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Le chasseur kabyle, son fusil et l’Algérie

Écrit par Ramsès Kefi et Rachid Laïreche Illustré par Luca Falcone
Édition d'avril 2023
Le chasseur kabyle, son fusil et l’Algérie
Quelques mois après son arrivée en France en 2012, Kamel obtient son permis de chasse, pour « s’occuper l’esprit ». Depuis, il participe régulièrement à des dimanches en forêt avec son binôme préféré, Samir, dans la grande banlieue parisienne. Et quand Kamel se prépare pour une chasse, il est aussi fébrile qu’un gamin à la veille de Noël. Pas pour le gibier, mais pour « les copains ». Et puis la nostalgie, celle de l’Algérie, qui nourrit toutes les conversations.
Article à retrouver dans la revue XXI n°61, Scapula, la dernière balance
23 minutes de lecture

Où l’on se retrouve dans le salon de Kamel 

Kamel a les mains sur une tasse de tisane et les pieds dans des tongs. Il se tâte. Assis dans son grand salon, cela fait une heure et demie qu’il parle de sa fascination pour la chasse, les chiens racés et la forêt. Est-ce qu’il continue encore un peu ? Le quadragénaire a commencé une histoire de bécasse avec la voix empreinte de malice et de mélancolie. Mais l’a interrompue aussi brusquement qu’une coupure de courant. Il fatigue. Ses paupières sont lourdes, sa mémoire aussi : plus les minutes filent, plus il s’excuse de chercher ses mots. Égoïstes, on le tanne.

Pour nous, cette nuit d’automne tient du miracle. D’ordinaire, le menuisier, qui vit en Seine-Saint-Denis, n’offre qu’une confession par rencontre – deux les jours de chance. Là, il en a éparpillé une tripotée d’un coup, sans calculer. Petits sourires, les nôtres et le sien. L’ampoule n’éclaire son visage qu’à moitié. Il jette un coup d’œil en direction de la cuisine et cède : « D’accord. La bécasse ? C’était il y a plus de vingt ans… » Là-bas, en Algérie, à la toute fin des années 1990. 

C’était précisément un matin, au souk, où s’achètent les légumes, se glanent les dernières nouvelles et se fixent les rendez-vous. Des anciens le croisent et lui proposent de les accompagner à la chasse. Ils l’ont remarqué dans les bois. Lui n’a pas encore la vingtaine et trimballe un fusil d’un autre âge. Il est honoré. Kamel vient d’un hameau en Kabylie, région du nord de l’Algérie où coexistent 4 millions d’habitants entre mer Méditerranée et massifs montagneux. Depuis qu’il a 15 ans, le jeune Berbère y traque le gibier avec des voisins. Le poulailler de sa famille jouxte une forêt sans fin. Il a appris à poser des pièges, tirer les sangliers et apprécier les courses des lapins. À éviter la compagnie des « Clint Eastwood » qui, au moindre bruissement, s’agitent et frottent leurs gâchettes – « Ils n’ont pas saisi qu’on peut passer une bonne chasse sans tuer. » À l’époque, le coup de feu est un investissement : 250 dinars la cartouche. Le menuisier dresse son index : « Une cartouche valait le prix d’un kilo de poulet. Si tu n’as pas les moyens, tu choisis quoi ? » 

Le jour J, ils sont une dizaine au milieu des arbres. Des « vieux », et Kamel. Rien d’exceptionnel, jusqu’à ce qu’ils repèrent une bécasse, oiseau migrateur au bec long et pointu, que les villageois consomment. L’un des anciens fait signe à son jeune invité : elle est pour lui. Ils le débarrassent de son arme et lui en prêtent une de meilleure facture. Le jeune homme monte sur une grande pierre humide. Un frisson. Il vise. Pan ! Un coup. L’oiseau tombe. Des frissons. Les aînés le félicitent. Sur le chemin du retour, ils lui confient un secret : ils avaient parié quelques pièces sur son tir. Va-t-il ou non le manquer ? Va-t-il ou non gaspiller une cartouche ? Deux décennies plus tard, figé sur sa chaise à minuit, Kamel le raconte comme une remise de diplôme : « Je suis vraiment devenu chasseur ce jour-là. » Fin du flash-back. L’homme aux joues briochées se lève. Il est habillé comme d’habitude : pantalon sombre, t-shirt long et veste large. 

