendant mais prorégime », a lui aussi récemment créé une agence de voyages. « Ces rumeurs sur l’insécurité du pays ont été propagées depuis longtemps par les Occidentaux », peste-t-il. Lui voit Tibi Jones comme une bénédiction : « Il nous fait beaucoup de bien. Il donne une très belle image du pays. » Et les commentaires sous ses vlogs montrent que ça marche : « Entre ce qu’on nous raconte et la réalité, c’est deux mondes différents. » « Merci pour ces vidéos qui nous montrent qu’il faut pas croire ce qu’on dit aux informations. » « Il détruit des années de propagande de l’Occident en une semaine, bravo ! »
Les comptes favorables au régime afghan, qui se sont multipliés ces derniers mois, utilisent largement des extraits du contenu de Tibi Jones pour toucher les Français. Quant à une éventuelle hausse du tourisme occidental, Sayf Sangin reste prudent : « On commence tout juste à s’en occuper », explique-t-il dans un français parfait, fruit de ses années au Canada, où il a grandi avant de revenir en Afghanistan après la reprise du pouvoir par les talibans.
Trois vols quotidiens vers Kaboul
Le Quai d’Orsay, de son côté, n’a, pour le moment, pas constaté une hausse des déplacements de ressortissants français en Afghanistan. Interrogé, le ministère des affaires étrangères insiste : si ce n’est pas interdit, il est « très, très déconseillé d’aller en Afghanistan ». Et rappelle que les recommandations de France Diplomatie ne sont « pas à prendre à la légère » : en cas de problème sécuritaire (de nombreux groupes terroristes opèrent dans le pays) ou de santé, un secours est quasiment impossible, du fait du manque d’infrastructures et de relations diplomatiques entre les deux pays.
Pour le moment, les Occidentaux doivent passer par un pays tiers (Émirats arabes unis, Pakistan, Turquie) pour obtenir un visa et un billet pour l’un des rares vols à destination de Kaboul. Mais la stratégie des islamistes porte ses fruits. La compagnie émiratie Etihad vient d’annoncer l’intensification des vols directs Abou Dhabi-Kaboul, avec trois liaisons journalières dès décembre. Et le consulat afghan de Bonn, en Allemagne, a rouvert début novembre avec des diplomates validés par les talibans – une première dans l’Union européenne. « Ça devrait faciliter les choses », se réjouit Sayf Sangin.
Contre-narratif taliban
Mais les influenceurs invités en Afghanistan ne servent pas seulement à promouvoir le tourisme. Chercheurs en journalisme et communication, Shugofa Dastgeer et Hamid Obaidi ont étudié l’évolution de la communication des talibans sur X-Twitter. Dans une étude publiée le 30 avril 2024, ils montrent notamment que le mouvement est passé d’une propagande insurgée, glorifiant la lutte armée, à une communication gouvernementale embryonnaire. Après août 2021, les talibans se présentent comme une autorité légitime : leur discours devient plus neutre, axé sur l’image d’un gouvernement stable et responsable.
Un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, sous couvert d’anonymat, a dressé le même constat auprès de la revue XXI. « Les talibans sont très actifs sur les réseaux sociaux depuis leur retour au pouvoir. Dès que l’on publie des rapports ou que l’on condamne l’une de leurs actions, ils livrent leur contre-narratif. » Auprès de leur jeune public, les youtubeurs comme Tibi Jones relaient ce récit d’un Afghanistan normalisé, pacifié et ouvert sur le monde. Une propagande « douce » qu’on retrouve dans chaque détail : dans un épisode, Jones note, hilare, que les islamistes essaient de le convertir – mais qu’il est libre de refuser.
Sur la crête du délit
Scrollant sur TikTok et multipliant les captures d’écran, Inès Davau est dépitée. « C’est du blanchiment numérique », déplore l’avocate, qui œuvre pour l’ONG Afghanes de France. La trentenaire a envoyé ces données à Pharos, la plateforme officielle destinée à signaler des contenus illicites en ligne. Elle n’a pas eu de retour. « Je ne suis pas sûre que Tibi Jones ait conscience du fait qu’il est instrumentalisé. Mais ces vidéos sont sur la crête de l’apologie du terrorisme », estime-t-elle.
En droit français, le délit d’apologie du terrorisme ne se limite pas à soutenir concrètement une organisation : il suffit de valoriser ou de glorifier publiquement des actes terroristes ou leurs auteurs. La diffusion d’images, de vidéos ou de symboles de groupes armés peut être sanctionnée, et la jurisprudence montre que même la normalisation d’un attentat ou la présentation d’auteurs comme « héros » est punissable. La visite de la grotte où s’était caché Ben Laden pourrait, selon Inès Davau, relever de cette définition. Mais l’apologie du terrorisme suppose une intentionnalité, et Tibi Jones précise ici et là qu’il ne cherche « en rien à convaincre ses abonnés ni à les inciter à venir en Afghanistan ».
