Sur son portable, il compose un numéro tunisien. Une voix répond en arabe : « Je ne peux pas vous parler, je suis en réunion avec le Premier ministre… » Amine insiste : « Vous devez me parler, ça concerne votre sécurité ! » Le député écoute, le remercie. Amine coupe son téléphone et reprend son souffle. Réfugié en France, il vient de déjouer un attentat djihadiste à Tunis.
On le retrouve quelques heures plus tard dans le hall d’un supermarché, porte de Montreuil. Toque sur le crâne et grands yeux noirs, il dispute un concours de cuisine. Sa compagne l’observe, il tremble à l’idée de manquer son houmous.
Étrange vie que celle de Mohamed Amine Slama, 26 ans, ingénieur informatique. Côté pile, un immigré tunisien en attente de papiers. Côté face, un autodidacte de l’infiltration des réseaux terroristes. Le jour, profil bas ; la nuit, sur le front.
Son ordinaire, c’est un deux-pièces au crépi mauve en banlieue parisienne qu’il partage avec sa compagne Fatima, leurs deux fils, son frère de 15 ans et un épagneul japonais. Et un boulot payé au noir, des sacs de ciment de cinquante kilos qu’il soulève en Seine-Saint-Denis.
Quand les enfants sont couchés, il se fait un café, s’installe sur le bord du clic-clac et sort son ordinateur portable. Caché derrière de fausses identités, Amine infiltre les réseaux. Se faisant passer pour un islamiste, il fracture les serrures informatiques à coups de codes et de virus. Dans son disque dur, il récupère les liens secrets entre groupes armés et les projets d’assassinats ou d’attaques.
Ses piratages peuvent durer toute la nuit. Son père, Najib, resté en Tunisie dans une jolie maison où il élève trois moutons et deux chèvres, l’appelle souvent : « Mon fils, comment vas-tu ? Tes papiers, ça avance ? »
Une colère d’enfant
Najib est l’origine de tout. Amine avait 11 ans quand son père, conseiller du ministre de la Culture, rentre à la maison après un an d’absence. Embastillé pour s’être opposé à la belle-famille du président Ben Ali, Najib dit « bonfour » au lieu de « bonjour » à sa sortie de prison. La police lui a arraché à la pince de quincailler quatre dents de devant.
Cette vision d’un père édenté, Amine ne l’a jamais pardonnée. Dans ses rêves d’enfant, il venge Najib, renverse Ben Ali, s’empare du pouvoir, vide à moitié les prisons et ferme à jamais les cabinets dentaires de la police. « J’ai pas encore tout réussi », dit-il aujourd’hui en souriant.
Une colère d’enfant, tout part de là. La suite n’est que hasards. Ou presque. Une succession de petits gestes intolérables dans un régime autoritaire, des emportements qui mènent à des actions, une vie peu à peu rendue impossible : la privation de biens, la privation d’un pays, la mort promise.
Le premier pas, c’est une plaisanterie de sale gosse : « Une histoire débile, mais la vie sous Ben Ali était débile. » Amine vit chez ses parents. Il a terminé ses études, bac+5, et a acheté à crédit un petit salon de thé sur la route de l’aéroport. « Un jour, un gros flic de la garde nationale prend un café et s’endort sur la table. C’était drôle, je le filme et poste la vidéo sur mon blog Borico. » « Borico », en référence au bourricot, est un site ouvert par Amine. Pour se moquer doucement de l’état du pays, il publie des photos gag : une voiture de police embarquée par la fourrière, un panneau de signalisation bourré de fautes d’orthographe…
Dans la Tunisie de Ben Ali, interdit de protester. Les képis sont experts en torgnoles.
Deux heures plus tard, le site disparaît de la toile. Le lendemain, à l’ouverture du salon de thé, trois policiers font irruption : « “Ton commerce est fermé ! ”, ils me disent en affirmant que mon salon est fréquenté par des voyous. » Amine est endetté, privé de boulot. Que faire sinon rendre le coup. Mais comment ? Dans la Tunisie de Ben Ali, interdit de protester. Les képis sont experts en torgnoles.