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Sur le pas de la porte, il nous salue longuement et cède encore. Finalement, il accepte que nous écrivions ce qu’il appelle « l’histoire de [son] fusil ». Comme un éternuement, elle lui avait échappé l’été dernier. Alors, il nous avait demandé de l’oublier, si finalement nous écrivions un article sur lui. Est-ce qu’il est sûr ? « Oui, oui, c’est bon, écrivez… » Son défunt grand-père possédait une arme de collection qu’il ne prêtait à personne. Quand il a fallu partager l’héritage, le père de Kamel n’a pas bronché : il a laissé un vieil oncle emporter l’arme à feu. « Je me suis mis à genoux devant mon père. Ils peuvent tout prendre, mais pas le fusil ! J’ai même pleuré. Mais mon père est trop respectueux et ne voulait pas faire de problème. » Le menuisier veut absolument récupérer l’arme. C’est une obsession. Il jure sur ses aïeux y penser toutes les nuits. 

Où Kamel retourne au pays (dans ses rêves)  

Kamel est arrivé en Seine-Saint-Denis à l’automne 2012. Par amour. Sa femme, franco-algérienne, est originaire du même hameau que lui en Kabylie où elle passe des étés. Même s’il reste souvent à l’écart des autres, il lui plaît. Là-bas, ce fils d’éleveur est paysan, et dépanne, quand l’occasion se présente, sur les chantiers pour des travaux manuels en tous genres. La nuit, il se lance dans l’artisanat, en autodidacte. Il confectionne des cartouches pour tirer le gibier, en reproduisant le savoir-faire des anciens, qu’il a observés pendant des heures. Il prend des notes, tout le temps, quand il craint d’oublier un dosage, une méthode, un proverbe qu’il trouve joli. En France, ce gaillard au rire bref et soudain fabrique des chaises, des placards et des guitares sur son temps libre. Au début du Covid, un ami lui a dégoté un poste de menuisier en contrat à durée indéterminée, « quand tout le monde avait peur de sortir de chez soi ». 

Kamel, qui roule le « r » d’Algérie, était réticent à quitter son terroir, malgré l’insistance de Linda. Il adore ses poules, sa grand-mère et ses vadrouilles dans les montagnes. Et puis, il y a un passif. Avant de rentrer au pays, son père a échoué à Paris dans les années 1970, où il a vécu un temps et lancé des petits commerces, qui ont tous coulé les uns après les autres. Mais cette fille est tenace : elle ne veut que lui. Il succombe et atterrit dans le 93, à 30 ans passés, tout près d’un métro qui met Paris à deux stations. Sa femme bosse et lui s’essaie très vite à des boulots précaires, entrecoupés de période de chômage – déménageur, maçon, vigile dans un supermarché. L’oisiveté le rend nerveux, autant que le béton. Au milieu des immeubles et des voitures garées à l’arrache sous sa fenêtre, il se sent à l’étroit. Son épouse lui fait visiter les monuments de la capitale pour lui changer les idées et l’impressionner. Rien à faire : il ne se sent pas à sa place. 

Quelques mois après son arrivée en France, il décide de passer son permis de chasse – « Eh, je devais m’occuper l’esprit, je me sentais enfermé. » Le Berbère, mat de peau et costaud, découvre l’existence de salons spécialisés, où il peut s’inscrire gratuitement à l’examen. Un week-end, il se rend à l’un de ces événements, avec sa femme, pour remplir un formulaire. C’est à Rambouillet, à l’ouest de Paris, dans les Yvelines huppées et boisées. Dans la grande salle, il se fige. Derrière son épaule, il entend parler kabyle : « Deux types se moquaient d’un autre avec un gros ventre. Quand ils ont compris que j’avais compris, ils se sont excusés de leur impolitesse. On a discuté un peu du pays. Je leur ai dit que je voulais chasser, mais que je ne connaissais personne. On a échangé nos numéros. » Samir, l’un des deux taquins, deviendra l’un de ses meilleurs amis, et son binôme préféré en forêt. Ils sont différents. Physiquement déjà : Samir, silhouette et traits fins, a la peau très blanche. Et contrairement à Kamel, il chassait en famille au pays dans un milieu plutôt favorisé. Kamel obtient son permis de chasse en 2013, en même temps que sa femme. Elle se moque éperdument du gibier. C’est stratégique : « Si l’Algérie nous autorise un jour à rentrer au pays avec nos fusils, on pourra en rapporter deux. » Pour le plaisir d’avoir le choix, qu’il n’avait pas autrefois. 

