Triste banquet au cœur des ruines de Gaza

Écrit par Christian Caujolle
19 mars 2025
Triste banquet au cœur des ruines de Gaza
Au premier soir du ramadan, une table de plusieurs centaines de mètres est dressée parmi les gravats de la ville de Rafah. La jeune photographe Doaa Albaz a tiré de cette scène un cliché poignant, symbole d’une protestation silencieuse et d’une affirmation de résistance.
Au premier soir du ramadan, une table de plusieurs centaines de mètres est dressée parmi les gravats de la ville de Rafah. La jeune photographe Doaa Albaz a tiré de cette scène un cliché poignant, symbole d’une protestation silencieuse et d’une affirmation de résistance.

Dans le sud de la bande de Gaza, le soleil se couche sur Rafah et le ciel décline la palette des teintes orangées. Suivant la diagonale de l’image, une ligne rouge longue de plusieurs centaines de mètres serpente au milieu de la grisaille du béton des immeubles détruits. C’était le 1er mars 2025, au soir du premier jour du ramadan, et les croyants, qui n’avaient pas mangé depuis le lever du soleil, allaient pouvoir rompre le jeûne.

D’habitude, l’iftar est une fête familiale et la soirée se poursuit tard dans la nuit. Mais cette année, même si l’on a préparé du musakhan, un plat traditionnel palestinien à base de poulet et de beaucoup d’oignons, ce ne pouvait être une célébration comme les autres. La longue table a été dressée au milieu d’un champ de ruines et c’est un triste deuxième ramadan en temps de guerre qui est célébré à Gaza.

Une trêve en suspens

Suite à l’attaque terroriste du Hamas qui fit au moins 1 188 morts le 7 octobre 2023, la riposte israélienne, avec son lot de bombardements et de combats, a causé la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes et a fait fuir la quasi-totalité des 2,2 millions d’habitants de ce petit territoire de 365 km2. Plus des deux tiers des infrastructures et des habitations ont été endommagées ou détruites. Le premier jour du ramadan 2025 coïncidait avec le dernier de la « phase 1 » de la trêve signée par le Hamas et le gouvernement israélien. Entré en vigueur le 19 janvier, le cessez-le-feu a tenu jusqu’au 18 mars, date de la reprise de bombardements massifs contre la bande de Gaza.

Ce banquet si particulier a été largement montré dans la presse du monde entier et sur les réseaux sociaux, mais la photographe Doaa Albaz, de l’agence palestinienne indépendante APAimages, a choisi de montrer l’ampleur de cette affirmation de résistance. La vue en plongée fait prendre de la distance et le grand angle souligne la longueur de la table environnée de part et d’autre de deux guirlandes d’ampoules blanches – écho au pointillé blanc des assiettes – et de quelques drapeaux palestiniens. La photographe évite ainsi toute anecdote, toute personne individualisée, tout pathos, pour souligner la dimension physique et symbolique de ce qu’elle voit. Cette jeune femme, qui a perdu presque toute sa famille durant le conflit, fait partie de ces précieux journalistes témoignant de la situation dans la bande de Gaza, inaccessible aux professionnels venus de l’extérieur.

Repas partagé et unité nationale

Ce cliché de repas exceptionnel à bien des égards n’est pas sans évoquer la tradition du banquet républicain, née en pleine Révolution française le 14 juillet 1790. Organisée pour affirmer l’unité de la nation, la « fête de la Fédération » a été immortalisée dans les images de l’époque, comme cette gravure conservée à la BNF, et a connu un succès historiographique important. La célébration de l’an 2000 a redonné vie à cette tradition par l’organisation de l’« incroyable pique-nique » le jour de la fête nationale française : une succession de tablées et de nappes traversant le pays du nord au sud, le long du méridien de Paris, pour marquer le changement de siècle. Un événement saisi notamment par l’objectif du photographe Massimo Vitali.

Organisé par une femme, l’humanitaire Malak Fadda, dans un contexte hautement plus dramatique, le premier grand repas de la rupture du jeûne en 2025 à Rafah est d’abord un moment de résilience, comme le souligne le mince ruban d’horizon dégagé à l’arrière-plan. Ce repas communautaire symbolise la revendication d’une identité, une protestation silencieuse, un acte militant, dont l’image a voyagé dans le monde entier.