« C’est moi l’ennemi à abattre, je dérange parce que je dis tout haut ce que pensent les Algériens français ! » Dans son bureau tapissé d’affiches de films de Scorsese, cigarette à la main sur son fauteuil en cuir, Mehdi Ghezzar fanfaronne. Il est comme à la télé : volubile, cheveux courts coiffés au gel et léger duvet de barbe. Deux fois élu « Grande Gueule de l’année » par le public de l’émission quotidienne de RMC Les Grandes Gueules, il assène toujours son avis très tranché sans hésitation. Si ce n’est que l’homme d’affaires reçoit désormais dans un garage automobile, à Boulogne, en banlieue parisienne. Un petit carré de bitume donnant sur la rue et deux ateliers surplombés par son petit bureau en préfabriqué, niché en haut d’un escalier en colimaçon.
Mehdi Ghezzar en est le propriétaire, comme d’une dizaine d’autres entreprises, regroupées au sein d’une holding qui le place à la tête d’un patrimoine de plusieurs millions d’euros. L’homme a été viré fin août 2024 des plateaux de RMC. En cause : une charge anti-Maroc sur une radio algérienne, alors que les relations entre Paris et Rabat se réchauffaient. Tandis que celles entre la France et l’Algérie commençaient, elles, par ricochet, à se tendre. Depuis, elles se sont carrément enflammées.
Soupape diplomatique
Ghezzar adorerait jouer un rôle dans cette guerre diplomatique. Celui de « soupape » entre les deux pays, pour « pacifier » les affrontements. C’est en tout cas ce que jure le quadragénaire en costume sans cravate, calant une cigarette dans le coin de sa bouche. Derrière lui trône un immense drapeau du pays où il est né, dans une famille aisée de l’establishment algérien. Et une photo sur laquelle il se tient aux côtés d’Abdelmadjid Tebboune, le président de la République réélu avec 84 % des suffrages en septembre 2024. Un score à la soviet. Mehdi Ghezzar était son directeur de campagne.
L’élection passée, sa mission politique devrait être terminée. Officiellement, en tout cas. L’intéressé prend plaisir à semer le doute : il se verrait bien ambassadeur, ou même ministre, et profite de son temps libre pour renouer avec la tradition de la diplomatie parallèle qui avait cours à l’époque de l’ancien président, Abdelaziz Bouteflika. Mais ces pratiques ont été abandonnées petit à petit, les électrons libres autoproclamés « facilitateurs » craignant d’être embastillés – comme de nombreux opposants politiques et membres de l’élite économique l’ont été depuis 2019, le début des années Tebboune et la reprise en main du pouvoir par l’armée.
C’est ce qui est arrivé à Ali Haddad, fondateur du Forum des chefs d’entreprises (FCE) qui, pendant des années, a servi de pont officieux entre politiques et entrepreneurs des deux côtés de la Méditerranée, notamment grâce à sa proximité avec la présidence algérienne. En mars 2019, l’emblématique patron des patrons a été arrêté, ses biens confisqués et, après plusieurs jugements, il a été jeté en prison. Ghezzar se verrait bien le remplacer. Les risques en moins.
Terminées, les négociations officieuses. Les espions sont de retour.
Pour relayer la doctrine officielle du pouvoir algérien, l’ancien chroniqueur radio et télé innove donc. Il ne s’appuie pas sur d’anciennes gloires de la politique, comme ses prédécesseurs le faisaient avec Yamina Benguigui, ministre déléguée à la francophonie sous François Hollande, ou Dominique de Villepin, Premier ministre sous Jacques Chirac, tous deux régulièrement invités à l’époque à Alger. Ghezzar choisit de réunir des personnalités de l’ère Internet, moins susceptibles d’avoir été déjà contactées par les caciques du système. Son rêve : créer un « lobby DZ », en référence à Dzayer, l’Algérie en kabyle et en arabe. Et « rassembler en une seule voix la communauté algérienne en France », promet-il en crachant un flot de fumée en direction du plafond.
