La porte de l’appartement parisien, dans un grand immeuble cossu à l’écart d’une avenue bruyante, s’ouvre sur un long couloir où trône une immense bibliothèque. Des tapis colorés réchauffent un vaste salon orné de moulures au plafond et de lampes en cuivre disposées aux quatre coins. Des peintures de guerriers orientaux se font face des deux côtés de la cheminée. Amin Maalouf, accueillant, s’en va en cuisine et revient avec des boissons chaudes et une bonbonnière pleine de nougats chinois craquants.
Lorsqu’il s’exprime, l’académicien franco-libanais fait souvent silence, les yeux au ciel, cherchant ses mots pour être au plus précis. Sa mémoire des dates est impressionnante. D’une courtoisie confondante, il s’exprime sans jamais s’épancher.
Amin Maalouf est né à Beyrouth, au Liban, le 25 février 1949. Son père, de confession melkite, une église catholique orientale, a grandi dans un milieu protestant ; sa mère est catholique maronite. Élevé en arabe, il parle anglais à la maison et effectue sa scolarité à l’école française des jésuites. Diplômé en sciences économiques et en sociologie de l’École supérieure des lettres de Beyrouth, Amin Maalouf devient journaliste à 22 ans, comme son père. Cinq ans plus tard, il quitte son pays déchiré par la guerre. À Paris, il devient rédacteur en chef de l’hebdomadaire Jeune Afrique et délaisse l’arabe pour le français, sa « langue secrète », celle de ses écrits intimes.
C’est pendant la rédaction de son roman Léon l’Africain qu’il décide de se consacrer totalement à l’écriture. De romans en essais, le lauréat du Goncourt 1993 tend des ponts entre les deux rives de la Méditerranée. Ses histoires sont universelles. Sans jamais entretenir les illusions ni altérer le passé, son œuvre plonge vers l’autre.
À quand remontent vos souvenirs les plus lointains ?
C’est toujours difficile de parler des souvenirs de l’enfance, il n’est pas aisé de séparer le souvenir réel du souvenir imaginé. J’en ai un qui m’est resté de manière nette. C’était en 1956 au moment de la guerre du Suez, j’avais 7 ans et j’écoutais à la radio des chants patriotiques égyptiens. Je me souviens avoir demandé à mon père si c’était Nasser, le président égyptien, qui chantait. Je n’étais pas bien malin ! J’en ai un autre très précis. À l’école maternelle, on m’avait donné une tartine de beurre à l’heure du goûter. Je n’en voulais plus, mais la maîtresse m’a forcé à terminer la tartine. Je me revois encore dans la petite cour. Depuis, cela fait soixante ans maintenant, je n’ai plus jamais mangé de beurre, sauf lorsqu‘il est cuisiné. L’épisode a créé une réaction de rejet, je n’ai pas supporté d’avoir été contraint de finir une tartine dont je ne voulais plus !
Vous avez grandi à Beyrouth avec vos parents et trois sœurs. Dans quelle ambiance ?
Mon père était un homme très doux. Ma mère avait peur pour nous, elle nous protégeait plus que nous ne le voulions. Je n’avais pas le droit de trop m’éloigner de la maison. Mes parents refusaient que je participe aux voyages organisés par l’école. En grandissant, c’est logique, j’ai eu envie de découvrir le monde. L’atmosphère à la maison était très agréable, très calme. Je n’ai pas le souvenir de moments où le ton se haussait. Nous sommes restés très unis. Mon père est décédé, ma mère et mes sœurs vivent en France. Nous nous voyons régulièrement.
Votre père dirigeait un célèbre quotidien au Liban. À 22 ans, vous êtes journaliste pour un quotidien arabophone à Beyrouth. Vous a-t-il influencé ?
J’ai toujours vécu à la maison au milieu des journaux et des livres. Mon père recevait la plupart des quotidiens du pays. Le matin, nous recevions toute la presse quotidienne. Depuis mes 7 ans, nous nous installions ensemble avec un peu de café, et nous parcourions l’actualité.
