Portrait  |  Pouvoirs

Jean-Claude Gaudin, le parrain

Écrit par Philippe Pujol Illustré par Chez Gertrud
Édition de janvier 2015
Jean-Claude Gaudin, le parrain
En 2015, le maître de Marseille concentre cent vingt ans de mandats dans cinquante ans de carrière. À 75 ans, en acteur d’après-guerre, il dirige pour la quatrième fois la deuxième ville de France. Le clientélisme est sa recette, la délégation de décisions sa baguette magique. Le reste n’est que masques. « XXI » a consacré en janvier 2015 un long portrait enquêté à Jean-Claude Gaudin, décédé le 20 mai 2024.
Article à retrouver dans la revue XXI n°29, Des scientifiques et des hommes
33 minutes de lecture

Depuis bientôt vingt ans qu’il est perché là-haut, sur le fauteuil de maire de la deuxième ville de France, au-dessus des autres, avec son bucolique accent comme un jingle, sa marque déposée « marseillais depuis toujours », « Gaudin » – comme il se nomme lui-même pour mieux s’observer – fascine ou agace pour les mêmes raisons.

Irrationnel comme « sa » ville, Jean-Claude Gaudin est, pour la plupart des Marseillais, là depuis aussi longtemps que la Bonne Mère, cette basilique de Notre-Dame-de-la-Garde qui surplombe la ville et veille sur elle.

On dira que Gaudin est fatigué. On le regardera parfois grimacer en marchant, les articulations grippées par la goutte, cette maladie des gens riches, dans leur alimentation du moins. Quand le mal s’impose, son service de presse mesure la distance à parcourir jusqu’au pupitre où il pourra s’appuyer en orateur. La distance de résistance faciale à la douleur semble avoir été évaluée pour le maire de Marseille à vingt-cinq mètres. On constatera aussi que Jean-Claude Gaudin rabâche sans cesse les mêmes histoires, aux mêmes personnes, aux mêmes cérémonies, avec le même ton, les mêmes hésitations, les mêmes effets et les mêmes chutes pleines de satisfaction. On le dira donc vieux, usé.

Il porte pourtant beau pour quelqu’un de 120 ans. Cent vingt ans de mandats cumulés à saluer sans cesse, à claquer des clins d’œil, à remercier ou corriger celui qui doit l’être. Cent vingt ans de mandats qui font qu’aujourd’hui Gaudin sert fort les poignes dans une secousse en posant sa main libre sur l’avant-bras de l’autre comme la marque d’une saine domination. Cent vingt ans de mandats concentrés dans les cinquante ans de carrière politique de cet homme de 75 ans. Et ses proches l’assurent : « Vous ne trouverez personne pour dire du mal de lui. »

Il aime qu’on l’aime

Du haut de son pupitre au conseil municipal, il défie, sermonne, accuse, puis félicite et finit par une œillade amusée et complice, comme si tout cela n’était qu’un jeu. Ce perchoir est son divertissement. Un homme qui a donné sa vie à la politique ou, plutôt, à qui la politique a tout donné : « La politique et les mandats représentent 95 % de ma vie, je suis heureux comme ça. »

Les dactylos municipales relèvent le français pas toujours rigoureux de cet ancien professeur d’histoire et de géographie dans un établissement catholique. Un homme rigoureusement courtois et attentionné pour son petit personnel, au moins en public. Quand il reçoit des « Parisiens » (avec des postillons dans le « P »), le nom donné à Marseille à tous les non-Marseillais, Jean-Claude subjugue l’auditoire de son accent méridional. Ils sont deux à parler : il y a Gaudin et il y a son accent, tant il est marqué, pas même forcé, c’est inutile. Il est là comme un bon ami rassurant de désinvolture.

Dans son quartier de Mazargues, un ancien village paroissial à l’extrême sud de la ville, on se souvient du jeune et pétillant Jean-Claude au tournant des années 1950. Là, son air de bon copain distant et son phrasé de café-théâtre l’ont rendu populaire. C’est là aussi qu’il a compris que l’on pouvait appâter n’importe qui avec des paroles, rien qu’avec de la bonhomie tendrement désuète. Et puis celui qui parle n’a à répondre de rien. C’est son côté saint Jean Bouche d’or.

Dans un haussement de sourcils qui plisse son front, Philippe Sanmarco explique la méthode de celui qu’il a combattu avec le PS local, avant de présider en 2008 une structure paramunicipale : « Vous demandez à le voir pour un sujet… Il vous reçoit après plusieurs filtres, et là, il va vous submerger d’un discours d’anecdotes, souvent les mêmes… Vous ne pouvez pas respirer, vous rigolez bien… Allez ! … À la prochaine… Vous n’avez pas pu en placer une, mais vous êtes flatté, vous êtes pris, ça y est, vous êtes un ami. »

Si c’est important, l’homme reçoit au restaurant, où il mange autant qu’il parle. « Et hors de question qu’un autre que lui paie l’addition. Depuis trois ou quatre ans, il règle avec une carte bancaire dont il s’émerveille à chaque fois de se souvenir du code », insiste José Allegrini, ancien bâtonnier, avocat du maire avant d’en être l’un des adjoints dans son troisième mandat.

