Je me souviens de mon premier déplacement international avec Joe Biden. C’était un sommet du G20 à Rome en octobre 2021. Entre deux rendez-vous avec des grands de ce monde, son interminable convoi a traversé la capitale italienne à vive allure. Plus de 80 voitures lancées sur les artères fermées à la circulation, le président dans sa Cadillac blindée, surnommée « The Beast » (« La Bête »), passant devant le Forum, le Colisée… Le César américain et les vestiges de l’empire romain. Cela vous avait des allures de triomphe motorisé.
Et quand le pouvoir est conçu comme un péplum, le premier rôle de la superproduction doit être à la hauteur, tenu par un superhéros doté de super-accessoires : Air Force One pour l’avion, Marine One pour l’hélicoptère, et cette marche militaire jouée dès qu’il arrive à un événement officiel, Hail to the Chief (« Salut au chef »). La présidence Biden, c’est celle du contraste grandissant entre cette mise en scène musculeuse de la puissance et la fragilité de plus en plus visible de celui qui l’incarne.
Voilà ce que je me dis ce matin de juin 2024 en regardant Biden descendre de son avion à l’aéroport d’Orly. Cela fait alors trois ans que je suis correspondante à la Maison Blanche pour l’AFP (Agence France Presse). Trois ans que j’essaie de déchiffrer les rituels et le vocabulaire de la présidence américaine, trois ans que je passe d’avion en hélicoptère en mini-bus pour suivre l’homme réputé le plus puissant du monde, trois ans que je m’efforce de raconter comment il navigue dans des eaux internationales toujours plus houleuses et un climat politique américain toujours plus venimeux.
Une main agrippée à la rambarde
Le président des États-Unis, je le vois tous les jours ou presque. Alors pourquoi, ce 5 juin, la lenteur avec laquelle il descend le petit escalier d’Air Force One me frappe-t-elle à ce point ? Pourquoi, alors que je patiente sous l’aile de l’appareil, je perçois avec plus d’acuité cette main agrippée à la rambarde ? Ces chaussures qui tiennent plus de la sneaker que du mocassin ? Peut-être que la fatigue d’une courte nuit dans la cabine de presse du Boeing présidentiel me rend plus réceptive au contraste, frappant jusqu’à la cruauté, entre le chef d’État de la première puissance mondiale, 81 ans, et celui qui l’accueille sur le tarmac, Gabriel Attal, 35 ans, alors Premier Ministre français.
Après un bref échange, Biden gagne un hôtel de luxe proche de la place de l’Opéra. La Maison Blanche annonce un « lid » : dans notre jargon de journalistes accrédités, cela veut dire : « Rompez, Potus [« President Of the United States »] ne se montrera plus aujourd’hui. » Il n’est que 10 h 34. Je me souviens de l’horaire parce qu’une journée vide, dans un agenda présidentiel, c’est rare. Je m’en souviens aussi parce que ce jour-là, j’ai la charge de relater scrupuleusement les déclarations, les faits, les gestes et l’emploi du temps du président, dans des mails qui seront répercutés, via les listes de diffusion de la Maison Blanche, à des milliers de personnes. C’est le principe du « pool » : dès que le chef de l’État américain se déplace, il est flanqué, à une certaine distance tout de même, d’un groupe de treize journalistes qui partagent leurs informations avec les autres. Les correspondants télé envoient leurs images, les photographes leurs clichés, les journalistes radio leurs sons et les autres, comme moi, de rapides comptes-rendus, écrits en courant vers la grande caravane présidentielle qui nous emmènera jusqu’à la prochaine étape.
Pourquoi, depuis ce poste d’observation somme toute privilégié, trouvé-je compliqué d’écrire sur Biden qui vieillit ? Après tout, elle est universelle, évidente, cette expérience de l’âge qui progresse, qui ralentit le pas, embue les yeux et parchemine la peau. D’un parent perdu de vue, ou d’une célébrité ressortie des oubliettes pour une émission télévisée, on peut dire « ouh là, il a pris un coup de vieux ». Quand on écrit sur le président des États-Unis, c’est un peu court. Les impressions comptent, elles ne suffisent pas. Et puis c’est du journalisme qui touche à l’intime : la mortalité d’un homme, l’orgueil d’un politicien au soir d’un demi-siècle de vie publique. J’avance sur un terrain miné par la désinformation, où le camp des trumpistes n’hésite pas à relayer des vidéos tronquées pour faire passer Biden pour un vieillard sénile. Et je bute sur une Maison Blanche mutique, voire franchement hostile, dès qu’il est question de l’âge du président.