Mon père enseignait, comme certains de ses frères et sœurs. Enfant, je l’ai vu journaliste et enseignant. La sœur de mon père, dont nous étions proches, était professeur à l’université américaine de Beyrouth. Elle venait souvent nous raconter la vie de l’université. Le savoir et l’information étaient très présents. J’ai grandi dans une maison où mon père écrivait, je l’ai toujours vu écrire et, pour moi, travailler, c’était écrire. La vie a fait que j’ai écrit plus que d’autres, mais je savais que j’allais avoir un métier d’écriture. J’en étais certain.
Dans les années 1960, Beyrouth est un bouillon de culture. Vos parents organisent de nombreuses réceptions avec des intellectuels, des militants, des politiques…
Oui, ces réceptions commencent à partir de 1963. Mon père, Rushdi, vient de fonder son journal. Il loue avec ma mère un très bel appartement de cinq cents mètres carrés à Beyrouth. Nous venons de quitter le quartier cosmopolite de Ras-Beyrouth pour nous installer dans un quartier à majorité chrétienne. Des ministres, des députés, des directeurs de journaux, des intellectuels, des figures médiatiques, des artistes de la société beyrouthine viennent à la maison et je participe à ces activités mondaines avec mes sœurs. Mais à partir de 1964, mes idées commencent à différer de celles de mes parents. Je suis révolté contre le système communautaire au Liban, contre les inégalités, contre le colonialisme.
Mes parents reçoivent les notables du pays, et moi, je me mets à recevoir et organiser des réunions d’étudiants de gauche, dans l’esprit de ce que connaîtra la France en 1968. C’est ainsi que je rencontre des militants venus d’ailleurs : des Érythréens, des Sud-Africains. Oliver Tambo, alors président du Congrès national africain (ANC), le parti de Nelson Mandela, est venu une fois, j’avais 17 ans. Notre maison était grande, il était pratique de s’y réunir à plusieurs. Je faisais partie des dizaines d’étudiants libanais militants, mais je n’ai jamais eu de véritable rôle.
Comment se passait la cohabitation avec vos parents ?
Je pouvais rester des heures assis à observer et écouter les personnes qui venaient à la maison. Je ne me souviens que d’une fois où j’ai explosé. Un vieux monsieur, un homme d’affaires américain, avait été invité à déjeuner par mon père, avec trois autres collègues de son journal. À un moment, l’homme s’est mis à parler de l’Afrique du Sud : « It’s the last paradise. » C’était la période la plus dure de l’apartheid, la politique de développement séparé des races, et le type disait que c’était le « dernier paradis ». Je suis sorti de mon silence : « I hope it will be the last ! » (« J’espère que ce sera le dernier ! »). Il y a eu un froid. Tout le monde était estomaqué et nous n’avons plus parlé de grand-chose autour de la table.
Je me souviens d’un autre moment. Étudiant, j’avais pris position dans un discours virulent contre des personnalités politiques libanaises. Le lendemain, je sors de mon lit vers midi et je me dirige vers la cuisine, persuadé que la maison est vide. J’arrive dans le salon, où je vois mon père en compagnie de ceux que je venais de critiquer. Nous nous sommes salués de loin. En pyjama, pieds nus, j’étais un peu gêné. C’était drôle. Je n’ai rien dit, je me suis retiré discrètement et j’ai attendu leur départ dans ma chambre.
Quelque temps plus tard, mon père a publié un article dans son journal pour se désolidariser de ce que j’avais dit. Il acceptait le fait que nous ne soyons pas d’accord, même s’il était mal à l’aise que je critique son entourage. Cela n’a pas affecté nos relations, mais nous étions en tension.
Vous avez eu envie de vous engager en politique ?
Au cours de ces rencontres, j’écoutais bien plus que je ne parlais. Avec du recul, je dirais que ce qui m’intéressait était de connaître le monde. À l’époque, il y avait une notion importante, le tiers-mondisme. De nombreux pays anciennement colonisés devenaient indépendants et essayaient de tracer une nouvelle voie. Des hommes comme Nehru en Inde, Nasser en Égypte, Tito en Yougoslavie, Soekarno en Indonésie et Nkrumah au Ghana semblaient dessiner un nouveau monde. Il y avait aussi des figures symboliques comme Guevara. Avec mes amis de l’université, nous avions l’impression que le tiers-mondisme était un phénomène qui allait avoir un avenir brillant.