L’argent ne fait pas la richesse de Gaudin, le bon chrétien. L’amitié durable, la fidélité, la reconnaissance fondent ses valeurs. Il aime qu’on l’aime. Peut-être parce que, enfant, il appréciait tant collectionner les photos dédicacées d’artistes que sa mère lui rapportait de chez un producteur de spectacles où elle travaillait parfois.

Son programme, c’est lui

Petit, il choisit le théâtre politique où il s’emploie depuis comme un acteur d’après-guerre, bon mais toujours un peu surjoué. Il choisit ses masques : masque bouffon, masque tragique, l’officiel, celui du premier magistrat, le rouge de colère ou le ravi de son bon mot. Il prend la mine ambiguë… On ne se rappelle pas l’avoir vu naturel en public. Bon acteur donc, il remplit l’espace et comble le vide avant qu’un autre ne le fasse. Fatigué juste avant la dernière campagne des municipales, il se montre d’abord hésitant, traîne les pieds et grimace dans la zone des vingt-cinq mètres. Avant de se redresser, l’échéance électorale approchant… Le miracle.

Gaudin le pieux, celui qui répète dans un sourire « s’asperger d’eau bénite tous les matins », a l’art de transformer des moments de politique en scènes bibliques discrètement empreintes d’émotion. À l’action, il applique les procédés de la théologie chrétienne : du doute surgit la résurrection.

Dans la campagne municipale encore molle du début 2014, Jean-Claude envoie ainsi les signes de son retour aux siens. Comme ce jour où la garde des Sceaux, Christiane Taubira, descend à Marseille visiter un centre de vidéosurveillance municipal flambant neuf et, moins officiellement, soutenir la candidature du socialiste Patrick Mennucci. Les deux hommes, surnommés pareillement « le gros » dans leur famille politique, se toisent dans les locaux de la police municipale, attendant la visite gouvernementale.

La voiture ministérielle pointe le bout de son macaron. Gaudin se montre le plus vif. Accélération sur trois mètres, ses épaules passent devant celles de Mennucci occupé à expliquer aux journalistes qu’il va « écraser bientôt le vieux ». Puis Gaudin se redresse, joyeux comme Charles Trenet, écarte des bras accueillants devant et bloquants derrière, pour se lancer dans une rafale d’anecdotes ininterrompues dont celle, pleine de romantisme, de la première rencontre avec Mme Taubira, une promenade en mer de Guyane où il accompagnait un ami fraîchement installé évêque. Gaudin fait le joli cœur, Taubira sourit. Coincé dans l’arrière-plan, Mennucci tente d’exister.

Quelques mois plus tard, Jean-Claude Gaudin est maire de Marseille pour la quatrième fois consécutive avec une confortable majorité de 61 sièges. Il n’a pourtant été élu que par 14 % des 850 000 habitants de la ville – seuls 491 000 sont inscrits sur les listes électorales. Si peu de gens votent ici, il suffit de séduire ceux-là. Lui séduit sans promettre, quand d’autres promettent sans séduire. Sa communication est étonnante de modernité. Son programme, c’est lui : pour garder Gaudin, tapez 1 !

À Marseille, il suffit de lever la tête pour connaître l’audimat politique : la Bonne Mère veille sur une ville trop souvent méconnue comme démocrate-chrétienne, tant on veut en faire dans les médias et les salons politiques la première ville musulmane de France. La bourgeoisie, encore puissante bien que déclinante, reste majoritairement catholique. Jean-Claude en a rempli son conseil municipal.

Marqué enfant de l’estampille religieuse, il est pétri par une éducation cléricale. Expert en « vaticanerie », il recèle d’anecdotes en soutanes. De nombreux ecclésiastiques viennent chercher conseil chez ce Stéphane Bern de la papauté. Membre influent du groupe d’amitié France-Saint-Siège du Sénat, il est régulièrement reçu au Vatican avec respect.