Intervient alors le hasard. Amine a un copain de lycée, Sleh Eddine Kchouk. Jeune costaud au visage rond, syndicaliste et champion de culturisme, Sleh a créé avec quatre autres internautes un réseau cyberclandestin : le Parti pirate. Sous l’identité du « Loup », il revendique la liberté absolue de communication et appelle à « renverser la dictature ». Amine se greffe sur la petite bande de cyberopposants. « Nous diffusions ensemble des messages et des vidéos appelant à la dissidence »,se souvient Sleh. Sans le savoir et comme des centaines d’autres, ils préparent le terrain à la révolution qui s’annonce.
L’immolation en place publique d’un jeune vendeur ambulant de Sidi Bouzid, à qui des policiers viennent de confisquer une brouette de légumes, déclenche le processus. D’un coup, la rue vibrionne. « Amine, tu vas voir. Ben Ali, c’est fini. Faut qu’on bouge ! », exulte son père. En janvier 2011, Tunis se soulève. Amine est avec ses parents devant le ministère de l’Intérieur.
« Il était 11 heures du matin. Une femme a sorti un tube de rouge à lèvres de son sac à main et griffonné trois mots sur un carton : “Ben Ali, dégage ! ” Elle s’est tournée vers la foule et a levé son écriteau. Des milliers de voix ont repris le slogan », raconte-t-il encore ému. Au coucher du soleil, le dictateur fuit son palais pour se réfugier en Arabie Saoudite. Au moins, ça c’est fait. Mais après ? Qui gouverne ? Qui lui rend son salon de thé ? Qui venge son père ?
Des couettes, du lait et des tentes
Le départ en exil de Ben Ali ouvre la porte à toutes les contestations. Des commissariats, des postes de l’armée, le consulat américain sont attaqués, des manifestants matraqués, des députés assassinés. Les espoirs d’Amine retombent. Il veut croire au changement, il n’assiste qu’à des manœuvres politiciennes. Anciens ministres, islamistes, ex-cadres : tous se déchirent. L’apparition sur scène du dirigeant d’Ennahda, Ali Larayedh, bientôt ministre de l’Intérieur, puis Premier ministre, fait sursauter Amine.
Son père connaît bien Ali Larayedh. Du temps de la prison, Najib a été enfermé en cellule avec trois militants islamistes, dont il était le souffre-douleur. « Ils confisquaient ma nourriture et me laissaient leurs restes dans un seau. Parfois, ils urinaient dedans. Ali Larayedh était le plus dur avec moi », raconte Najib.
Contre la police, contre les islamistes, Amine s’entête. Il faut accélérer le mouvement. « Je me suis connecté avec les amis du Parti pirate encore clandestin, et on a réfléchi au moyen d’empêcher que la révolution s’endorme. » Une idée germe. Rendez-vous à 17 heures sur la grande place de la Kasbah avec de l’eau, des couvertures et des sandwichs.