Je suis un passionné de l’aventure humaine, mais n’ai pas le tempérament d’un homme d’action.
Dès que j’en ai eu la possibilité, j’ai pris la route. Je me suis rendu trois ou quatre fois en Éthiopie pendant la révolution. Je suis probablement un des rares journalistes à avoir été présent à Addis-Abeba, au moment de la chute de l’empereur, le 12 septembre 1974. Puis, je suis allé au Viêt-nam pour assister à la chute de Saigon. À mon arrivée, un journaliste britannique installé là-bas m’a dit : « C’est le bon moment, on approche de la fin de la guerre. » C’était vrai : je sentais bien que c’était la fin d’un monde, d’une guerre.
Durant ces années, je voulais être au plus près des événements qui faisaient vibrer le monde. J’essayais d’être un témoin oculaire, rien de plus. Je ne philosophais pas, je ne théorisais pas, j’essayais de découvrir le monde. Qu’il s’agisse du Viêt-nam, de l’Éthiopie et même du Liban, il y avait une euphorie liée à cette découverte. Aujourd’hui, j’ai plutôt l’impression que le tiers-mondisme était une parenthèse, il a complètement disparu.
Cette curiosité est la caractéristique que je me reconnais le plus facilement. J’espère qu’elle ne disparaîtra jamais. Si vous étiez venu me parler de génétique, sujet que je connais peu, j’aurais pu passer des journées à vous écouter, à lire des ouvrages. Je suis un passionné de l’aventure humaine, mais n’ai pas le tempérament d’un homme d’action. Si je m’étais égaré en politique, je me serais essoufflé. Le monde est passionnant mais, quand on s’implique trop, il le devient beaucoup moins.
Dans un récit autobiographique, vous avez exploré l’histoire de votre famille. Était-ce essentiel ?
Je ne peux pas me contenter de m’arrêter à ce que je vois. Je sais que ce qui est sous mes yeux est l’aboutissement de quelque chose d’antérieur. Quand je pense à ma vie et à celle de ma famille, je suis obligé de m’interroger sur le passé. Je me pose toujours la question de l’origine des choses. Si mon père a pu enseigner à l’université, c’est parce qu’un jour ma grand-mère a quitté son village pour la ville afin que ses six enfants aient accès à l’enseignement supérieur. Cela, je ne l’ai jamais oublié.
Mon grand-père paternel et sa femme avaient fondé en 1913 une école mixte pour instruire les enfants d’un village situé à 1 200 mètres d’altitude au nord-est de Beyrouth, dans le mont Liban. En 1924, mon grand-père meurt subitement. Ma grand-mère dirige l’école pendant une douzaine d’années. Et un jour, elle quitte tout, ferme l’école et la maison, pour s’installer à Beyrouth où elle loue une maison à côté de l’université américaine, pour ses enfants.
Ma grand-mère est morte en 1986 à l’âge de 91 ans, je l’ai bien connue. Elle est une des personnes qui a le plus influencé ma vie. En explorant les documents de famille, j’ai compris que mon arrière-grand-père maternel, né en 1837, avait rompu les liens avec son propre père parce que ce dernier avait décidé d’étudier chez les missionnaires presbytériens. Cet événement, qui s’est produit au milieu du XIXe siècle, a eu une influence déterminante sur ma famille. Depuis un siècle et demi, ma branche paternelle est engagée dans un cursus d’études d’enseignement en langue anglaise.
Du côté de ma mère, l’histoire passe par l’Égypte où la langue de l’élite était le français. Ma mère a voulu que ses enfants suivent le même enseignement que celui de ses frères. Donc si moi, j’ai été envoyé à l’école française, cette exception est liée à l’histoire de ma branche maternelle. Si je veux comprendre dans quel monde j’ai débarqué, pourquoi je me suis retrouvé avec tel et tel élément qui ont déterminé ma vie, je dois connaître le parcours de mes grands-parents et arrière-grands-parents. La résultante de ces trajectoires humaines me permet de comprendre pourquoi je me trouve ici.