Le « mangeur d’hosties »

À Marseille, on dit Jean-Claude Gaudin membre de l’Opus Dei. Il nie fermement. La fidélité, du moins, est établie. En mai 1992, il était invité par le pape Jean-Paul II à la cérémonie de béatification de Josemaría Escrivá de Balaguer, le fondateur, en 1928, de cet ordre controversé, tenu pour catholique intégriste. Dix ans plus tard, il était à nouveau au Saint-Siège pour la canonisation de celui qui prônait la mortification et incitait ses disciples à se « tuer au prosélytisme ». En septembre 2010, le sénateur-maire inaugurait dans un quartier chic le centre Castelvieil, où l’Opus Dei propose des « activités de formation chrétienne » : il était venu, disait-il, par « amitié avec plusieurs membres de l’Opus Dei » et « sympathie pour le travail accompli dans le secteur culturel à Marseille ».

Une telle proximité tranche avec l’œcuménisme traditionnellement revendiqué par la municipalité. Vigouroux, son prédécesseur à la mairie, a créé en 1990 une curiosité locale : Marseille Espérance est une structure informelle où se rencontrent les responsables locaux des principales religions. En vingt ans, Jean-Claude Gaudin a porté Marseille Espérance à la hauteur d’un symbole de la tolérance entre les communautés de la ville. Ces communautés dont il mesure la nécessaire bonne entente.

Après sa dernière réélection au Sénat, Gaudin n’a pas eu le choix. Il a dû faire le tri et se séparer discrètement de son assistant parlementaire au palais du Luxembourg. Trop de diatribes relevées par la presse, trop de prises de positions extrêmes laissées par Guillaume de Thieulloy sur les sites Riposte catholique ou encore Riposte laïque. Comme cet appel à un référendum sur l’immigration où l’assistant dénonçait « des millions d’immigrés sans emploi, “programmés” à haïr la France, qui (…) sont évidemment une réserve importante pour les mafias, les barbus, et pour tout ce qui crache sur la France ». Jean-Claude Gaudin dit ne rien cautionner de ces écrits, Guillaume de Thieulloy a travaillé onze ans à ses côtés.

Insaisissable et de toutes les discrétions, Gaudin garde ses petits secrets. Même pour le clergé. Et ose ce que son pape préféré, Jean-Paul II, n’a jamais envisagé : une campagne municipale annuelle pour la prévention contre le Sida : « Le préservatif : Marseille dit oui ! » L’homme est un pragmatique. Il est capable de se faire gay friendly : les associations locales assurent être entendues et aidées par lui à condition de ne pas s’en faire l’écho. Si l’Europride a pu se tenir en 2013 sur la Canebière, Gaudin y est pour beaucoup. Et il n’est pas à une contradiction près : réélu l’année suivante, il nomme adjointe à la famille Catherine Giner, qu’il décrit comme « une jeune femme bourgeoise, distinguée ». Celle-ci avait pris la tête de la Manif pour tous dans le département des Bouches-du-Rhône. « C’est son droit », considère-t-il sèchement.

Lui fréquente assidûment la basilique du Sacré-Cœur, celle du Marseille de la haute, dans un quartier huppé de la ville. Peut-être s’y recueille-t-il devant la statue du fondateur de l’Opus Dei, qui fut bénie en 2005 dans la chapelle de la Vierge ? Il était présent pour la bénédiction, tout comme Jean-Noël Guérini, socialiste dissident et président du département judiciairement inquiété. On ne sait plus d’ailleurs si les deux hommes sont opposants ou alliés politiques. Tant de mystères les lient qu’ils remplissent d’irrationnel leur relation, mais tous deux partagent une grandeur commune : celle de toujours garder leurs secrets, avec ce mépris des traîtres et des idéologues.

Dans une ville portuaire de plus de deux mille six cents ans d’âge, les bruits se répercutent toujours. Et ils sont parfois portés par des obédiences dénonçant d’autres obédiences. Une note de policiers francs-maçons de juin 1995 détaille l’« organigramme du fonctionnement et du tissu relationnel de la galaxie Opus Dei en France ». Jean-Claude Gaudin y figure avec le grade de surnuméraire. Vrai, faux ? Le sénateur-maire reste impénétrable, et garde ses mystères.

Ce qui n’est pas caché, c’est que Gaudin est « un mangeur d’hosties », comme il aime à se décrire. Depuis cent vingt ans, il laisse Dieu se promener à travers ses mandats. Sa carrière politique a démarré avec une apparition, elle s’est poursuivie par une ascension.

Le début de l’ascension

Sa lumière fut Germaine Poinso-Chapuis, première femme ministre dans l’histoire de la République. Bourgeoise bigote, elle fascine le petit Jean-Claude du quartier de Mazargues. Quand, à 13 ans, il se rend à la messe du dimanche, il est « subjugué sous l’effet de l’art oratoire de cette femme » qui tient meeting devant l’église.

Elle, démocrate-chrétienne, sort de la guerre comme une courageuse résistante ayant tenu la caisse noire du Parti socialiste clandestin, en plus de la gestion du cabinet d’avocats de Gaston Defferre qui a alors pris le maquis contre les pétainistes. Tous deux, Germaine Poinso-Chapuis et Gaston Defferre, sont unis dans la délégation provisoire que le Conseil national de la résistance (CNR) place à la tête de Marseille au sortir de la guerre.

