Cette photo a été prise le 17 octobre 2023, dix jours après l’attaque terroriste du Hamas en Israël, à la morgue de l’hôpital Nasser de Khan Younès, dans la bande de Gaza. Elle montre une femme, Inas Abu Maamar, 36 ans, vêtue de bleu et couverte d’un foulard orangé. Elle, dont on ne voit pas le visage, enlace le cadavre enveloppé d’un linceul blanc de sa nièce de 5 ans, tuée lors d’une frappe israélienne sur Gaza. La petite Saly, ainsi que sa mère et sa sœur, avaient été transportées à l’hôpital après qu’un missile avait détruit leur maison. Pour cette image, le photographe palestinien de l’agence Reuters Mohammed Salem a reçu le prix de la photo de l’année du World Press 2024 – il avait déjà remporté un prix lors de l’édition 2010 du prestigieux concours.
Dans sa simplicité, dans sa pureté graphique, la photographie, sans effet, sans dramatisation au-delà du constat, est poignante. Avec ses teintes, elle dialogue par-delà les siècles avec la tradition de l’iconographie religieuse catholique et devient une version tragique de la Vierge à l’enfant, combinée avec celle des saints et des martyrs. Une imagerie que l’on retrouve aussi bien chez Titien ou Tintoret que dans les peintures de Greco, de Zurbaran, de José de Ribera.
C’est après que le concile d’Ephèse a, en 431, déclaré Marie « mère de Dieu », que cette représentation apparaît. Elle fait clairement partie de la stratégie de développement du catholicisme, seule religion monothéiste qui a choisi l’image pour s’implanter et s’imposer. Si on les retrouve en Occident à partir du XIe siècle, se multipliant en peinture dès la Renaissance, les effigies de Marie apparaissent d’abord en Orient et sont sculptées.
Sans visage, la photo de Mohammed Salem évoque justement une sculpture stylisée, presque abstraite. Elle s’inscrit dans la lignée d’autres photographies déjà lauréates d’un World Press, qui ont ensuite inspiré à l’artiste Pascal Convert des sculptures : la Pietà du Kosovo (2000), d’après Georges Mérillon, et la Madone de Bentalha (2002), d’après une image de Hocine Zaourar montrant une femme hurlant après un massacre en Algérie en septembre 1997. L’image de la douleur venue de Gaza inspirera-t-elle d’autres artistes occidentaux qui, empruntant au vocabulaire catholique, appliqueront aussi de manière indifférenciée cette terminologie à des instants tragiques survenus dans des pays de tradition autre ?