Mehdi Ghezzar est aujourd’hui le seul à vouloir s’aventurer sur ce terrain dangereux et jouer les intermédiaires en diplomatie parallèle. Légèrement affabulateur ou réellement bien introduit, il pourrait remplir le vide laissé depuis quelques années. Seulement, la donne diplomatique a changé en très peu de temps. Les relations entre la France et l’Algérie ont atteint un niveau de tension inédit. Les négociations officieuses sont devenues aussi tendues que les discussions officielles. Le régime algérien s’est durci. En un mot, les vieilles méthodes incarnées par Ghezzar – malgré sa modernisation de façade – se trouvent, depuis quelques mois, totalement dépassées. Les espions sont de retour.
Arrêté pour avoir critiqué les autorités
C’est le rapprochement de la France avec le Maroc qui a mis le feu aux poudres. Le royaume est l’ennemi de l’Algérie depuis la guerre des Sables de 1963, ce conflit armé entre les deux pays frères après leur indépendance. La situation du Sahara occidental est particulièrement sensible : Alger conteste à Rabat la souveraineté sur ce territoire grand comme le Royaume-Uni. Or, non seulement Paris fait des pas en direction de Rabat sur le terrain économique depuis début 2024, mais la France a franchi la ligne jaune en septembre en reconnaissant la souveraineté du Maroc sur la zone contestée.
Les vieilles tensions politiques et historiques ravivées se sont rapidement muées en crise diplomatique. Faisant de chaque événement un sujet de frictions. En novembre, Boualem Sansal, écrivain algérien naturalisé Français quelques semaines plus tôt, a été arrêté à Alger, officiellement pour « intelligence avec une puissance étrangère », mais en réalité pour avoir publiquement critiqué les autorités algériennes depuis la France.
Bruno Retailleau à la manœuvre
Surtout, quelques jours avant notre rendez-vous dans le garage de Mehdi Ghezzar, s’ouvrait ce qui allait devenir la crise des influenceurs. Bruno Retailleau, ministre français de l’Intérieur, venait d’ouvrir un nouveau front en tentant d’expulser Doualemn, un tiktokeur algérien installé en France qui avait publié une vidéo appelant à « attraper » un opposant au régime pour lui administrer une « correction sévère ». Les autorités françaises l’avaient placé dans un avion en direction d’Alger, mais l’entrée sur le territoire de l’autre côté de la Méditerranée lui a été refusée et l’homme de 59 ans a été renvoyé immédiatement en France.
L’épisode a relancé le débat politico-médiatique sur les obligations de quitter le territoire français (OQTF), ces injonctions administratives très peu suivies d’effet, particulièrement en ce qui concerne l’Algérie. En 2024, sur les 21 000 OQTF visant des ressortissants du pays, 3 000 ont été acceptées par Alger. Et un peu plus de 300 seulement depuis le début de 2025.
Le youtubeur, le rappeur et l’ex de Koh Lanta
Autrement dit, Abdelmadjid Tebboune s’est lancé dans un bras de fer destiné à faire comprendre à Emmanuel Macron que son revirement au sujet du Maroc va lui coûter cher. De son côté, l’Élysée est dépassé par un ministère de l’Intérieur qui refuse de jouer la carte de l’apaisement. Au-delà des OQTF, c’est toute une mécanique de relations historiques qui se renverse. La véritable guerre diplomatique est ouverte, avec une communauté franco-algérienne instrumentalisée des deux côtés.
La crise des influenceurs ouvre d’abord un boulevard à Mehdi Ghezzar en confirmant la pertinence de son « lobby DZ ». Le garagiste des Grandes Gueules organise des rencontres avec Illyesse Benyoub, un ancien candidat de l’émission Koh Lanta ; Jhon Rachid, un youtubeur au million d’abonnés ; et le chanteur Sofiane, rappeur aux multiples disques de platine devenu acteur. Au cours de ces réunions qui se tiennent dans des restaurants de la capitale, il propose à ces Algériens de France – comme ils aiment s’appeler – de renouer avec leur pays d’origine.
On est attaqués de toutes parts, ça va aller de pire en pire. Il faut qu’on soit unis et indivisibles, comme la grande et belle Algérie !
Mehdi Ghezzar, le 28 novembre 2024, sur TikTok
Les invités acceptent de se rendre à des festivals, des soirées officielles ou des événements culturels en Algérie pour faire rayonner le pays. Ghezzar s’en réjouit, s’estimant en bonne voie pour mettre en musique le nouveau soft power algérien, loin des officines poussiéreuses pilotées par un quarteron de généraux vétérans de la guerre d’indépendance.