À Defferre échoit la présidence. Ils ne s’affronteront jamais réellement par la suite. Germaine Poinso-Chapuis fait barrière à la droite la plus radicale, quand Defferre fait écran sur sa gauche au Parti communiste français (PCF). C’est dans cet interstice que Jean-Claude Gaudin reçoit pour la première fois « l’onction du suffrage universel », comme il le dit, biblique.

Depuis cent vingt ans, le sénateur-maire laisse Dieu se promener à travers ses mandats. Sa carrière politique a démarré avec une apparition, elle s’est poursuivie par une ascension.

Au début des années 1960, Gaudin est l’actif représentant marseillais des jeunes du Centre national des indépendants et paysans (Cnip) d’Antoine Pinay. Sa chance arrive lorsque Defferre fait alliance avec une partie de la droite pour résister au PCF. Il devient en 1965 le benjamin du conseil municipal, « le plus beau jour de ma vie ». Il y fait l’appel, Defferre l’apprécie. Pour mieux gagner sa vie, il donne des cours aux étudiants de l’Opus Dei dans ce qui deviendra le centre Castelvieil. Professeur d’histoire et de géographie dans l’établissement confessionnel de Saint-Joseph-les-Maristes, il cultive l’art de la rhétorique par l’anecdote. Son personnage est en rodage. Il observe, apprend et patiente. De cette patience petite-bourgeoise méritocratique, de celui qui peut mais qui n’a pas tout dès le départ. Le mérite, ça se mérite.

Son père, « le petit maçon de Mazargues », comme il le répète souvent pour appuyer ses origines modestes, est un entrepreneur pratiquant. Petit patron, bon père de famille, il reçoit ses employés à sa table et côtoie la bourgeoisie du quartier, celle par qui tout peut commencer. Jean-Claude Gaudin se construit un réseau, un noyau dur de fidèles avec lesquels il est encore intimement lié.

Claude Bertrand est son Jiminy Cricket politique. « C’est son Mazarin, son Richelieu, son père Joseph. Claude Bertrand déteste se mettre en lumière, même s’il aime que les gens sachent qu’il est un “deus ex machina” », explique Michel Pezet, le dauphin échoué de Gaston Defferre. Cinéphile extravagant, incollable sur Fritz Lang ou Ingmar Bergman, « capable de coups tordus », Claude Bertrand est aussi « un vrai politique qui sait y faire ». Gaudin sans lui n’est pas Gaudin : « Ils sont une seule et même personne, ça n’est pas un conseiller, c’est lui pour le meilleur et pour le pire », assure Philippe Sanmarco, ancien secrétaire général de Defferre. Gaudin le tribun, Bertrand la tambouille.

C’est Bertrand qui pousse Gaudin à se désolidariser de Defferre quand, en 1971, François Mitterrand impose au PS marseillais l’union avec le PCF. Gaston Defferre s’incline et s’allie avec « le péril rouge », mais il propose à Gaudin, son petit préféré, de prendre la délégation de l’urbanisme. Lui accepte, flatté. Bertrand le convainc du contraire « par dignité ». Six ans plus tard, la droite prend la fessée aux élections municipales, mais elle s’est libérée du joug du mandarin. Gaudin veut désormais le fauteuil de Defferre.

Un homme qui sait se faire demander

C’est alors que Gaudin a commencé à construire ce personnage de catho plutôt rigolo, en contrepoint à Defferre, l’austère protestant au petit cheveu sur la langue. D’un côté, un homme à poigne, dur, rugueux, rude, qui ne boit ni ne plaisante. De l’autre, un homme qui tient avec poigne sa fourchette autour de tables si possible bien garnies pour y négocier compromis, alliances et arrangements.

En 1978, il emporte de justesse et à la surprise générale la députation contre Charles-Émile Loo, dit Milou, un homme fort de Defferre. C’est le début de la carrière nationale de Gaudin, de l’ancrage progressif de son clan de fidèles dans les quartiers sud aussi. De ce point d’appui, il part à la conquête de la grande bourgeoisie marseillaise, celle à l’accent « jambon », un mot prononcé avec la sonorité méridionale mais la bouche en cul de poule, pour se démarquer du peuple.

De bastion en bastion, Gaudin et les siens pratiquent une politique de village, de proximité et de donnant-donnant. En 1983, il échoue à la mairie contre Defferre qui a moins de voix que lui mais qui, ministre de l’Intérieur, a su se concocter un découpage favorable. Avant le débat télévisé de fin de partie, le vieux briscard entame la joute hors antenne. Multipliant les petites attaques juste sous la ceinture, Defferre fait perdre ses moyens à Jean-Claude qui n’est pas encore Gaudin. En apprenant la défaite, ce dernier prépare la victoire.