Pourquoi ces parcours sont-ils si importants ? Cela a-t-il à voir avec l’exil ?
Le mot exil n’est pas un terme que j’utilise. Je ne rejette pas le mot, mais je ne me suis jamais décrit comme un exilé. Je viens d’une tradition ancienne de migration. Dans ma famille, à toutes les générations, des gens sont partis partout dans le monde. Venant d’un petit pays plutôt aride, fait de montagnes, qui a connu toutes sortes de drames à travers l’histoire, ses habitants ont souvent été tentés d’aller voir ailleurs. J’ai de la famille à Cuba, aux États-Unis, au Brésil, en Argentine, en Australie. Partout dans le monde, des gens de ma famille se sont installés. Plutôt que l’exil, je porte une lourde tradition d’émigration. J’ai grandi comme beaucoup de Libanais avec le sentiment que c’est un peu notre destin un jour de nous en aller.
Je n’ai pas eu envie de continuer à vivre dans un climat de guerre, dans un pays où l’on prend les armes à 15 ans.
Mon grand-père maternel, né au Liban, était entrepreneur. Il a passé toute sa vie active en Égypte où ma mère est née. Ma grand-mère maternelle est originaire du sud du Liban. Sa famille a émigré en Anatolie, l’actuelle Turquie. Ils en sont partis après des troubles communautaires pour s’installer en Égypte. Là, ma grand-mère a rencontré mon grand-père. Ils se sont mariés à la fin de la Première Guerre mondiale. Mon grand-père a acheté des terrains et une maison au Caire. La révolution égyptienne de 1952, dirigée par le lieutenant Gamal Abdel Nasser, débouche en 1956 sur une politique de nationalisation. Les biens de notre famille et ceux d’une grande partie des Syro-Libanais, qui faisaient souvent partie de l’élite, ont été confisqués. Nous avons été traités comme des parasites, et ma famille a dû quitter l’Égypte, abandonner sa maison pour revenir s’installer au Liban.
La famille de ma mère souffrait de cela dans mon enfance. Nous parlions souvent de ce qui allait arriver à nos biens laissés en Égypte. Des trois premières années de ma vie en Égypte, je ne garde pour ma part que le souvenir des gourmandises de mon enfance : les mangues, les truffes au chocolat du confiseur Groppi, les boîtes de réglisse égyptiennes. Des délices…
Personnellement, je n’ai jamais eu envie de m’installer ailleurs qu’au Liban. S’il n’y avait pas eu la guerre, je ne pense pas que je serais parti vivre ailleurs. Mais mon attitude a changé avec les événements… Je n’ai pas eu envie de continuer à vivre dans un climat de guerre, dans un pays où l’on prend les armes à 15 ans. Ce n’était pas une décision froide, mais elle était rationnelle et réfléchie. Nous ne l’avons jamais regrettée.
La guerre civile éclate au Liban, sous votre fenêtre, le 13 avril 1975. Ce devait être une étrange journée…
C’était un dimanche. Je rentrais de reportage. Je m’étais rendu au Bangladesh, en Thaïlande et au Viêtnam où j’avais assisté au début de la bataille de Saigon. J’avais quitté le Viêt-nam le 10 avril, pour me rendre à New Delhi où j’ai rencontré Mme Ghandi, Premier ministre de l’Inde. Le lendemain, un samedi, je suis monté à bord du Pan American 001, qui assurait à l’époque la liaison New Delhi-Karachi-Téhéran-Beyrouth. On croit rêver aujourd’hui ! C’était un vol de nuit. Je suis arrivé à Beyrouth le matin du 13 avril 1975. Vers midi, j’étais chez moi avec ma femme et notre fils.