Et il n’entend pas s’arrêter là. Il fréquente les soirées de l’ambassade et les festivals pour rencontrer d’autres stars des réseaux sociaux susceptibles, elles aussi, de relayer la doctrine. C’est facile : il n’a qu’à suivre son épouse, elle-même journaliste-influenceuse sur Instagram, spécialisée dans la promotion d’événements culturels algériens. Son discours est simple. Dans une vidéo publiée en direct sur TikTok le 28 novembre 2024, on le voit haranguer une vingtaine de personnalités franco-algériennes influentes, les exhortant à défendre la mère patrie. « On est attaqués de toutes parts, on fait face à une guerre médiatique, politique, ça va aller de pire en pire au fil des mois prochains. Il faut qu’on soit unis et indivisibles, comme la grande et belle Algérie ! »
« Un tissu de mensonges ! »
En référence aux combattants de l’indépendance, il invite les participants à ses dîners à être des « moudjahidine 2.0 ». Visiblement galvanisé par les coups d’éclat diplomatiques marocains, il leur enjoint de défendre une ligne patriotique, de s’entraider pour peser dans le débat en France et d’avoir de l’influence sur l’opinion publique. Il compile ainsi les arguments traditionnels du Front de libération nationale (FLN, parti soutenant le président algérien). Ces vieilles rengaines ne parlent pas au jeune public des relais d’opinion qui l’écoutent, mais qu’importe. Son auditoire le regarde avec approbation. Le chroniqueur se prend pour un homme politique.
La vidéo circule. Qui est cet homme d’affaires aux allures de député FLN, garagiste, ancien animateur radio et conseiller de Tebboune ? Que cherche-t-il à accomplir ? Ghezzar intrigue jusqu’aux plus hauts sommets de l’État français. Il discute avec le ministère de l’Intérieur. Confie à ses proches qu’il va être reçu à l’Élysée. Les articles se multiplient. L’Express consacre une enquête à cet « agent d’influence algérien qui intrigue le gouvernement français ». L’hebdomadaire affirme que Ghezzar est surveillé par le contre-espionnage. « C’est un tissu de mensonges, je ne suis pas un agent d’influence ! éructe le garagiste. J’aime mon pays, l’Algérie, et j’aime aussi la France où j’ai bien réussi dans les affaires, nous sommes des millions dans cette situation. On veut pouvoir continuer. »
Rencontrer un riche homme d’affaires qui se rêve ministre ne coûtait rien. Avant.
Ce que Mehdi Ghezzar ne sait pas, ou fait mine de ne pas savoir, c’est que l’enjeu vient de le dépasser. Et que les méthodes d’influence ont changé, de style et de dimension. Une nouvelle ère s’est ouverte entre la France et l’Algérie au moment même où il quittait RMC. Sans ce retournement décisif, les ambitions du gouailleur auraient été reçues avec curiosité à Paris. Les décideurs politiques français auraient continué à accueillir avec amusement ce personnage de la haute bourgeoisie franco-algérienne. Rencontrer un riche homme d’affaires qui se rêve ministre ne coûtait rien. Mais, désormais, l’affrontement politique et diplomatique a dégénéré. Il a pris une forme autrement plus périlleuse, celle d’une guerre d’espions.

L’information est passée quasiment inaperçue, mais, le 31 juillet 2024, Alger a décidé de retirer tous ses officiers de liaison du Centre de renseignement olympique (CRO) destiné à prévenir d’éventuelles attaques contre les Jeux d’été de Paris. La date ne laisse pas place au doute : c’était le lendemain de la reconnaissance officielle par la France de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Le partenaire d’hier devient alors un acteur hostile auquel les services français vont devoir accorder un œil beaucoup plus attentif.