Trois ans plus tard, Gaudin accède à la présidence du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur. En s’associant avec le Front national. « Cet accord pour me battre, il déteste qu’on en reparle », se souvient Michel Pezet, qui perdait là son fauteuil. Aujourd’hui, Gaudin n’évoque l’épisode qu’en novlangue : il parle « d’accords techniques ».

« Il y a eu une rencontre à l’initiative de Gaudin chez une proche, une riche bourgeoise du 8e arrondissement où, durant une heure et demie, nous nous sommes entendus pour mettre en échec la coalition socialiste en passant un deal entre l’UDF de Gaudin, le RPR et nous », raconte Ronald Perdomo, président à l’époque du groupe Front national du conseil régional de Paca. Le principe du deal ? La réciprocité : une fois Gaudin installé au conseil régional, le Front national dispose d’un tiers des élus. « Nous avions plusieurs rapporteurs généraux et la présidence de quatre commissions sur douze. Nous siégions dans les conseils d’administration des lycées, nos élus portaient des rapports au nom de la majorité, et une commission UDF, RPR et FN se réunissait pour préparer l’ordre du jour des plénières et les positions de vote. » Ronald Perdomo bénéficie de la science politique de Gaudin : « Garde la présidence de ton groupe, c’est mieux que la vice-présidence qui n’est qu’un chapeau à plumes », lui recommande ce dernier.

Pour Michel Pezet, l’ancien dauphin de Gaston Defferre, cette alliance n’était rien de plus « qu’un réflexe de stratégie électorale », une traduction de la frustration d’un homme patient. Sauf que cela ne colle pas tout à fait. Jean-Claude Gaudin et Ronald Perdomo se connaissent et s’apprécient depuis 1959, année où le premier proposa au second d’intégrer une section de jeunes du Centre national des indépendants. Puis, en 1981, Ronald Perdomo appuya la réélection de Gaudin à la députation : « Le Front national, donc moi, avait appelé à voter pour lui afin d’atténuer la victoire socialiste, et il a su le faire demander. » Gaudin l’emporta alors de 781 voix sur 70 000 exprimées. Les ennemis communs rapprochent.

« Vous êtes le battu »

Le rapprochement tient jusqu’en 1992. Cette année-là, Jean-Claude Gaudin, agacé par les ténors du Front national qui entendent profiter des succès sudistes, met fin aux « accords techniques ». Il reçoit l’absolution de l’archevêque de Marseille, Mgr Coffy, gêné par « cette affaire du Front national ». Une tribune de l’épiscopat dans Le Monde le libère de son péché. Tout est oublié, ainsi soit-il.

Quand aujourd’hui Patrick Mennucci, l’ancien candidat PS à la mairie de Marseille, se permet de faire la grosse voix au conseil municipal sur une décision du maire, Gaudin n’hésite pas à mettre son masque rouge de colère, le doigt pointé vers sa victime : « Vous êtes le battu, vous êtes écrasé et vous êtes un facilitateur du Front national », lance-t-il, reprochant au PS de ne pas s’être retiré lors d’une triangulaire qui a permis l’élection de Stéphane Ravier du Front national à la tête de la mairie du 7e secteur. Politicien ubiquiste, Jean-Claude sait se donner tous les rôles, et habiter chacun pleinement.

Stéphane Ravier, premier sénateur-maire FN de France, lui, se sent bien reçu. Content d’être invité pour les cérémonies qui rythment la vie municipale, il se montre bien sage au premier rang de l’assistance venue saluer le départ à la retraite d’Henri Sogliuzzo. 

Le monsieur « ressources humaines » de la Ville de Marseille est un de ces fidèles flingueurs dont s’est entouré Gaudin. Cinquante ans de carrière et « une amitié commencée sur les bancs des collèges et lycées catholiques de Marseille », lance le maire de Marseille. Une tranche de vie marquée par le passage d’Henri Sogliuzzo à la tête du service des listes électorales : « Un service stratégique ô combien sensible », insiste Gaudin qui décompose chaque syllabe en roulant des yeux devant l’assemblée ricanante. Et de se tourner vers ses dauphins potentiels : « Il faut aussi, dans la vie politique, de la patience. » Prendre sa claque à témoin vaut autant conseil qu’avertissement. Le vieux Gaudin est encore là, qu’on se le dise.

Avec bientôt deux cents morts par règlements de compte sur Marseille durant ses vingt ans de mandat, il n’a jamais rencontré une mère endeuillée. Les quartiers nord ne sont pas son fief. 