Amine s’y rend, avec son père et son ordinateur. Les dix internautes avec lesquels il dialoguait une heure plus tôt sont présents. Ils installent leur sit-in au pied de la fontaine, face aux camions militaires qui protègent les bureaux du Premier ministre. Du pain et des olives sortent des sacs, d’autres jeunes rejoignent le camp improvisé. Les passants posent des questions. Le lendemain, « maman nous a apporté du couscous et des pâtes ». Le banquet s’élargit : « Après deux jours, les gens se sont mis à débarquer de partout. Des villages, des gouvernorats… Ils venaient avec des couettes, du lait et des tentes. »
Dans le camp improvisé, on échange les nouvelles, on s’organise, on s’épaule. Tout excité, Amine filme les discussions avec son téléphone portable et les diffuse sur la Toile. Il récupère un micro, une perche et « une vraie caméra » : c’est la naissance de Kasbah TV. « La journée, je faisais parler les gens de leurs attentes ; la nuit, je diffusais les interviews sur Internet. » À travers ces messages, Amine n’en diffuse qu’un seul. Comme il dit aujourd’hui : « Que ce gouvernement de cons lâche le pouvoir et laisse des jeunes occuper le fauteuil. »
L’histoire des printemps arabes retient de ce moment qu’il s’appelle « Kasbah 1 » et s’étale sur vingt et un jours, avant que « Kasbah 2 » ne démarre un mois plus tard avec des tentes, des écriteaux et une revendication : « On veut une assemblée constituante, une démocratie parlementaire et le départ des ministres de Ben Ali. »
Kasbah TV filme les manifestations qui s’enchaînent. Les chômeurs pour du travail, les pauvres pour du pouvoir d’achat, les diplômés pour des débouchés, les laïcs pour la laïcité, les musulmans pour la charia, « et même les putes pour leur cul ». Les vidéos d’Amine sont suivies en direct par plus de trois cent mille spectateurs parfois. « Les flics haïssaient nos caméras. Nous suivions les agents qui se jetaient à dix sur un homme et tabassaient des enfants. Nous rendions fou le ministère de l’Intérieur. »
Dans les dizaines de tentes maintenant installées sur la place de la Kasbah, la jeunesse et l’ego des campeurs s’affrontent. Des petits Staline conspirent pour diriger le mouvement, des Saint-Just accusent des camarades de travailler pour la police, des Robespierre proposent de les purger. À l’extérieur du camp, les partis politiques reprochent aux jeunes de paralyser la transition. « Je sentais qu’on s’enlisait, alors j’ai tenté un coup », dit Amine.
Si le téléphone n’avait pas sonné
Il se rend à une émission de grande écoute de TV7, la télévision officielle, avec trois jeunes de la Kasbah « pour qu’on explique bien au pays ce qu’on revendiquait ». Un jeune dérape en direct : « Il faut pendre ce Premier ministre qui a collaboré avec l’ancien régime et a sur les mains le sang du peuple. » Amine verdit et tente d’arrondir la formule de son ami : « Il faut pendre politiquement cette personne. » C’est un désastre. « Dans la seconde, la direction a coupé l’antenne et le réalisateur nous a traités de dingues. » Des policiers accourent pour les interpeller, ils s’échappent. Le lendemain, le Premier ministre démissionne. Les six mille jeunes de la Kasbah l’ont vaincu à l’usure.
En ce début 2011, le cinéaste tunisien Elyes Baccar suit avec sa caméra les activistes de la Kasbah. Dans son film, Rouge Parole,Amine est présenté comme « un de ceux qui ont joué un rôle déterminant » dans le mouvement. « Il disait des choses qui, normalement, se disent d’une autre manière. Il incarnait ce mélange désordonné entre l’action et la révélation, l’activisme et l’investigation », se souvient le cinéaste. Qui s’inquiète alors pour lui : « Il se faisait des ennemis. Le risque était réel, y compris pour sa vie. »
Le jeune homme frôle la mort quelques mois plus tard. Il suit une manifestation sur l’avenue Bourguiba. Son téléphone sonne, il se baisse pour l’attraper. Un manifestant collé derrière lui tombe sur la chaussée, un trou rouge sur la tempe. Amine n’a entendu aucune détonation, il continue de filmer. « Une Polo noire surgit de derrière un barrage policier. Trois civils descendent, embarquent le corps et s’en vont. » Ses images sont diffusées sur le site du quotidien britannique The Guardian. « Si le téléphone n’avait pas sonné, la balle tapait entre mes deux oreilles. »
La mort l’a frôlé, il s’accroche. Le jour où les Tunisiens élisent pour la première fois de leur histoire une Assemblée nationale constituante, il pointe sa caméra à Haouaria, à soixante kilomètres de la capitale. À l’entrée d’un bureau de vote, un vieillard ridé et perdu attire son attention : « On m’a dit de venir voter pour le président. » Quel président ? questionne Amine. « Le président Bourguiba », répond l’ancêtre avec sa république de retard. Et comment reconnaître ce héros de l’indépendance enterré en grande pompe ? « Rien de plus facile, c’est le papier sur lequel est dessiné une colombe », le logo du parti islamiste.