Pressions sur une élue municipale
Les affaires tordues et les manœuvres souterraines ne tardent d’ailleurs pas. Le Parisien révèle ainsi qu’un fonctionnaire de Bercy a été mis en examen, soupçonné d’avoir livré à Alger des informations confidentielles sur des ressortissants et opposants algériens en France. Tandis qu’un agent de la Direction générale de la documentation et de la sécurité extérieure (DGDSE) algérienne est impliqué dans une affaire largement médiatisée : l’enlèvement sur le sol français de l’influenceur Amir DZ, de son vrai nom Amir Boukhors, qui avait critiqué le pouvoir de son pays.
En décembre 2024, Samia [prénom modifié], une Franco-Algérienne élue d’une ville de la banlieue parisienne, est également visée, comme l’a révélé la lettre spécialisée Intelligence Online. Alors qu’elle marche dans la rue, un homme qu’elle ne connaît pas l’accoste. Sa fonction et sa double nationalité intéressent l’espion algérien en poste au consulat de Créteil. L’homme presse l’élue de retirer une plaque municipale au nom du poète kabyle Lounès Matoub, assassiné en 1998 – le musicien et homme de lettres était un ennemi juré du FLN. L’agent est en France sous passeport diplomatique et, d’après nos informations, officier de la DGDSE.
Arrestations et expulsions d’espions
Au même moment, des médias algériens proches du pouvoir, régulièrement instrumentalisés pour faire passer des messages politiques, publient ce qu’ils présentent comme un scoop. Sans la moindre preuve, ils affirment avoir éventé un complot des services français qui auraient cherché à « recruter » des terroristes repentis en Algérie dans le but de « déstabiliser » le pays. À Paris, l’opération d’intox est qualifiée de « fake news délirante ». Au fil des semaines, la situation se tend. Jusqu’à ce que la guerre des espions sorte des réunions confidentielles et des intrigues d’ambassade. Le 12 avril 2025, un agent consulaire algérien soupçonné d’être un espion est arrêté et placé en détention. En réaction, Alger demande à douze agents de l’ambassade de France de quitter son territoire. Deux jours plus tard, Paris embraye, annonçant l’expulsion de douze agents algériens.
En don Quichotte de la mécanique du pouvoir, Mehdi Ghezzar fait-il semblant d’ignorer où il a mis les pieds ? D’après nos informations, le contre-espionnage français estime qu’il y aurait actuellement entre 50 et 100 agents des services de renseignements algériens actifs en France. Tous ne sont pas déclarés comme personnel officiel, ce qui rend logiquement les estimations approximatives. En revanche, plusieurs sources sécuritaires nous ont confirmé que Ghezzar avait été identifié comme un relais d’influence du président Tebboune en France. Tout en le qualifiant d’agitateur « pas sérieux » – d’autant qu’« il n’a pas été établi de connexions directes entre les influenceurs [qu’il fédère] et le pouvoir algérien », explique l’un de nos contacts sous le sceau de l’anonymat.
Mehdi Ghezzar mis à l’écart
Ces propos énervent le garagiste. « C’est n’importe quoi ces histoires de déstabilisation algérienne ! Les vrais espions, ce sont les Marocains ! » Ces derniers temps, il ne reçoit plus qu’épisodiquement les stars du numérique et il s’active pour faciliter les contacts entre le pouvoir algérien et CMA CGM, la société marseillaise de transport maritime… par ailleurs propriétaire de la radio RMC qui l’a viré en 2024. Pourtant, l’ancienne Grande Gueule a fini par irriter même Alger. Et la multiplication des opérations des services visant la diaspora algérienne jette comme un froid sur son projet de création d’un « lobby DZ ».
Mehdi Ghezzar se fait donc de plus en plus discret aujourd’hui. Après avoir échangé quelques textos au sujet des OQTF avec le préfet Louis-Xavier Thirode, chargé des questions d’immigration au sein du cabinet de Bruno Retailleau, l’homme d’affaires a essayé de rendre visite à l’ancien secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler. Sans succès.
Quelques semaines après notre rencontre dans son garage, le Quai d’Orsay a dressé une liste de 800 personnalités algériennes bénéficiant de passeports diplomatiques. Un petit club mêlant diplomates, espions, caciques ou privilégiés du pays qui ont leurs habitudes en France. Mehdi Ghezzar n’en fait pas partie.
Une enquête réalisée avec Intelligence Online, du groupe Indigo Publications (éditeur de Revue21.fr).