C’est alors que nous avons entendu des tirs, puis des cris. Nous avons sorti la tête pour regarder par la fenêtre de notre chambre, et aperçu un autobus arrêté à un carrefour, à une centaine de mètres de chez nous. Il y avait un attroupement d’individus autour du car, qui discutaient avec des personnes armées. Soudain, nous entendons des tirs. Nous nous cachons derrière le mur. Au bout d’une dizaine de secondes, silence. Nous sortons discrètement nos têtes à travers la fenêtre. Il devait y avoir une vingtaine de cadavres au sol. J’ai appelé mon père pour le prévenir que nous ne pouvions pas aller déjeuner chez lui. Je me souviens lui avoir dit : « Je crois que la guerre a commencé. » Le soir même, notre quartier était sous les bombes.
J’avais le sentiment que c’était le début de quelque chose d’extrêmement grave. En même temps, j’avais l’illusion que tout pouvait être stoppé. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai pris contact avec des amis de toutes les communautés en leur disant qu’il fallait faire quelque chose, en proposant de nous réunir pour en discuter. J’avais 26 ans, mes amis le même âge, j’étais journaliste depuis 1971 : nous avons fait paraître des communiqués dans les journaux. Avec le recul, c’était absurde. Nous n’avions aucun pouvoir, aucune autorité.
Dans les premiers temps de la guerre, il y avait ce que l’on appelait des rounds, c’est-à-dire un embrasement, puis une accalmie. Et ainsi de suite. En fonction des événements, avec ma femme Andrée et notre fils, nous vivions dans notre appartement, parfois à l’hôtel ou chez mes parents lorsque notre quartier devenait trop risqué. Cette période a duré une petite année. J’ai continué à me rendre au journal. Parfois, en rentrant chez moi le soir, j’assistais à des bombardements. Ma voiture était secouée. Avec du recul, je me dis que j’ai échappé plusieurs fois à la mort.
Comment se décide-t-on à quitter son pays ?
Progressivement. Au Liban, les gens travaillent l’hiver à Beyrouth et passent l’été dans leur village d’origine. Nous sommes d’abord allés au village l’été et nous y sommes restés. Nous avons installé le chauffage, fait des provisions et pris nos quartiers : mes parents, mes sœurs, ma femme et nos fils. Andrée venait d’accoucher de notre deuxième fils. Il y avait aussi des cousins. Nous étions jusqu’à une vingtaine. Je me rendais au journal de temps en temps.
À partir de décembre, ce fut de la folie, les massacres étaient quotidiens. Le 1er avril 1976, en allant chercher à l’aéroport ma sœur Leïla, j’ai décidé de ne plus me rendre à Beyrouth. C’était devenu trop dangereux. Au village, les habitants nous incitaient à prendre les armes, je n’en avais aucune envie. Le soir, j’allumais ma radio, accompagné parfois d’un verre de whisky, et j’essayais de réfléchir à ce que j’allais faire. Un jour, je me suis dit : ça suffit, je m’en vais. C’était le 14 juin 1976. Ça s’est fait très vite : je ne pouvais plus aller au journal, je ne pouvais plus rien faire, je n’allais nulle part. Ce n’était plus possible de rester.
La route de l’aéroport était barrée. Je me suis rendu au port de Jounieh, à trente kilomètres du village, pour me renseigner sur les horaires des bateaux. Il y en avait un en partance pour Chypre. J’ai rangé mes affaires et je l’ai pris le 15 juin 1976. La nuit de la traversée, je me suis dit qu’il fallait que je trouve du travail et un appartement pour faire venir ma femme, Andrée, enceinte de notre troisième enfant. J’ai débarqué à Chypre le 16 juin, et là, j’ai essayé de trouver un visa. La langue a déterminé mon choix. Je pouvais être journaliste dans des journaux arabes ou français, je pensais à deux villes : Paris et Montréal. À l’ambassade du Canada, on m’a dit que ce n’était pas possible. L’ambassade de France m’a délivré un visa sur-le-champ. J’ai pris l’avion pour Paris le 19 juin.
Aviez-vous des économies ?