Dans une série d’émissions, l’avocat et l’activiste expliquent comment les islamistes ont manipulé les élections.
Furieux de cette manipulation du scrutin, Amine diffuse l’interview. Quelques heures plus tard, les islamistes d’Ennahda l’emportent et se préparent à former un gouvernement. Avec l’avocat Sabri Ziadi, un ami, Amine entame un baroud d’honneur sur Kasbah TV. Dans une série d’émissions, l’avocat et l’activiste expliquent comment les islamistes ont manipulé les élections et décryptent le travail d’associations humanitaires sous influence du Qatar.
C’est ce combat qu’il poursuit aujourd’hui dans son petit appartement de la banlieue parisienne. Il y a deux jours, il a envoyé un virus sur l’ordinateur d’un cadre islamiste. L’appât piégé lui a ouvert un passage. Il récupère un courrier à l’en-tête d’Ennahda : des consignes secrètes pour noyauter les bureaux de vote. Amine est content de sa pêche : « C’est un élément qui prouve que le parti islamiste entend contrôler activement le dépouillement des votes. » Soulevant un t-shirt et un cendrier, il cherche son disque dur pour archiver sa prise. Impossible de le trouver : « Aïe, là c’est vraiment le bordel ! »
« Il faut que tu quittes le pays »
À Tunis, il habitait une maison confortable. Ici, coincé entre une auto-école et un vieux PMU, il a le sentiment d’avoir échoué sur un radeau. Son départ n’a pas été un choix. Ses derniers espoirs se sont éteints à Tunis un matin, à 5 h 30, quand des coups portés par trois inconnus en jean-chemise et jeu de menottes ont résonné sur la porte.
« “Tu viens avec nous, nous sommes la police”, ils m’ont dit. » Embarqué à la caserne de Gorjani, où campent les brigades antiterroristes et anticriminalité, Amine est poussé dans un bureau. Un premier coup de poing à la mâchoire, d’autres encore, des insultes. Sonné et tremblant, il bafouille : « Pourquoi je suis là ? » Une claque : « Voilà pourquoi t’es là. » Puis plus rien, des heures à attendre. Une nouvelle séance. Encore une. Des coups, du silence, aucune explication. À la nuit, il est envoyé en cellule.
« Bien dormi ? » La voix du policier au réveil est presque douce. Amine fait oui. Première gifle de sa journée : « C’est pour bien te réveiller. » On l’assoit. Il est accusé d’avoir violé une fille. Des mensonges, proteste-t-il. Un coup de poing : « La fille nous a tout raconté, tes complices ont confirmé. » Une main le saisit par les cheveux, lui écrase la face sur le plat du bureau, il perd connaissance.
Deuxième réveil en cellule, nouvelle journée de questions et de coups. Au troisième matin, un policier en civil entre : « Viens parler un peu avec moi, personne va te toucher. » L’homme le conduit dans son bureau et lui sert un café : « Il faut nous excuser, il y a eu une faute dans l’orthographe des noms et c’est tombé sur toi. On est stressés, la situation du pays est tendue. » Amine se détend. Le policier poursuit : « Maintenant tu vas sortir, alors tâche de pas te montrer trop fâché contre nous. Ça sert à rien de faire des déclarations. Une erreur, ça arrive, tu comprends ? Imagine que tu t’es bagarré dans la rue, repose-toi. »
À la sortie de la caserne, Amine retrouve son ami, l’avocat Sabri Ziadi, qui le ramène chez lui. En chemin, l’avocatréfléchit : « Vu comment fonctionnent la justice et la police, je ne peux plus te protéger. Il faut que tu quittes le pays. » Amine est trop connu. Des menaces anonymes pleuvent sur son compte Facebook depuis des mois. Pour la police et les islamistes, il est un gêneur. Impossible de continuer à faire front : « Tu es le prochain sur la liste. »
Un ami de son père doit conduire à Paris deux manifestants blessés par balle. Il se joint au voyage, comme convoyeur. En franchissant la douane, il sait qu’il ne reviendra pas. Dans son sac à dos, il emporte son ordinateur, ses papiers et des vêtements pour deux jours. Il atterrit à Paris sans un centime et rejoint en Allemagne une Tunisienne rencontrée pendant la révolution.
