Hélicoptères et intermédiaires... Airbus rattrapé par son passé au Koweït

Écrit par Clément Fayol, Antoine Harari et Sana Sbouai (OCCRP) Illustré par Candice Roger
En ligne le 21 octobre 2024
Hélicoptères et intermédiaires... Airbus rattrapé par son passé au Koweït
Devant la justice de trois pays, le mastodonte aéronautique européen promet depuis 2015 que son groupe a coupé tout lien avec ses « agents d’export ». Mais notre enquête montre que, en coulisses, le patron actuel du groupe a lui-même continué de faire appel à ces intermédiaires en 2016, pour aider à sceller une vente d’hélicoptères de combat au Koweit.
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À chacune des questions du formulaire, Guillaume Faury a répondu par la négative. « None » dans le texte. Le PDG d’Airbus est formel lorsqu’il remplit le 9 août 2016 la déclaration soumise par le ministère de la Défense du Koweït : « aucune » commission n’a été versée pour pouvoir signer le contrat d’un milliard d’euros et vendre au pays du Golfe arabique trente hélicoptères Caracal, des appareils de transport de troupes commandos. À l’époque, le Français est directeur de la filiale hélicoptères du groupe. Et le questionnaire, une simple formalité administrative dans ce type d’accord. Aujourd’hui, pourtant, le bout de papier aux bordures bleues resurgit du passé, publié par une source anonyme sur le dark Web parmi d’autres documents officiels koweïtiens, pour venir hanter Guillaume Faury, ainsi que tout le groupe aéronautique français. 

En partenariat avec l’OCCRP, le consortium international de journalistes spécialiste des enquêtes sur la corruption et le crime organisé, XXI révèle la piste tortueuse empruntée par ces documents et lève le voile sur un encombrant intermédiaire dont Airbus nie l’existence depuis près de dix ans. Pourtant, le rôle de cet homme de l’ombre ne peut avoir été oublié tant le contrat en question a été crucial : au même moment, une négociation avec l’État polonais capotait, tandis qu’Airbus Helicopters annonçait un plan social – que la vente des Caracal au Koweit a finalement permis d’éviter. Nous sommes remontés jusqu’à l’ordre, en 2020, de verser à cet individu 12,8 millions d’euros pour ses services koweitiens. Une sentence arbitrale que l’entreprise aurait préféré garder secrète.

Des contrats très spéciaux


Les bureaux du boulevard de Montmorency ont fermé. Ils avaient été hérités de l’époque où le groupe s’appelait EADS et était contrôlé par Jean-Luc Lagardère, le père d’Arnaud. Loin des hangars de Toulouse et de Marignane, c’est là, dans le 16e arrondissement de Paris, que des hommes d’affaires venus du monde entier convergeaient, comme le racontent des témoins d’alors. Aussitôt arrivés à l’aéroport, ils sautaient dans un taxi et venaient promettre que leurs relations permettraient de décrocher des commandes d’avions, d’hélicoptères ou de satellites, pour séduire les dirigeants du SMO – le service marketing & organisation. Derrière ces trois lettres, une boîte noire pour contrats très spéciaux.


Dans le milieu des grands contrats, on parlait déjà d’« intermédiaires ». Chez Airbus, on les appelait pudiquement des « agents d’export ». Depuis les années 1970, le recours à des apporteurs d’affaires ou des représentants était courante pour les grands groupes désireux de s’implanter à l’étranger. La pratique était – et est toujours – légale tant qu’un véritable travail est effectué, comme cela est défini notamment par l’OCDE. Mais chez Airbus, la pratique a dérapé, en particulier avec des pays autoritaires et corrompus. Les faits sont largement connus : en Chine, en Russie, au Népal ou en Corée, les dessous de table ont été révélés par la justice. Les commissions allaient jusqu’à 5 %, 6,5 %, parfois 10 % du montant de la commande. Des dizaines de millions d’euros pour les intermédiaires. Notamment parce qu’une partie de la somme avait pour vocation de remercier fonctionnaires, élus ou personnalités locales ayant permis de signer l’accord.

Mais dans les années 2010, le vent tourne. Dans de nombreux groupes français et étrangers, la pression de la justice américaine, s’estimant compétente sur toutes les transactions en dollars, change la donne. La chasse aux versements occultes est lancée. Ils ne deviennent bons ni pour l’image ni pour les affaires, puisque le risque d’amendes record augmente.

La stratégie du « faire plaisir »

Chez Airbus, c’est en 2014 que tout bascule. Une enquête interne est lancée sous pression des autorités de régulation britanniques. Un auditeur collecte les alertes venues de salariés et non prises en compte ou « sciemment contournées », pointant des contrats obtenus dans des conditions suspectes. Dès le printemps 2015, le groupe annonce arrêter de payer les « agents d’export » et promet une opération vérité en signalant les pratiques suspectes aux autorités judiciaires.

Un premier signalement est effectué auprès de la justice britannique, au Serious Fraud Office (SFO). Puis, en 2016, le Parquet national financier français (PNF) ouvre une enquête préliminaire et, l’année suivante, coordonne son travail avec son homologue britannique, puis avec le Département de la justice (DOJ) états-unien.