Nous n’avions pas beaucoup d’argent. J’avais vendu ma voiture, je devais avoir six ou sept mille francs en poche. Au début, je sous-louais un appartement à des Américains, avenue de Clichy. Lecteur de Jeune Afrique au Liban, j’ai tout de suite pensé à contacter ce magazine. J’étais prêt à occuper n’importe quel poste. Je voulais travailler pour avoir un logement et accueillir ma famille. Les choses sont allées vite puisque Andrée, sa mère et nos trois enfants m’ont rejoint le 8 septembre. En contrat avec Jeune Afrique, j’avais trouvé un appartement plus grand à Bagnolet pour loger la famille.
J’ai acheté des matelas pour que nous puissions tous dormir et, petit à petit, la vie a repris le dessus. À partir de là, je me suis jeté à corps perdu dans le travail. Curieusement, je faisais les mêmes choses qu’à Beyrouth. J’ai recommencé à parcourir le monde. Avec une seule différence : au Liban, j’écrivais en arabe ; à Paris, j’écrivais en français. J’avais fait mes études dans une école française, il n’y avait pas de problème de langue.
Comment s’est fait le passage de journaliste à écrivain ?
J’ai toujours eu envie d’écrire, mais j’ai aussi toujours pensé que l’écriture serait une occupation qui accompagnerait mon activité de journaliste. En 1980, mes revenus se sont améliorés et j’ai eu envie de commencer à écrire un roman. J’en parle à un ami, qui me confie à son tour un projet lui trottant dans la tête : il me demande s’il existe un récit des croisades vues de l’autre côté de la Méditerranée. Je n’en sais rien, je fais des recherches, infructueuses. Mon ami me dit alors que le sujet est susceptible d’intéresser une maison d’édition qu’il connaît.
J’avais envie d’écrire des romans, mais l’idée d’écrire sur un sujet qui intéressait une maison d’édition m’a paru être une bonne approche. Je me suis lancé dans ce livre sur les croisades, le sujet m’a passionné. Quelque temps après la sortie du livre (Les Croisades vues par les Arabes, éd. JC Lattès, 1983), mon éditrice me demande au cours d’un déjeuner : « Et maintenant, qu’allez-vous faire ? » Je lui réponds que je veux écrire un roman. Elle estime que ce n’est pas une très bonne idée et me suggère de travailler sur un voyageur du XVe siècle, qui s’appelle Ibn Battuta.
Et vous avez suivi son conseil ?
J’ai commencé à me documenter sur Ibn Battuta, en me disant que je verrais bien… Et un jour, je tombe sur une note de bas de page où il est écrit : « Cette observation d’Ibn Battuta a été confirmée par Léon l’Africain. » Qui était ce Léon l’Africain ? Je poursuis mes recherches et découvre que Léon l’Africain, né à Grenade, a parcouru la Méditerranée pour se retrouver à Rome, où il écrit en italien une description de l’Afrique.
Son histoire m’intéresse, je commence à travailler sur le personnage. Mon éditeur souhaitait une biographie, je voulais écrire un roman. L’ambiguïté est restée jusqu’au bout. Lorsque le livre paraît en 1986, la notion de roman ne figure nulle part. Sur la présentation en quatrième de couverture, il est écrit « Autobiographie d’un voyageur ». J’ai rajouté à la main « imaginaire », juste après « autobiographie » !
À la publication du livre, les réactions sont rares. Puis un jour, un article assez élogieux sort dans Le Canard enchaîné. Suite à cela, Bernard Pivot m’invite à Apostrophes, c’est le succès. Si je reviens un peu en arrière, j’ai eu de la chance. Mon éditrice m’avait encouragé après voir lu les cent premières pages. En l’entendant, je m’étais dit que je devais cesser toute autre activité et j’ai démissionné de mon boulot de journaliste. C’était un pari. Nous n’avions pas beaucoup de moyens, j’avais tout juste de quoi payer quelques mois de loyer.
Comment décidez-vous de vous lancer dans l’écriture d’une œuvre ?