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Un après-midi de septembre, calé devant son immeuble, le père de trois garçons nous montre le manuel sur lequel il a potassé l’examen. Avant de mimer très sérieusement son épouse avec une arme. C’est cet après-midi-­là qu’il nous réclame que son prénom soit modifié – « Pour ne pas avoir de problèmes, on ne sait jamais, d’accord ? » Parce qu’il vient tout juste de nous lâcher « une histoire bizarre ». En Algérie, il a longtemps chassé clandestinement. En 1993, les autorités ont interdit aux citoyens de se balader armés, qu’importe le motif. Elles avaient d’ailleurs tenté de récupérer les fusils des paysans pour contrôler leur circulation et leur usage. Ce sont les premières années de la « décennie noire ». En 1991, le Front islamique du salut (FIS) remporte le premier tour des élections législatives, que le pouvoir algérien invalide. Les mois suivants, ses militants les plus radicaux prennent le maquis. Sous l’appellation de Groupe islamique armé (GIA), ils menacent et exécutent des représentants de l’État, à commencer par les forces de sécurité. En quelques mois, le pays bascule dans l’extrême violence et la guerre civile. 

Les bois deviennent des terrains de bataille à éviter. La « décennie noire », qui s’achève au début des années 2000, coûte la vie à 150 000 Algériens. Au moins. 

Les militaires tentent de venir à bout de dizaines de milliers d’islamistes armés, dont certains sont des vétérans de la première guerre d’Afghanistan. La terreur s’installe dans tout le pays : les civils deviennent les cibles régulières d’actes terroristes. Du chômeur à l’icône, personne n’est épargné. En 1994, Cheb Hasni, chanteur de raï populaire, est assassiné à Oran, dans l’ouest du pays – il sortait d’un café. En 1996, sept moines sont massacrés à Tibhirine, en périphérie d’Alger. Des faux barrages ensanglantent les routes. Des commandos déguisés en policiers ou en militaires mitraillent et égorgent des automobilistes. Les bois deviennent des terrains de bataille à éviter. La « décennie noire », qui s’achève au début des années 2000, coûte la vie à 150 000 Algériens. Au moins. 

Dans le hameau de Kamel et ses alentours, l’armée est moins sur les dents. Le secteur est plus calme que d’autres zones de Kabylie. « Même si on était inquiets et qu’il y avait des rumeurs, il n’y a pas eu de réels problèmes vers chez moi, donc on s’est adaptés, on ne faisait rien de mal dans le fond… », s’excuse presque le menuisier. Son groupe de chasseurs, qui comporte quelques notables, s’arrange avec des militaires du coin. Échange de bons procédés : dans un périmètre convenu, les chasseurs font leurs affaires le plus discrètement possible et avertissent les soldats s’ils remarquent quelque chose de louche dans les forêts. Il n’y aura qu’une seule alerte, à la toute fin de la guerre civile – « Un de nos chiens a été capturé et, plusieurs jours plus tard, on l’a retrouvé mort, accroché à un arbre. Mais comment savoir qui était le coupable ? » L’état d’urgence ne sera levé qu’en 2011. 

Avec le recul, le menuisier sait que sa passion aurait pu lui coûter cher : « Comment aurais-je pu prouver à la justice que je faisais tout ça par amour de la forêt ? Je ne fabriquais pas mes cartouches par plaisir : c’est juste que c’était trop difficile de s’en procurer, et trop cher. » 

Cela fait trois ans que nous croisons Kamel, dont nous fréquentons le quartier. Ses habitudes sont immuables et son train-train, facile à retracer. Après le boulot, il gare son monospace dans le parking souterrain et monte chez lui. À part les jours de grand froid, il ressort en claquettes, marche à pas de loup vers la boulangerie et revient, une baguette sous le bras. Certains soirs, son visage rond apparaît quelques minutes sur le balcon. Il ne s’attarde jamais et ne se mêle pas trop au voisinage. La nuit, il se cale devant son ordinateur et discute jusque très tard sur Facebook avec d’autres chasseurs. Son fantasme tient dans une trinité : « chasse-boulot-dodo »