Elle travaille, lui se perd sur son ordinateur. Pendant sept mois, il suit tout ce qui se passe en Tunisie : « À chaque manif, je devenais fou. J’écrivais des articles sur la page du Parti pirate, je communiquais avec mes réseaux. J’avais les yeux cernés, les cheveux longs, une barbe de Robinson et je commençais à parler tout seul. » Un soir, son père l’appelle pour le secouer : « T’es loin de Tunis, mais tu peux encore te battre. Bouge-toi ! »
Amine se bouge. Il revient sur Paris avec vingt euros en poche, achète un McDo et passe la nuit en bas de la place du Sacré-Cœur, dans des toilettes JC Decaux à cinquante centimes l’entrée. Des relations l’hébergent, il reprend des forces. À Tunis, son ami Sleh est accusé de « participation armée à un rassemblement ». Le Loup du Parti pirate le rejoint. Ils logent dans des garages, des hangars ou des bureaux qu’on leur prête. La dérive s’interrompt lorsqu’Amine rencontre Fatima. Il se laisse inviter dans le deux-pièces qu’elle occupe. Il y reste.
Des documents explosifs
C’est là, chez Fatima, qu’il entame sa double vie en se faisant passer pour un djihadiste. Loin de la rue tunisienne, il ne peut plus filmer, il n’a que son ordinateur et ces codes qu’il maîtrise. Tout commence à la réception du message d’un inconnu : « Je suis en contact proche avec des islamistes. » L’homme dit avoir découvert Amine à travers ses prises de position publiées sur le site du Parti pirate. Il a des documents, il souhaiterait les confier à l’activiste.
Amine, intrigué, ne réfléchit pas bien longtemps avant d’accepter. « Bouge-toi ! », lui a dit son père, c’est peut-être l’occasion. De Paris, il demande à un ami du Parti pirate de récupérer les documents à Tunis. Un intermédiaire les achemine ensuite en France.
Dans l’enveloppe, Amine trouve deux pages tapées à la machine. Elles sont rédigées en arabe. Les formulations sont brèves et concises. C’est un compte-rendu et il est à peine croyable. À lire le document, un déjeuner à huis clos aurait été organisé dans le plus grand secret le 4 juillet 2012 dans un restaurant du quartier maritime de la Goulette, à Tunis. Ce déjeuner aurait réuni deux acteurs clés de la scène tunisienne : Rached Ghannouchi, le responsable du parti islamiste Ennahda, et Abou Iyadh, un ancien combattant d’Al-Qaeda en Afghanistan devenu le chef de l’organisation djihadiste tunisienne, Ansar al-Charia.
Officiellement, les deux hommes n’ont aucune relation. Le djihadiste a toujours reproché aux responsables du parti islamiste de se comporter comme des tièdes, les deux factions affirment n’entretenir aucun lien. Abou Iyadh, l’ancien d’Al-Qaeda, est un homme en guerre ouverte. Deux mois après le déjeuner dévoilé par le document, il dirige un assaut meurtrier, cinq morts, contre le consulat américain de Tunis ; en 2013, il est recherché pour l’assassinat des deux députés de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Que le « modéré » et le « dur » aient pu ainsi se rencontrer pour dialoguer est stupéfiant.
Au nombre des personnalités à abattre : Marc Dorcel, à qui il est reproché de réaliser en Tunisie des castings féminins pour ses films porno.