Je crois qu’il y a une conjonction entre une étincelle et mes préoccupations profondes. Si mon ami ne m’avait pas parlé de l’idée des croisades vues par les Arabes, je n’y aurais pas pensé. Mais l’idée, une fois énoncée, faisait sens. Les croisades sont un événement emblématique dans les rapports entre deux mondes. Pour moi qui ai grandi au Liban jusqu’à l’âge de 26 ans et qui vis en France, je voyais bien les perceptions différentes du fait historique.
Pour Léon l’Africain (éd. JC Lattès, 1986), la même chose s’est passée. J’aurais pu ne jamais tomber sur ce personnage. En même temps, son histoire m’a tout de suite intéressé, car elle faisait écho à ma propre histoire. Tout ce qu’il avait vécu, et tout ce que je lui ai fait vivre, correspondait à ce que j’avais vécu. C’était une manière de raconter mon histoire.
Lorsque plusieurs de mes amis sont tombés malades ou sont morts, j’ai eu envie de revenir sur mes années d’université, sur les rêves de changements que nous avions eus. J’ai commencé à imaginer les personnages. Certains me trottaient dans la tête depuis longtemps, j’avais noté des bribes d’histoires sans rien savoir du cadre à l’avance. J’ai commencé à les tisser. Des personnages sont apparus au détour d’une phrase, jusqu’à occuper une place centrale. C’est ainsi que s’est écrit mon roman Les Désorientés (éd. Grasset, 2012).
Vous arrive-t-il d’être en difficulté lors de l’écriture d’un livre ?
J’ai des moments de doute. Tant qu’un livre n’existe pas de manière définitive, je me pose souvent la question de sa raison d’être. Cette interrogation naît précisément au moment où le livre est bien avancé et qu’il me faut le terminer. À cet instant, je me demande : ai-je eu raison de me lancer dans ce travail ? Il m’est arrivé de laisser de côté des livres pour faire d’autres choses avant d’y revenir. Certains livres nécessitent d’être écrits dans la durée, autrement je m’essouffle. Pour Le Périple de Baldassare (éd. Grasset, 2000), il m’a fallu dix ans. Je suis plus à l’aise quand j’écris un roman que lorsque je travaille sur un essai. Un essai m’épuise mentalement et nerveusement, je me pose beaucoup de questions sur sa construction, sa cohérence.
Vous obtenez le prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios. Et quelques mois plus tard, vous présentez sa traduction arabe au Liban. C’était important ?
Oui. Il y a eu une joie énorme au Liban, des amis m’ont dit que les voitures klaxonnaient à la nouvelle. Le pays sortait d’une période extrêmement trouble et les Libanais avaient envie de bonnes nouvelles. Je suis allé au Liban célébrer l’événement. C’était un très beau moment, cela faisait plus de dix ans que je n’y avais pas été, ma période d’absence la plus longue. Je m’étais rendu pour la dernière fois au Liban en 1982 avec l’idée de peut-être revenir m’y installer. Mais j’ai abandonné : les problèmes étaient encore là, nous allions vite retomber dans des conflits violents. Ce qui s’est produit à l’été 1983.
Vous vous définissez souvent comme un minoritaire. Qu’est-ce qu’une personne minoritaire ?
Ayant grandi au Liban, j’ai conscience depuis ma naissance de faire partie d’une minorité. En France, les recherches liées aux origines ethniques et à la religion sont interdites, ce qui est compréhensible et honorable. Mais au Liban, c’est impensable : là-bas, chacun connaît sa communauté d’appartenance. C’est inscrit sur les papiers d’identité, ça détermine l’école où chacun ira. Nous naissons avec la conscience d’appartenir à une communauté.
Nous sommes chacun devenus les minoritaires des autres. Personne ne peut plus considérer qu’il peut tout dicter.
À partir de cette conscience communautaire, certains vont développer des attitudes hostiles envers les autres communautés, d’autres vont rêver d’établir des rapports harmonieux et vont consacrer leur vie à essayer de bâtir des passerelles. La question du vivre ensemble est une interrogation présente depuis ma naissance. Elle ne se pose pas de la même manière au Liban, en Bosnie, en France ou ailleurs, mais elle se pose partout.