Les enquêteurs français découvrent alors que le recours aux intermédiaires payés par des commissions mirobolantes porte un nom, c’est même une stratégie assumée, celle du « faire plaisir ». C’est ainsi que la désigne un haut responsable du département SMO d’Airbus dans un courriel. Les investigations n’ont aucune difficulté à prouver que le « faire plaisir » relève en fait de la « corruption d’agents étrangers ». Airbus ne conteste rien. Les procureurs saluent même la coopération du groupe.

Cinq ans plus tard, en 2020, Airbus signe une convention d’accord avec chacune des trois juridictions, reconnaissant avoir participé à des schémas corruptifs, et paie trois amendes, pour un total de 3,5 milliards d’euros. L’un des plus gros plaider-coupables de l’histoire. Autrement dit, le groupe reconnaît les faits, s’engage à revoir sa politique commerciale et à être accompagné par l’Agence française anticorruption pour mettre en place des garde-fous. Du moins c’est la version officielle. Puisque l’affaire koweitienne qui nous intéresse montre qu’en coulisses, les anciennes pratiques n’ont pas toutes été abandonnées.

Avaries moteur et pièces manquantes

Notre enquête commence début juin 2024, lorsque le formulaire promettant qu’aucune commission n’a été réglée apparaît dans une liasse de fichiers déposés au bout d’un lien de téléchargement posté sur le dark Web. Dans un autre document, le groupe promet qu’aucun intermédiaire n’a été sollicité non plus. Au total une centaine de pages ont été postées par une source anonyme. Principalement des papiers et courriers officiels de l’administration koweïtienne. On y trouve les conclusions d’une enquête du parlement du Koweït – dissout depuis – datant de janvier 2024, qui liste ses nombreux griefs à l’encontre d’Airbus, à propos des hélicoptères de combat commandés en 2016, progressivement livrés jusqu’en 2024 : selon les parlementaires, des pièces de rechange n’ont pas été fournies, des avaries moteur ont mis en danger le personnel militaire, les pilotes koweitiens n’ont pas été formés à manœuvrer les appareils, des différences de tarifs selon les étapes des négociations ont été observées sans justification, etc. Chaque bizarrerie est scrutée avec attention, enrobée de tournures sous-entendant qu’il y aurait eu corruption.

En creux, lorsqu’ils interrogent Airbus Helicopters, entre 2017 et 2023, pour les besoins de leur enquête, les parlementaires koweïtiens se demandent comment a pu être signé un contrat d’un milliard d’euros avec tant d’incohérences au niveau des finances et si peu de vérification concernant le matériel. Côté Koweït, la responsabilité de huit personnes est pointée du doigt : des hauts responsables gouvernementaux et militaires du pays. Parmi elles, deux anciens ministres de la Défense – Ahmad al-Mansour al-Sabah et Khalid al-Jarrah al-Sabah, dont le second est au moment de l’enquête déjà emprisonné pour détournement de fonds publics. Le rapport les soupçonne d’avoir « manqué à leurs responsabilités officielles », de « délit d’atteinte aux fonds publics », de « délit de profit » et de « délit de dommage par négligence » en lien avec le contrat de vente des trente Caracal.

Mais les députés koweitiens vont plus loin. Ils expliquent que leur enquête a permis d’établir qu’« Airbus a menti ». C’est écrit noir sur blanc. Menti sur l’utilisation d’un intermédiaire pour, d’après eux, tromper les enquêteurs. On peut ainsi lire que « la commission a établi que des fonds publics ont été gaspillés dans les clauses de l’accord pour environ 350 millions d’euros, ce qui correspond à environ 32% du montant total de l’accord ». Ou encore qu’« il a aussi été prouvé que la compagnie française a été frauduleuse puisqu’en signant le contrat, elle a déclaré qu’elle n’avait payé aucune commission liée à ce contrat ».

Un ouvreur de portes au Koweït

C’est à ce moment qu’entre en scène Farid Abdelnour. Aucune photo n’est disponible de ce Franco-Libanais de 65 ans. Contacté, il a refusé de nous rencontrer ou de répondre à nos questions. Il est pourtant un maillon essentiel de cet imbroglio. Naviguant entre Paris, Beyrouth et le Golfe persique, il est décrit par deux sources levantines comme un prospère mais discret intermédiaire de profession. Il aurait, d’après plusieurs interlocuteurs l’ayant croisé, déjà rendu de grands services à Airbus avec lequel il collaborerait depuis les années 1980.

Issu d’une bonne famille libanaise, il « connaît le ban et l’arrière-ban du Koweït », confie un ancien partenaire. Dans les années fastes, il se disait boulevard de Montmorency qu’il fréquentait d’éminents membres de la famille royale koweïtienne lors de leurs séjours au Liban à l’hôtel familial Abdelnour. Impossible à vérifier. En tout cas, chez Airbus, quand un accord de coopération stratégique entre Paris et Koweït City est signé en 2009, Farid Abdelnour est désigné par le fameux SMO comme ouvreur de portes dans le pays – bien avant le mea culpa du groupe.