« Le personnage est madré. Quand il donne des coups, il sait les donner », observe Michel Pezet. Gaudin regrette le départ de son vieil ami du « collège ». Il y en aura probablement d’autres : la chambre régionale des comptes a relevé la présence à la tête des services municipaux de trop de personnes ayant pulvérisé l’âge de la retraite. La passion ou l’intérêt, selon les points de vue. « Moi aussi, je suis concerné. Sauf que le corps électoral m’a permis de rester un peu plus », s’amuse Gaudin.

Ce jour de septembre, le maire n’a pas le temps de trinquer au champagne avec son fidèle. Gaudin est soucieux, il replonge dans son grand bureau s’asseoir sur la chaise de Defferre. C’est la crise : à la rentrée, la non-application des nouveaux rythmes scolaires a mis les parents de la ville en colère. Plus qu’il ne s’y attendait. « Il veut bien terminer, être aimé », assure Jean Roatta, un compagnon des premières heures, celles du quartier de Mazargues, mais Marseille – ses transports en berne, ses embouteillages chroniques, ses rares plateaux sportifs et ses piscines rabougries – n’était pas prête à offrir aux minots des écoles publiques les activités prévues sur le papier.

En vingt ans, il s’en vante souvent, Gaudin a « doublé le forfait dédié aux écoles privées ». Résultat : « Marseille est la seule ville en France où, faute de places, on ne peut pas scolariser certains élèves pendant plusieurs semaines après chaque rentrée. La Ville manque cruellement de volonté pour ses 73 000 élèves », dénonce Corinne Vialle, syndicaliste et directrice d’école depuis trente ans.

Colères et tours de passe-passe

« Occupez-vous aussi de vos enfants ! », lâche Gaudin, avec la hargne du blessé, aux parents mécontents. Tous ceux qui le côtoient l’affirment : l’homme peut être mauvais, cinglant. Comme de la marmite d’un nécromancien jaillit parfois une méchanceté sincère, de celle qu’il garde d’habitude pour lui, par prudence. « Le Marseille populaire, ce n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est pas le Marseille comorien. Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis », éclate-t-il dans le quotidien La Tribune en décembre 2001.

Il en fait quelques-unes comme ça, Gaudin, quand il en a marre de se montrer sympa. « Nous nous réjouissons que les musulmans soient heureux du match sauf que, quand après ils déferlent à quinze mille ou à vingt mille sur la Canebière, il n’y a que le drapeau algérien et il n’y a pas le drapeau français. Cela ne nous plaît pas », gronde-t-il au lendemain d’un match Algérie-Égypte.

Il y a aussi ce « tant qu’ils se tuent entre eux » à propos d’un énième gamin de cité fauché par un règlement de compte. Avec bientôt deux cents morts par règlements de compte sur Marseille durant ses vingt ans de mandat, Jean-Claude Gaudin n’a jamais rencontré une mère endeuillée. Les quartiers nord, ces banlieues dans la ville et non autour, ne sont pas son fief. Il y coupe parfois quelques rubans à l’achèvement d’une nouvelle résidence fermée ou y visite les élèves d’écoles confessionnelles. Rien n’est de sa faute : « La sécurité est une question régalienne », explique-t-il, comme si le problème n’était que policier.

« Peucherisme » et antiparisianisme

Le « peucherisme » – « peuchère » désigne le « malheureux » en provençal – est le misérabilisme utilisé en bouclier par les élus locaux. « Rien n’est facile dans cette ville », répète Gaudin en boucle. Sur le chemin de croix du sénateur-maire, il faut des bourreaux, les Parisiens. Ce sont eux qui entravent le fonctionnement particulier de cette ville « pas pareille ».

Rares sont pourtant les projets aboutis sans qu’ils ne soient portés par l’État. Ce qui n’empêche pas de s’en attribuer la paternité. Le très réussi Mucem sculpté par le soleil à l’entrée du port, il n’en voulait pas. Qu’à cela ne tienne, il en a fait le symbole du renouveau de la ville sur ses affiches.

De même, il a su s’approprier l’idée de « Marseille, capitale de la culture », un projet européen porté par le monde économique et les collectivités locales. Au grand désarroi des initiateurs, les moindres fifres de quartiers et la moindre sauterie municipale se sont vu frappés du logo de la manifestation : « On ne pouvait tout de même pas se permettre d’attaquer le maire de Marseille en justice », explique un ancien responsable juridique du projet.

Tour de passe-passe équivalent avec le stade Vélodrome. Celui pour qui le football reste un mystère est parvenu à bâtir, coup sur coup, deux stades avec un seul. En 1998, le Vélodrome est rénové à grands frais avant la Coupe du monde de football. Problème : conçu comme « une coque de navire posée sur des cales », il n’est pas épargné par le mistral qui emporte les chants des tribunes. Seize ans plus tard, donc, nouveau chantier : un dôme pharaonique est posé sur la coque de navire. « Ah ! Si on m’avait dit ! », se lamente Gaudin qui, devenu maire d’une ville de cent onze villages, rejoue l’élu de village, le petit Jean-Claude du quartier de Mazargues.