Le plus photographié du monde
C’est pourtant Biden lui-même qui en a fait un sujet. Ne promet-il pas, avant son élection en 2020, d’être un président de transition, qui servira de « pont » entre l’ancienne et la prochaine génération de dirigeants ? Mais le temps passe. Dans ce pays en perpétuelle campagne électorale que sont les États-Unis, il ne donne aucune impression de vouloir céder la place. À l’automne 2022, son parti limite la casse lors des élections législatives et, très vite, je comprends que Biden, encouragé par ce résultat, va y aller à nouveau. Malgré les sondages dans lesquels une écrasante majorité d’Américains l’estiment bien trop vieux pour se présenter à nouveau. Malgré les signes visibles, indéniables, de l’âge.
Le lendemain de l’annonce, en avril 2023, de sa candidature à un second mandat, Biden fait un aveu désarmant : « Si j’essaie de deviner quel âge j’ai, je n’arrive même pas à dire le chiffre. Cela n’imprime pas. » Biden aime aussi répondre aux questions sur le sujet par une injonction bravache : « Regardez-moi ! », comme si le voir à l’œuvre pouvait rassurer sur son état de forme, quand c’est bien souvent le contraire. Le président américain est sans doute l’homme le plus filmé et le plus photographié du monde. Dans le même temps, Biden a été le président le moins accessible aux journalistes de l’histoire récente. Selon l’université de Santa Barbara, aucun chef d’État américain depuis Ronald Reagan n’a donné aussi peu de conférences de presse. C’est dans cet espace-là, entre l’ultra-visibilité et le secret, qu’il me faut travailler.
L’affaire de la petite passerelle
Je suis devenue un petit scribe consciencieux, notant les aménagements infimes, les moindres renoncements protocolaires. Toutes ces choses parfaitement visibles mais, d’une certaine façon, cachées en plein jour. Par exemple, revenons à cette arrivée à Orly en juin 2024. Biden descend de l’avion par une petite passerelle, la belle affaire.
Sauf que, lorsque j’ai commencé à le suivre, il grimpait dans Air Force One par un grand escalier, menant à l’étage principal de l’appareil. Avant d’embarquer, il se retournait et saluait. Cette silhouette en surplomb, découpée sur le bleu du ciel et du fuselage, était l’un des grands clichés de la mise en scène présidentielle – d’ailleurs j’en ai plein mon téléphone et j’ai bien souvent partagé l’image sur les réseaux sociaux. À partir de l’été 2023, après qu’il a chuté lourdement sur scène lors d’une cérémonie militaire, le président emprunte la petite passerelle, plus courte et plus robuste, normalement réservée aux jours de grand vent. Finie, la pose avantageuse.
Dans mes dépêches – les articles diffusés par les agences de presse –, je signale ce changement de protocole, précisant que la Maison Blanche ne donne aucune explication. Je m’intéresse de plus en plus à son agenda, parfois allégé en semaine, très souvent vide le week-end. Lorsque le président des États-Unis s’en va dans sa maison de famille de Wilmington, dans l’État du Delaware, et que c’est mon tour de le suivre, je passe le plus clair de mon temps à attendre dans une chambre d’hôtel, sans qu’il se montre. Bien souvent, je ne le vois que cinq minutes, de loin, à l’entrée et à la sortie de la messe. Ces observations vont prendre une place de plus en plus importante dans mes papiers, parce que Biden vieillit, bien sûr, mais aussi parce qu’elles apportent un contrepoint aux dénégations parfois agressives de la Maison Blanche et des caciques démocrates dès qu’il est question d’un éventuel déclin du président.
Je sais quels médicaments prend l’homme le plus puissant du monde pour son reflux gastrique et son rhume des foins.
Ce que j’évoque aussi, surtout après l’automne 2022, quand sa candidature à un second mandat se précise, c’est sa démarche toujours plus raide, un peu comme s’il s’avançait en permanence sur une plaque de verglas. Le président américain souffre d’une usure de la colonne vertébrale, une « spondylose », qui peut rendre la marche difficile, selon un bilan de santé. Son médecin y conclut néanmoins qu’il est un homme « robuste » et « apte » à exercer ses fonctions, en soulignant qu’il s’est prêté à un « examen neurologique extrêmement détaillé ».
Parlons-en, de ces rapports médicaux annuels très fournis. Lorsque j’ai signé pour ce poste de correspondante, je ne m’attendais pas à tenir le registre des petits maux et menues affections du président octogénaire. Je sais quels médicaments prend l’homme le plus puissant du monde pour son reflux gastrique et son rhume des foins, je connais son taux de cholestérol et son poids. J’ai cherché dans la presse médicale les définitions de « fibrillation auriculaire » ou « neuropathie périphérique ». Je trie tant bien que mal cette abondance d’informations fournies par la Maison Blanche, si peu diserte par ailleurs. La coloscopie que Biden a subie en 2021 ? Elle a même été chronométrée. Ce détail a son importance : pendant une heure et vingt-cinq minutes, le temps de l’anesthésie générale, Kamala Harris a détenu le pouvoir présidentiel. Bref, je frôle ce que les Américains appellent le « too much information », un trop-plein d’informations presque gênant.