C’en est presque devenu mécanique : dans chaque conversation, ses virées dans les bois finissent par s’inviter. Souvent, il tire son téléphone de sa poche pour montrer des photos et des vidéos. Lui en tenue sous un arbre, lui à côté d’un sanglier perforé par l’une de ses balles, lui en compagnie de Samir hilare, lui le nez dans sa gamelle après la battue, lui portant un chevreuil jusqu’au coffre de sa voiture. « On n’en discute pas entre nous. Il garde ça pour lui, et pour les copains », témoigne sa femme. Un jeudi d’octobre, cette dame menue, énergique et bavarde, qui s’est habituée à notre présence, a voulu préciser un détail qui lui semblait important : « Il m’a dit, seulement quelques mois avant le mariage, qu’il chassait. » 

Où un chasseur sait aussi ne pas chasser 

Quand il a prévu une chasse, Kamel la fantasme comme un gamin comptant les nuits avant Noël. La veille, il prépare deux pantalons kaki, un bonnet et une casquette, une paire de bottes et des chaussures de montagne, un polaire et une parka. Tout est en double, « au cas où ». Il s’équipe chez Decathlon et chine les bonnes occasions sur Internet. Le Berbère joufflu est au courant des prix du marché, de la gourde en fer à l’arme à feu. Une nuit, il a hésité à réveiller sa femme, alors qu’il errait sur Le Bon Coin. Un fusil à 2 500 euros lui a tapé dans l’œil, car il ressemble à celui de son grand-père – « Je voulais lui demander la permission, mais je n’ai pas osé : on ne va pas mettre deux fusils à la maison et ça pèserait sur le budget. »

Dimanche 2 octobre 2022 a eu lieu une chasse particulière. Kamel a été invité par des « copains » – des connaissances lointaines de Samir – à une heure de route de chez lui. Les copains ? Deux riches Kabyles, qui ont loué une parcelle de 90 hectares dans les bois. La pratique est courante et permet de choisir avec qui on tire. Ce duo d’hommes d’affaires partage un rêve d’union : connecter un maximum de chasseurs issus de cette même région d’Algérie, pour renforcer les liens de solidarité dans la communauté. Ce jour-là, Kamel se lève à l’aube. En sous-marin, il descend au parking souterrain pour charger ses affaires dans le coffre de son monospace – « Je veux éviter les questions des voisins, ils vont trouver ça louche, un gars avec ma tête de Maghrébin, un fusil à la main. » Ensuite, il remonte enquiller deux cafés allongés et des tartines sur son balcon. À 7 heures, il démarre, le front écrasé par une casquette et le torse confiné dans une veste polaire. Il roule vers la parcelle de terre en Seine-et-Marne, située sur la nationale 4, dans la lointaine banlieue verte de Paris. Tout au long du trajet, il observe depuis la route des bonshommes en quête de gibiers, garés en lisière des bois avec leurs gilets orange. 

Vingt-trois Kabyles, un Tunisien et un Indien, de toutes les catégories sociales, ont été conviés. Finalement, ils ne sont que douze. La plupart ne se connaissent pas – c’est un premier rencard – mais se font une bise complice. « Les copains » ont tout pris en charge. Ils ne réclament pas un centime et fournissent même le déjeuner. Une chasse all inclusive dans un département qui compte 140 000 hectares de forêt et où le sanglier ne se fixe aucune limite. En février 2022, un suidé est entré à Beauval, le plus grand quartier populaire de Meaux. À 1 heure du matin, il a foncé sur la porte d’un immeuble, avant de franchir un muret et d’entrer dans un appartement, dont la fenêtre était restée ouverte. La police a débarqué en masse et neutralisé la bête au fusil à pompe, comme un cambrioleur dans un film américain. 