Il nous donnait de l’“intelligence”, c’est-à-dire du renseignement sur ce qui se passait.

Un ancien salarié du service marketing & organisation d’Airbus

En 2013, il signe un contrat qui le mandate pour aider à vendre des avions de ligne, des hélicoptères civils et surtout des hélicoptères Caracal au Koweït. « Il nous a accompagnés, il nous donnait de l’“intelligence” au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire du renseignement sur ce qui se passait, confie sous le sceau de l’anonymat un ancien du SMO. Il est venu plusieurs fois dans nos bureaux à Paris pour nous dire : “Airbus Helicopters a donné une mauvaise réponse, il faut qu’on améliore notre offre”. » Mais dès l’année suivante, il fait partie de cette trentaine de consultants dont les relations avec Airbus sont scrutées par l’audit interne. Avant que, par voie de presse, le groupe annonce arrêter de rémunérer des agents commerciaux.

D’après les éléments que nous avons pu rassembler, cette annonce a inquiété Farid Abdelnour. Après six demandes de rendez-vous restées sans réponse et le non-paiement de 48 millions d’euros de commissions, il interpelle directement Guillaume Faury : « En Orient, nous n’avons pas l’habitude de mendier et donc, conformément à notre mission, je réitère ma demande d’un rendez-vous urgent avec vous », écrit-il dans des mails. En réponse, le patron rassure son agent, lui promet qu’un vice-président d’Airbus Helicopters se rendra en délégation rapidement au Koweït avec lui. Et termine son mail par : « Je tiens à vous remercier pour votre action et votre soutien qui sont cruciaux pour nous ».

Murés dans le silence

En 2016, et alors que cette fois le contrat Caracal a été signé, que le groupe a annoncé couper tous liens avec les « agents d’export » et que les enquêtes judiciaires sont ouvertes à Paris, Londres et Washington, Guillaume Faury tapote sur son BlackBerry un message destiné à Farid Abdelnour. Il lui promet de le tenir au courant de l’évolution de cette « situation complexe ». L’actuel patron du groupe se fait même cajoleur quand il rassure le consultant libanais : « Il n’y a pas de changement de mon côté, je continue d’accorder une grande importance à notre relation. » Puis affirme, à propos de ce qui semble être une autre négociation en cours : « Je veux que nous soyons dans les meilleures conditions pour satisfaire notre client ». En directe contradiction avec sa promesse faite le 9 août 2016 au ministère de la Défense du Koweït, par formulaire interposé, de ne pas avoir utilisé d’intermédiaire.

Nous avons demandé au groupe si le dossier des commissions du Koweït avait été soumis aux justices française, britannique et états-unienne. Celui-ci s’est muré dans le silence, assurant n’avoir « pas de commentaire » à ce sujet. Il faut dire que théoriquement de nouvelles poursuites judiciaires pourraient être ouvertes si des faits nouveaux apparaissent ou s’il était avéré que des faits répréhensibles ont été dissimulés. Le DOJ américain n’a pas répondu à nos questions, le SFO britannique n’a pas précisé si nos découvertes étaient connues par leurs enquêteurs, mais affirmé que même après l’accord, « une compagnie pouvait toujours être poursuivies ou faire l’objet d’une enquête pour des faits non couverts par le plaider-coupable ». Quant au PNF français, il nous a confirmé que le Koweït faisait partie des pays scrutés lors des enquêtes, sans préciser si les messages de Guillaume Faury pendant l’enquête étaient susceptibles de déclencher de nouvelles poursuites : « S’agissant des faits que vous décrivez, seule une connaissance très précise des faits, de leur temporalité et des personnes concernées permettrait d’identifier s’ils sont ou non inclus dans l’une des deux conventions. » Interrogés, Farid Abdelnour et les autorités du Koweït n’ont pas souhaité s’exprimer.

La situation est inextricable pour Airbus. Il n’est plus possible de nier la relation avec Farid Abdelnour. Car, après que Guillaume Faury a cessé de répondre à ses relances pour le paiement de ses services, l’ouvreur de portes a saisi la chambre arbitrale internationale de Paris. Un litige révélé en 2017 par Marianne, qui a ainsi attiré l’attention du parlement du Koweït et déclenché l’ouverture de l’enquête de la commission parlementaire koweïtienne.

Notre enquête démontre qu’en novembre 2020, pris au piège de ses déclarations, le groupe a finalement été obligé par la sentence de cette chambre de médiation reconnue par les deux parties, de payer 12,8 millions d’euros à Farid Abdelnour pour services rendus, notamment pour le contrat Caracal. « C’est ce que cherchait Airbus. Avoir une décision de justice, pour pouvoir dire : “ce n’est pas nous qui voulons payer des commissions, c’est le tribunal qui nous y oblige” », affirme l’ancien salarié du boulevard de Montmorency. D’ailleurs, en septembre 2023, en présence de l’ambassadrice française au Koweït, les représentants d’Airbus ont pu faire une pirouette et ainsi éviter de mettre à mal la promesse de leur PDG : plutôt que de parler d’une vulgaire « commission », ils ont préféré reconnaître le versement d’une « compensation ».

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