Amine est fasciné. Il découvre que, pendant ce déjeuner, Abou Iyadh aurait dévoilé à Rached Ghannouchi son intention d’étendre le djihad en Tunisie afin d’imposer la charia. Une vague d’attentats et d’assassinats ciblés, explique le djihadiste, permettrait de terroriser la population et d’orienter la révolution vers l’accomplissement du rêve islamique. Au nombre des personnalités à abattre : le communiste Hamma Hammami ; l’avocat Chokri Belaïd, assassiné huit mois après le déjeuner ; le producteur de cinéma Tarak Ben Ammar ; le producteur français Marc Dorcel, à qui il est reproché de réaliser en Tunisie des castings féminins pour ses films porno. Sur la liste, Amine lit aussi le nom d’Ali Larayedh, le ministre de l’Intérieur qu’il serait question de sacrifier pour innocenter le parti islamiste de Rached Ghannouchi.
Que des opérations ou des assassinats aient bien eu lieu n’atteste en rien de l’authenticité du document. Quand Amine le récupère en mars 2013, les événements décrits appartiennent déjà au passé. Il n’empêche : le doute est permis. Il interroge son père, qui se montre inquiet. Il est « bien possible » que ce déjeuner se soit tenu, dit-il.
Alors Amine franchit un cap. Il faxe le document en Tunisie, au ministère de l’Intérieur. Aucune réponse. Pas même un accusé de réception. Les jours passent. Toujours rien. Après une semaine, alors qu’une douleur au dos le cloue sur son clic-clac, un message arrive : « Je peux t’aider pour tes problèmes judiciaires en Tunisie. Je passe bientôt sur Paris. Voyons-nous. » La proposition n’est pas signée.
Dans la gueule du loup
Il rencontre son mystérieux interlocuteur à Ivry, au bar d’un hypermarché. Samy, un ours franco-tunisien du quartier, l’accompagne ; il se cale au comptoir. Amine attend son rendez-vous un peu plus loin. Débarque un homme rond, la soixantaine, suivi d’un garde du corps. Il repère Amine et s’installe avec lui à une table. L’homme se présente, pièce d’identité et carte de service à l’appui. Il s’appelle Tahar Boubahri et est membre du cabinet du ministre de l’Intérieur. Amine a du mal à y croire. Le voilà face à un haut responsable d’Ennahda : Tahar Boubahri est tenu pour être le chef de la police parallèle du parti islamiste.
« Je ne te veux pas de mal. Je veux seulement voir si on peut se rendre service mutuellement », attaque Tahar Boubahri. Et comment pourrait-on se rendre service ? demande Amine. « Tu as l’air bien informé. Dis-moi ce que tu sais et moi, de mon côté, je me renseigne pour voir si je peux t’aider à rentrer en Tunisie… » Boubahri s’interrompt : « Tu connais ce type ? Là, au comptoir, celui qui n’arrête pas de nous regarder ? »,demande-t-il à Amine en fixant son ami Samy. Il se lève : « Je vais te chercher une solution. Je te recontacte dans deux jours pour un autre rendez-vous. »
Comme promis, Boubahri rappelle : « C’est bon. Je me suis renseigné sur tes problèmes judiciaires, revoyons-nous. » Cette fois, le rendez-vous est fixé au centre commercial Créteil Soleil, dans le Val-de-Marne. Amine a « vraiment les jetons » : « Discuter avec Boubahri, c’était jouer avec la gueule du loup. Mais je me suis dit que je pouvais être plus malin que lui, et peut-être enregistrer une preuve. »
Dans le hangar atelier de son ami Samy, Amine perce des trous dans la toile de son unique costume. À la place d’un bouton, il intègre une minicaméra. Le jour du rendez-vous, Fatima l’accompagne. Samy les suit dans un grand monospace « si jamais ça dérape ».
Qu’est-ce que tu as comme documents, exactement… ?
— J’ai des dossiers de pédophilie qui impliquent Ennahda.
Au parking du centre commercial, il reçoit un SMS : « Troisième étage, face au McDo. » Amine suit les instructions. À l’entrée de l’ascenseur, un brun écoute sa montre. Dans l’ascenseur, un homme prend des photos. À l’étage, un garde du corps parle à voix basse au cadran de sa montre.