L’un des deux riches hôtes se charge de l’organisation de la battue. De qui sera posté où et quelle direction prendre. Il dépose la carte sur une longue table en bois en plein air et déroule ses directives. Kamel et Samir restent en retrait. L’excitation de départ s’est estompée au profit d’un début d’anarchie. Tout le monde donne son avis, en même temps. Le Tunisien se vante d’être un grand tireur. « Normalement, on écoute celui qui mène la battue, ça se passe toujours comme ça. Mais pas cette fois, parce que c’est une première entre nous », commente Kamel. Hic supplémentaire, le terrain de chasse loué n’a pas été entretenu : trop de hautes herbes et très peu de passages praticables. Le menuisier tente de nous introduire auprès de la troupe. Mais ses compères s’agacent, quand ils ne se ferment pas : tous à leur façon font comprendre que le sujet est intime. Pourquoi partageraient-ils ce qu’ils décrivent comme un moment de liberté, avec deux intrus qui ne chassent même pas ? 

Dans les conversations, il n’y a pas d’autre sujet que le pays et, dans l’air, d’autre parfum que la nostalgie.

Trois heure plus tard, les douze chasseurs rentrent bredouilles. Kamel souffle en souriant : « J’ai tiré deux fois, raté un chevreuil. Les autres non plus n’ont rien eu. C’était difficile avec les herbes, on ne voyait rien. Mais tout le monde est heureux, on a bien parlé. Et c’est aussi un plaisir de ne pas tuer une bête. » Samir, lui, prend une voix solennelle : « Quand on est en forêt, on parle de la Kabylie, du voisin là-bas qui a acheté une voiture et qui est revenu de France, du dinar. On évite la politique pour ne pas créer de problème. » L’escouade ne traîne pas et déroule un festin sur la grande table en bois. Des figues sèches, des dattes, des galettes de pain à l’huile d’olive, des sandwichs au thon, des bricks au poulet et des boissons, alcoolisées ou non.

Dans les conversations, il n’y a pas d’autre sujet que le pays et, dans l’air, d’autre parfum que la nostalgie. Kamel retourne de temps à autre en Algérie. Il ne reconnaît pas grand-chose et se sent en décalage avec ce qu’il a quitté, le souk et son hameau – « Les gamins me disent à peine bonjour. » Le menuisier aime répéter, au mot près, son anecdote favorite sur le temps qui passe : « Même les discussions étaient mieux avant. Personne ne raconte plus les histoires comme les anciens. Si tu les entendais en Kabylie… Je me rappelle un repas, après un enterrement. J’étais encore jeune. Les vieux se sont mis à parler d’un moulin à eau, pièce par pièce, pendant une heure. On aurait dit qu’ils décortiquaient une notice, alors qu’ils ne savaient même pas lire. Ils le faisaient tellement bien que j’en avais oublié l’enterrement. »

Kamel connaît sur le bout des doigts la nationale 4 qui l’a mené ici. En 2013, il a assuré un temps la sécurité d’un supermarché situé à la sortie de cette route, dans une banlieue pavillonnaire nichée à 50 kilomètres de Paris. C’est d’ailleurs à un client qu’il doit sa toute première chasse en France. Le Berbère l’avait très vite repéré dans les rayons, avec une plume de faisan sur son chapeau et des magazines spécialisés entre les mains. Un jour, il s’est présenté à cet homme âgé comme on balancerait une déclaration d’amour : « Bonjour, je suis Maghrébin, je ne connais personne, je veux chasser, je suis chasseur, je sais tenir un fusil. » Le vieil homme a d’abord fait mine de ne pas comprendre. Les jours qui ont suivi, l’Algérien a insisté, encore et encore. Il trépignait, d’autant que Samir, son nouvel ami, tardait à passer son permis. L’homme à la plume de faisan a fini par lui filer un rendez-vous en mode agent secret : « Ce dimanche, à 11 heures, dans un lieu-dit où se trouve une croix de Jésus, et tu demandes “Patrick”, il est au courant. » 

Il s’est rendu sur place, comme un enfant à la rentrée des classes, avec une tenue nouvelle. Des chasseurs sont arrivés par petites grappes. Kamel s’est présenté et mêlé à eux. Patrick, l’organisateur, a formé des groupes pour la matinée. Le Berbère s’est retrouvé dans une équipe de Gitans, qui l’ont invité, après la battue, à déjeuner dans leur camp. Il rejoue ce moment où il a déposé son fusil dans une caravane, chez des inconnus. Tout doucement, comme s’il mettait un bambin dans son parc. 