Les béquilles de Paris

Aux villages, il n’y est pourtant pas souvent, le sénateur-maire. Parce que sénateur, c’est à Paris que ça se passe, trois jours d’affilée, et il est très assidu. Pour faciliter sa fonction de maire et faire avancer les dossiers, « il faut être parlementaire pour choper les ministres », explique-t-il. Il faut aussi maintenir la petite pression nécessaire au fonctionnement de la machine politique.

Gaudin est un parfait mécano de cette machine. D’abord grâce à sa mémoire exceptionnelle : « Il se souvient des scores à Marseille, bureau par bureau, depuis des décennies. Il se souvient aussi parfaitement de qui a fait quoi, que ce soit avec ou contre lui », note Michel Samson ancien correspondant du Monde à Marseille qui le suit depuis plus de trente ans.

Cette parfaite connaissance lui a valu, en 1981, en plein déclin de la droite, d’être porté à la présidence du groupe UDF à l’Assemblée nationale. C’est pendant cette période que son accent se durcit. Il se met à traîner sur des prononciations marseillaises, il se montre ringard juste ce qu’il faut. Il avait reçu chez lui, à Mazargues, Giscard d’Estaing qu’il admire et imite. Il reçoit Chirac avec une bonne bouillabaisse maison. La politique de Gaudin est faite de bonne chère et de chaire. Un banquet, une hostie et au lit…

Et puis, à la capitale, on a bien besoin d’un Marseillais, d’un homme roublard qui fiche ses oxymores dans la suffisance parisienne. En 1995, tout juste élu nouveau maire des villages marseillais, il accède au ministère de la Ville dans le gouvernement Juppé II. Et choisit pour directrice de cabinet la fervente catholique Clara Lejeune-Gaymard, fille du généticien anti-avortement Jérôme Lejeune.

Sa science de l’élection est goûtée. Sa longue présidence aux investitures UDF, puis UMP, fait de lui un homme précieux et redouté par les siens. Aujourd’hui encore, Hubert Falco, l’actuel maire de Toulon passé par les gouvernements Raffarin et Fillon, lui demande conseil tous les dimanches soirs au téléphone. Et François Baroin, que Gaudin appelle « le petit François », écoute régulièrement ses avis.

Ses adversaires ont beau jeu de dénoncer son statut d’oracle. « Gaudin n’a jamais eu l’ombre d’une idée. Il sait jouer du piano de façon harmonieuse, mais il n’écrit pas la partition », assure Philippe Sanmarco. Fidèle du sénateur-maire, Dominique Tian ne contredit pas le propos. Dans la dernière semaine de campagne des municipales, il n’a cessé de répéter dans son accent « jambon supérieur » : « Pourquoi avoir un programme ? On a Gaudin. »

C’est que Marseille ne se développe que là où il y a l’État et les grands groupes, là où il y a de l’argent. Et ces patrons, ces notables « jambons », ces fonctionnaires dévoués, on les retrouve tous – ou presque – sur la liste des grands électeurs pour les élections sénatoriales, une liste à l’allure de petit bestiaire du clientélisme.

« Gaudin est clientéliste par vocation et fonction », a pu constater Michel Samson, l’ancien correspondant du Monde. « Il est d’un clientélisme bourgeois », précise Michel Pezet, l’ancien dauphin de Defferre. « Il y a aussi cette constellation de sociétés publiques et semi-publiques où, pour les remercier, des gens ont été placés, à seule fin électorale », poursuit Philippe Sanmarco.

Dans la tambouille

À Marseille, les terrains de la Ville font une bonne monnaie d’échange. « Ici, pas de politique foncière, on vend les derniers bijoux de famille au mieux donnant », se désespère Jean Canton, directeur des services d’urbanisme de Jean-Claude Gaudin de 2001 à 2008, qui reste effaré d’avoir vu « des officines où se succédaient les promoteurs pour bricoler des projets ». Au final, une ville qui s’aseptise quartier par quartier, comme celui du Rouet, des résidences aux rues souvent privatisées qui poussent un peu partout, de hauts murs vidéosurveillés. « Si on s’occupe des permis de construire et du logement social, on est capable d’encadrer tout le système », estime Jean Canton.