Amine et Fatima font face au McDo. Tahar Boubahri les accueille et les conduit à la terrasse intérieure d’un restaurant chinois. Amine déclenche sa caméra cachée. L’homme du ministère de l’Intérieur a la moustache soignée, son portable à coque Louis Vuitton est posé sur la table, il ouvre la conversation en tirant sur une manche de sa chemise : « J’ai fait un point sur tes trois procès qui sont en cours en Tunisie. Les charges sont à la fois banales et, comment dire… fabriquées. »
Évidemment qu’elles sont fabriquées ! le coupe Amine qui sent remonter une vieille colère. « Oui, mais bon, c’est la Tunisie qui nous intéresse tous les deux. Et, moi, je suis un ami d’Ali Larayedh. Je vais m’occuper de tes soucis judiciaires. » Ali Larayedh, l’ancien codétenu du père d’Amine, est à ce moment-là Premier ministre en fonctions. En échange de quoi ? demande Amine. « On a entendu que tu avais récupéré des documents importants », laisse tomber Boubahri. Amine se tait.
« Qu’est-ce que tu as comme documents, exactement… ?
— J’ai des dossiers de pédophilie qui impliquent des membres d’Ennahda.
— …
— Et j’ai un document qui prouve qu’Ennahda a des liens secrets avec Abou Iyadh. »
Les yeux de Boubahri fixent Amine : « Tu n’en parles à personne. » Sa main plonge dans son costume pour en extraire un petit disque dur : « J’ai acheté ça, tu mets les documents dessus. » Le ton est directif. « Si tu veux rentrer en Tunisie, tu dois collaborer. Tu nous donnes les dossiers, tu les oublies et tu retrouves ta vie tranquille au pays. » Ils se séparent.
Sous protection de la police
De retour chez Fatima, Amine branche le disque dur. Il n’y place pas les documents, mais un faux dossier dans lequel il insère un cheval de Troie, un logiciel pirate. Il espère pouvoir récupérer le contenu de l’ordinateur de Boubahri. Mais l’homme du ministère de l’Intérieur évente le piège. Son second appelle : « Tu vas le regretter, Amine. »
Est-ce lié ? Deux mois plus tard, à l’aube, vers 5 heures, Amine et Fatima sont réveillés par des bruits sur le palier de leur appartement. Ils ouvrent une fenêtre : « Deux inconnus étaient en train de dévaler l’escalier après avoir tenté d’ouvrir notre serrure. » Amine dépose une main-courante au commissariat. Dans la rue, des enfants disent avoir vu deux hommes rôder devant l’immeuble, l’un avec un pistolet dissimulé sous la veste.
À l’hiver 2014, Fatima découvre Amine en pleurs dans l’appartement. Il vient de recevoir un appel de Tunis : son ami, l’avocat Sabri Ziadi, a été retrouvé à l’aube, pendu au poteau électrique d’une ferme abandonnée proche de son domicile. Pour la police tunisienne, le suicide ne fait pas de doute. Au pays, des opposants parlent d’une élimination. Pour Amine, « ce suicide est incompréhensible » : « La veille au soir, Sabri dînait en famille. Après, il est sorti comme d’habitude prendre un café en ville, et on ne l’a plus revu. »
Sabri Ziadi était un avocat engagé et exposé : « Je lui avais confié mes documents. Après sa mort, son frère les a cherchés dans ses affaires, ils avaient disparu. » Trois jours plus tard, un ancien officier de la Sûreté tunisienne annonce sur les réseaux que trois Tunisiens sont entrés en France « avec l’aide de résidents franco-tunisiens pour liquider des opposants politiques qui détiennent des documents contre des leaders d’Ennahda. » L’ancien officier précise : « À la tête de cette liste figure Mohamed Amine Slama. »
Des journalistes français reçoivent la même information. Des détails sont donnés sur l’identité présumée du commando et de ses complices. La police française est informée. Elle place Amine sous protection légère : une patrouille effectue des rondes autour de son domicile.