Des caddies étaient retournés pour faire un barbecue de fortune avec des morceaux de sanglier : « Moi, j’ai sorti ma gamelle. Tu vois, quand tu respectes les gens, ils te le rendent : ils auraient bien pu voler mon fusil. Mais il n’a pas bougé d’un millimètre. J’ai partagé avec eux des compotes de Franprix et des dattes que j’avais rapportées d’Algérie. Elles brillaient comme des billes ! », se souvient le menuisier. À côté d’une caravane, il garde en mémoire la réplique d’une femme, qui l’a dévisagé et montré du doigt : « Eh, mais ce n’est pas le vigile ?! » Kamel reviendra plusieurs dimanches au même endroit, à la même heure, à côté de la même croix. Petit à petit, il s’est constitué un réseau dans toutes les équipes. Et quelques mois plus tard, il a emmené Samir avec lui. 

Où Kamel parvient à amadouer l’armurier 

En finalisant ce récit, une question nous vient : « Si tu ne devais garder qu’un souvenir de chasse, ce serait lequel ? » Ses enfants sont couchés. Kamel nous a de nouveau donné rendez-vous en bas de son immeuble, où des habitants se plaignent de squatteurs dans les parkings et envisagent des rondes pour les faire fuir. Il répond en même temps qu’il dit bonjour : « Le chien d’un ami, au village, en Algérie. » Didi, un croisé au poil gris et blanc qui s’arrêtait net quand il apercevait une perdrix. Qui restait avec les chasseurs jusqu’à la fin de la battue – « Certains chiens se lassent vite, lui jamais. » Avec ses mains, Kamel mime la scène de la récompense : Didi, à chaque sortie en forêt, avait droit à un bonbon au caramel au doux nom de « Caprice ». Il est mort d’une tumeur – « Je pense toujours à lui. » De son balcon de banlieue parisienne, Kamel a déjà aperçu la même silhouette au bout d’une laisse. Il est alors descendu sans réfléchir pour aborder le propriétaire : « Monsieur, vous chassez ? C’est un chien pour la chasse ? » Mais le promeneur du chien n’a pas voulu répondre. C’était trop intrusif et, nous l’avons mesuré, on n’avoue pas cette passion au premier venu, comme si c’était une religion marginale. 

En Algérie, chasser est de nouveau autorisé depuis 2020. Le gouvernement, qui administre 4 millions d’hectares de forêt, a lâché la bride pour des raisons pragmatiques : les années de sang ont favorisé la prolifération du sanglier, à l’abri des fusils. Comme en France, certaines régions se plaignent de ses dégâts. L’animal décime récoltes et clôtures. Depuis 1993, des dérogations pour des battues ont bien été promulguées. Mais c’est trop peu. Il y avait, avant la prohibition, 60 000 chasseurs et un million de fusils déclarés. Le pays, qui a délivré environ 15 000 nouveaux permis depuis deux ans, doit composer avec des problèmes qui ne se posaient plus. Par exemple, comment former les chasseurs, nouveaux ou anciens, après vingt-sept ans de vacance et les sensibiliser à la préservation de la faune ? Comment arrêter les braconniers, qui menacent la survie d’espèces comme le chardonneret élégant ou le loup ? 

De temps à autre, Kamel flâne dans une armurerie parisienne. Les premiers contacts avec le taulier du magasin ont été compliqués. Le Berbère a commencé par l’interroger sur la législation concernant les exportations d’armes vers l’Algérie. Le commerçant l’a coupé net : « En général, ce sont des terroristes qui posent ce genre de questions. » Puis, ils se sont apprivoisés, au fil du temps. Une fois, le menuisier kabyle lui a décrit le fusil de son grand-père. Il ne connaît pas sa référence, mais peut décliner avec une précision presque effrayante les dimensions de son canon, les caractéristiques de la crosse, le mécanisme du chargeur. Comme s’il l’avait mis au monde. « Que t’a répondu l’armurier ? Il a trouvé ? », lui a-t-on demandé. Kamel a marqué une pause, le temps de chercher le bon sourire, à mi-chemin entre la fierté et la tristesse. « Il m’a dit : “Mon garçon, va récupérer ce fusil.” »

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