Le sénateur-maire le répète encore et toujours : « Moi, je n’ai pas d’affaires. » Oui, mais… « Jean-Claude Gaudin est un personnage difficilement lisible », glisse en langage feutré un magistrat de la chambre régionale des comptes qui vient de mettre son nez dans les dossiers municipaux. Le partenariat public/privé du stade Vélodrome est lourdement critiqué, des arrangements louches autour de la construction de l’inutile grande patinoire font l’objet d’une ouverture d’information au parquet. La structure paramunicipale, Marseille Aménagement, est dans le viseur judiciaire. Un outil public ne peut avoir comme seul intérêt « la promotion immobilière », dénonce Philippe Sanmarco, démissionnaire de la présidence de cette structure après s’être longtemps heurté à l’impossibilité de toute réforme.

En son temps, l’ancien maire de Marseille Gaston Defferre avait assuré son emprise en distribuant emplois municipaux et logements sociaux. C’est lui qui, peu à peu, a fracturé la ville en deux parties : au sud la bourgeoisie, au nord « les quartiers ». Pour tenir l’ensemble, Defferre a favorisé l’hégémonie du syndicat Force ouvrière (FO) tout en l’utilisant comme « une arme de guerre pour faire chier le PC », résume Philippe Sanmarco, qui fut le secrétaire général de l’ancien maire. Defferre, l’ancien résistant, avait un journal, des contacts dans les mutuelles, les caisses de retraite et les coopératives. Il puisait un électorat fidèle dans ces classes moyennes.

Jean-Claude Gaudin délègue presque tout : la gestion de ses employés municipaux à FO, les écoles au privé, la voirie aux résidences, ses erreurs aux Parisiens, ses décisions à Mgr Coffy…

Gaudin a eu du mal à s’attirer cette clientèle. Il n’a pas pris la ville armes à la main. Il a un clan, mais pas d’armée. À son arrivée à la mairie, Force ouvrière prend son indépendance et sa part dans la gestion municipale, en plus du clientélisme. Gaudin s’incline. Pierre Godard, ancien éboueur CFDT toujours syndicaliste FSU, qui a lutté contre l’hégémonie de FO, raconte l’explication que lui a donnée le maire en 2001 : « J’ai besoin de Force ouvrière plus globalement, comme médiation vers les couches moyennes, le salariat des PTT, de la Sécurité sociale, les employés en général. Je n’ai pas les autres outils que Defferre, lui, maîtrisait. »

« Cette particularité unique marseillaise qu’est la cogestion donne à FO un droit de regard et un droit de nomination dans tous les gros dossiers municipaux », constate le syndicaliste FSU. Un exemple, un seul, parmi la liste infinie des conséquences de cette cogestion : celui du centre hospitalier de Marseille, l’AP-HM, le troisième CHU de France. Dans un rapport, l’Inspection générale des affaires sociales note ceci : « La bonne distance entre la mairie et les instances de l’AP-HM n’est toujours pas trouvée. » Et émet une recommandation : « Il convient de mettre fin à la situation réservée à une organisation syndicale (…) fût-elle majoritaire, et de la considérer comme les autres (…) en évitant de lui laisser son rôle traditionnel de “conseil” en recrutement. »

Jean-Claude Gaudin a-t-il lu le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales ? Peu avant le premier tour des dernières municipales, le syndicat FO lui a remis une carte de membre d’honneur… Autant le brevet de l’intrigant que du méritant.

Ainsi marche Marseille où Jean-Claude Gaudin délègue presque tout : la gestion de ses employés municipaux à FO, les écoles au privé, la voirie aux résidences, ses erreurs aux Parisiens, ses décisions à Mgr Coffy, l’urbanisme aux promoteurs, le développement économique aux zones franches urbaines… Son mantra : les impôts et la réglementation sont le problème.

Le mythe persistant de Marseille la rebelle sert à masquer le clientélisme structurel de la ville. Ce système féodal basé sur le népotisme se confond avec celui mis en place à l’échelle du département par Jean-Noël Guérini, le président du conseil général, et le compère de Gaudin au Sénat dans le groupe d’amitié France-Saint-Siège. Deux grenouilles dans un même bénitier, qui font la pluie et le beau temps dans les familles politiques marseillaises.

Ce qui suscite le respect. « Guérini a le sens de la famille », note le député européen Jean Roatta. « Gaudin, c’est le maître de Marseille », l’ennoblit José Allegrini, désormais médiateur judiciaire pour la mairie. « Le maître » peut-être, mais l’ancien bâtonnier de la ville le sent « fragile » : « Il est le fils unique de deux enfants uniques, il est un bout. La seule chose qui puisse prolonger sa vie est sa foi et je lui souhaite de ne jamais être habité par le doute. »

Le dimanche, après un bon repas, Jean-Claude Gaudin digère en zappant devant des séries télé. Quand il pique du nez, personne n’éteint le poste. Homme politique à 95 %, le reste n’est qu’intimité.

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