Aujourd’hui, Amine ne sait plus trop quoi penser de ces menaces. Étaient-elles sérieuses ? Était-il paranoïaque ? Trop de tension, trop d’enjeux, il en rigolerait presque. S’il n’avait pas ses soucis : dégoter du travail, s’occuper de sa famille, payer les croquettes du chien. À Tunis, il a installé pendant deux ans des réseaux de caméras de surveillance pour les entreprises. Il sait faire. Mais comment trouver un boulot sans permis de travail ? Alors, il trimballe ses sacs de ciment, chôme parfois au café et pirate toujours.
Revenir à Tunis
Cet été, il a intercepté une conversation électronique entre deux Tunisiens du groupe djihadiste Ansar al-Charia. Les deux hommes, partis combattre en Libye, préparaient l’assassinat de deux députés. « Le plan pour liquider Samir Taïeb et Maya Jribi devant leur domicile est fixé au 22 juillet à 9 h 30 », écrivait l’un. « D’accord. Et que Dieu soit avec nous », répondait l’autre.
À nouveau, Amine a appelé en Tunisie. Pour avertir les députés menacés. Samir Taïeb s’en souvient bien : « C’était début juillet. J’étais en réunion avec le Premier ministre quand j’ai vu s’afficher sur mon portable un appel de Paris. Je connaissais un peu l’histoire de ce jeune homme, alors je l’ai écouté. Il m’a dit, sûr de lui, qu’il avait hacké un groupe de djihadistes tunisiens en Libye et qu’il était tombé sur un projet d’assassinat me concernant. Au début, je ne l’ai pas pris au sérieux. »
Mais Amine insiste. Il transmet au député l’identité des assassins potentiels et le détail de leur conversation. À Tunis, une semaine plus tard, la police antiterroriste reçoit des informations identiques. Samir Taïeb est convoqué. On lui fait part de la menace, il est placé sous la protection du ministère de l’Intérieur. Rien ne se passe.
En finir enfin avec cette rage héritée de l’enfance, effacer la vision de son père édenté, il y aspire depuis si longtemps.
Au mois d’août, Amine rappelle le député. « Il avait intercepté de nouveaux échanges et il voulait me dire qu’un groupe de terroristes arrivait d’Algérie pour commettre un attentat, peut-être le jour même.Dans le doute, j’ai averti le ministre en charge de la Sécurité nationale. » Le ministre de la Sécurité appelle Amine dans l’heure, lui demande tous les détails. Le soir, le commando est arrêté à la frontière algérienne.
De passage à Paris, le député rencontre Amine. Ensemble, ils prennent un café. Samir Taïeb est impressionné : « Les compétences d’Amine pourraient nous aider. » Depuis, il aide le sans-papiers réfugié en France à lever les obstacles à un retour au pays : « Les fausses inculpations ont été démontées et les charges levées, mais il reste un mandat d’amener au terminal de la police. »
Revenir à Tunis, le nouvel espoir d’Amine ! En finir enfin avec cette rage héritée de l’enfance, effacer la vision de son père édenté, il y aspire depuis si longtemps. Ce secret, son secret, il n’aime pas en parler. Mais là, il se dévoile. Gamin, raconte-t-il, il avait été conduit avec sa mère dans les locaux où Najib était emprisonné.
Cinq hommes en civil, des murs nus, son père en caleçon pendu par deux bras à une corde accrochée au plafond. Une voix terrible : « Signe tes aveux, sinon on va faire mal à ton fils et baiser ta femme. Regarde… Ils sont là ! » Le silence de son père. Des coups. La pince qui s’approche de la bouche. Sa mère évanouie. Lui hurlant tandis que les images s’enfoncent dans sa tête.
Ce soir, Amine veut tout oublier. C’est la fête. Des amis sont là, Fatima rit, il reste un peu de vin. Bercé par l’ambiance, il se laisse tranquillement aller. Tard, dans la soirée, il glisse vers son ordinateur, le bidouille, entre sur le réseau et se faufile sur le disque dur d’une de ses cibles, un djihadiste. Amine tourne l’écran. L’homme se masturbe devant un site porno. Il pouffe : « Puisses-tu t’y adonner plus souvent, mon frère ! »