D’autant que les talibans eux-mêmes se situent dans une « zone grise ». Ils ne sont pas classés comme terroristes par les Nations unies – qui, en revanche, ne reconnaissent pas le régime actuel : la délégation afghane est constituée des représentants de l’ancienne république. Et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a créé, début octobre, un mécanisme d’enquête indépendant pour documenter les violations des droits humains en Afghanistan.
Les Afghanes n’ont plus le droit de suivre des études, de parler en public, de faire du sport, d’aller dans un parc ou au restaurant.
De leur côté, la France et l’Union européenne ne sanctionnent que certains membres ou entités – même si « la proximité des talibans avec Al-Qaïda est très ambiguë », indique une source étatique chargée de l’antiterrorisme. Seuls les États-Unis les inscrivent dans leur totalité sur la liste des organisations terroristes étrangères. « Il reste très compliqué de connaître la teneur actuelle des liens entre les talibans et le terrorisme islamiste, longtemps établis, note Inès Davau. Ce dont on est sûr, en revanche, c’est que les droits des femmes sont réduits à néant en Afghanistan. »
Aujourd’hui, les Afghanes n’ont plus le droit de suivre des études au-delà de l’école primaire, et de nombreuses professions leur sont désormais interdites. Elles ne sont plus autorisées à se déplacer sans être accompagnées d’un tuteur masculin. Elles n’ont plus le droit de parler en public, de faire du sport, d’aller dans un parc ou au restaurant. Même se soigner devient, en pratique, impossible dans certaines régions.
« Contenu borderline »
Tibi Jones n’a pas répondu à nos sollicitations, mais revient sur le sujet dans son interview à Influxio : les talibans « me disent simplement que [les femmes] restent à la maison. Je n’appelle pas ça de la propagande ». « Elles vont dans des lieux plus sûrs pour elles », indique-t-il encore dans l’une des vidéos. Un discours parfaitement aligné sur celui que martèle à XXI Assadulah, son guide en Afghanistan : « Vous n’avez qu’à regarder sur YouTube, vous verrez que ce n’est pas un pays dangereux. Les femmes sont plus en danger en France. » Sayf Sangin insiste lui aussi : « Ce n’est pas la France, la pudeur est importante ici. »
Cette rhétorique, qui mêle normes culturelles et justification idéologique, est ce que le Global Internet Forum to Counter Terrorism (GIFCT) appelle du « contenu borderline ». Des publications qui ne prônent pas directement la violence, mais qui valorisent ou normalisent des idées extrémistes – notamment en présentant des contraintes ou des interdits comme des traditions locales. Ces contenus peuvent préparer le terrain à la radicalisation, en désarmant les critiques et en facilitant l’acceptation d’idées extrêmes, surtout auprès d’un public peu informé ou sensible aux récits « authentiques » du terrain.
Un représentant du gouvernement français, travaillant sur le sujet, déplore auprès de XXI la difficulté pour l’État de contrebalancer les discours portés par Tibi Jones. « On a beau systématiquement prendre la parole quand on a connaissance de violations des droits de l’homme ou d’attaques terroristes en Afghanistan, notre parole est totalement délégitimée », se désole le fonctionnaire – qui fustige, au passage, la « normalisation du port d’armes, présenté comme un outil sécuritaire. Le seul contrepoids possible, c’est que les réfugiés afghans en France s’expriment aussi sur les réseaux sociaux ».
Monétisées et sponsorisées
Mais ceux-ci, en publiant à visage découvert, mettent leur intégrité physique en danger : plusieurs réfugiées afghanes dénonçant le traitement des femmes dans leur pays d’origine sont sous surveillance policière 24 heures sur 24 après avoir reçu des menaces de mort. Et bien que les contenus en ligne sur ce sujet soient étroitement suivis par les institutions françaises (principalement la DGSI, l’Arcom et le parquet national antiterroriste), supprimer ce genre de vidéos risquerait de renforcer le récit complotiste.
YouTube, pourtant très puritain (un décolleté trop profond ou le mot « fuck » suffisent à voir un contenu censuré), n’a pas non plus réagi : toutes les vidéos de Tibi Jones sont monétisées et sponsorisées. Et l’influenceur poursuit ses voyages à risque. Il vient justement de publier son dernier vlog, dimanche 16 novembre : « Je pars en Syrie après la chute de Bachar al-Assad. »