Je viens d’une petite communauté. Et j’ai appris que lorsqu’on appartient à une petite minorité, on ne cherche pas à dominer, mais à mettre de l’huile dans les rouages. C’est dans une société réconciliée que nous vivons le mieux. Quand il y a des conflits, les petites communautés sont les premières victimes et les premières à fuir. Les plus faibles ont peur d’être écrasés ; les plus forts, peur d’être envahis.
Mais le monde change, il est devenu pluriel. Nous sommes chacun devenus les minoritaires des autres. De fait, personne ne peut plus considérer qu’il peut tout dicter.
Que vous apporte votre double regard franco-libanais ?
Je m’intéresse au monde arabe, et au Liban. Je suis de près la construction européenne. Je m’implique dans les débats, mon regard est différent. L’Europe et le monde arabe n’évaluent pas de la même manière les situations. Des personnalités admirées ici sont rejetées là-bas, et réciproquement. J’ai souvent l’impression qu’il s’agit de deux mondes complètement différents ! J’assume et je vis sereinement mes appartenances multiples, bien que parfois je me sente plus libanais que français, et inversement. Quand je suis avec des amis libanais, je parle du Liban comme si j’étais libanais. Quand je suis avec des amis français, je parle de politique intérieure en tant que Français. Mais, dans un cas comme dans l’autre, personne n’ignore, ne serait-ce qu’à cause de mon accent, que je viens d’ailleurs et que mon regard est celui de quelqu’un d’extérieur.
Ce double regard est source de richesses, mais il ne faut pas le surévaluer. J’ignore parfois des noms de personnalités libanaises devenues importantes comme, à Paris, il est parfois fait référence à des choses que je ne connais pas. Mais je sais que je vais continuer à apprendre, et cela m’intéresse.
Pourquoi est-il si important d’adopter le regard de l’autre ?
Lorsque nous essayons d’établir des relations harmonieuses, la première attitude indispensable est d’être capable de se mettre à la place de l’autre. Si je peux me mettre à la place de l’autre, alors nous pouvons réfléchir ensemble. Si chacun reste à sa place, aucun de nous ne peut comprendre les besoins et les préoccupations de son interlocuteur. Il n’y a pas uniquement « moi » et « l’autre ». En « moi », il y a un peu de « l’autre », et en « l’autre », il y a un peu de « moi ». Se mettre à la place de « l’autre », c’est le commencement de la sagesse.
Dans l’intimité, nous pouvons ressentir les besoins de l’autre. Ma femme sait que l’écriture est essentielle pour moi, qu’elle est ma vie, que je pourrais passer ma vie entière à écrire. Mais elle sait également que lorsqu’elle m’exprime un besoin important, elle est prioritaire sur tout.
Vous évoquez souvent le monde musulman et la chrétienté. Êtes-vous croyant ?
Si l’on entend par croyant être adepte d’une religion particulière, pas vraiment. Le dogme ne m’intéresse pas. Est-ce que je crois en revanche que le monde ne fonctionne que par des forces matérielles ? Non plus. Je ne suis pas un athée, je ne pense pas que le monde soit arrivé par un jeu de molécules. Nous avons besoin d’une dimension spirituelle. Un des drames du XXe siècle est d’avoir laissé fleurir des idéologies totalitaires qui ont cherché à expulser la religion. Cela a abouti à des désastres.
Êtes-vous toujours un grand voyageur ?
Enfant, j’étais plein d’impatience. Du jour où je suis devenu journaliste, j’ai parcouru le monde. J’avais besoin d’aller là où les choses se passaient. Tout a basculé en 1983. Cette année-là, j’ai compris deux choses : que je ne retournerais pas vivre au Liban, que je serais écrivain. Les conséquences étaient claires : j’étais installé en France pour de bon, j’allais plus voyager dans les livres que dans la réalité. Aujourd’hui, je suis attaché à deux endroits, deux bureaux, mon appartement parisien et ma maison de l’île d’Yeu. Maintenant que nous en parlons, c’est vrai, j’ai basculé voici trente ans.