Je transpire sur mon enregistrement
Pourquoi, alors, malgré cette profusion de pages de tests et de résultats de prise de sang, ce sentiment persistant d’opacité ? Parce que ce président qui veut tellement qu’on le regarde se montre peu. Il évite les échanges longs et sans filet avec la presse. À son arrivée au pouvoir, il avait promis de respecter la liberté d’informer. J’ai droit en effet à des briefings quotidiens, à des agendas très détaillés, à une avalanche de communiqués. Quand j’ai des questions sur le dernier projet de budget ou sur les livraisons d’armes à l’Ukraine, une armée de conseillers, très professionnels et parfaitement affables, peut me répondre.
Donald Trump, tout en laissant huer les journalistes pendant ses meetings, ne pouvait, pendant son premier mandat, se passer d’eux. Il est resté des heures dans la salle de presse de la Maison Blanche, où son successeur – et dorénavant aussi prédécesseur – n’est venu qu’une seule fois depuis son élection. Pour Biden, pas de joutes prolongées avec la presse. Le plus souvent, il se borne à répondre en trois mots à quelques questions lancées à la volée, en marge de ses déplacements ou de ses discours. Parfois, ce sont des réponses laconiques avant de monter dans l’hélicoptère ou l’avion, dans le vrombissement des hélices ou des réacteurs. Je me retrouve ensuite à transpirer sur mon enregistrement pour essayer d’entendre ce qu’il a bien pu dire sur le conflit à Gaza ou les élections au Venezuela.
Parmi les scènes les plus cocasses que j’ai vécues, ses réunions avec un chef d’État ou de gouvernement invité dans le Bureau ovale. Tous deux sont assis, devant un feu de cheminée si c’est l’hiver, et font de courtes déclarations publiques. C’est presque cosy. Mais à peine ont-ils fini de parler que je commence à m’égosiller comme les journalistes qui m’entourent. Les « Mister President ! Mister President ! » fusent, dans l’espoir d’arracher un commentaire sur l’actualité du jour, sous l’œil mi-amusé mi-effaré du dignitaire invité. Les attachés de presse hurlent « Thank you, press ! Thank you, press ! » pour couvrir nos voix en tentant de nous faire sortir. Une belle cacophonie.
Le président est coutumier des bourdes retentissantes ou des déclarations à l’emporte-pièce, qui font frôler la crise diplomatique.
La Maison Blanche se méfie des journalistes, qu’elle juge partiaux dans leur manière de traiter l’âge du président, et tire à vue dès que le New York Times ou le Wall Street Journal abordent le sujet. Mais la Maison Blanche semble surtout se méfier du président lui-même. Tant que Biden s’en tient à son prompteur ou à des échanges très courts, le risque est limité. Mais dès qu’il se retrouve à parler plus librement, pendant une interview télévisée ou une conférence de presse prolongée, ses conseillers retiennent leur souffle. C’est que le président est coutumier des bourdes retentissantes ou des déclarations à l’emporte-pièce, qui font frôler la crise diplomatique, dans un environnement plus que tendu au niveau international.
Nous sommes en mars 2022, le président est à Varsovie. En conclusion d’une visite consacrée à la guerre en Ukraine, il prononce un discours très solennel, un peu ronflant. Jusqu’à ce qu’il termine son allocution et lâche, à propos de Vladimir Poutine : « Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir. » Pardon ? Le président des États-Unis vient-il d’appeler à renverser le président russe ? Je suis de « pool », et pendant que le convoi file vers l’aéroport pour le vol retour, j’interroge mes sources. On me promet une « clarification ». Un haut responsable précise bien vite que les États-Unis n’appellent pas à un « changement de régime » en Russie. Biden s’est enflammé, Washington rétropédale.
Exfiltrée vers l’arrière-cuisine
Autre souvenir, datant d’octobre 2022. Le président est à Manhattan, dans la maison de James Murdoch, fils du magnat Rupert Murdoch, pour une soirée de levée de fonds au bénéfice du parti démocrate. Fascinantes, ces réceptions organisées par des donateurs millionnaires ou des stars du cinéma. Je n’assiste qu’à la courte allocution que donne Biden à ses riches partisans, avant d’être exfiltrée avec mes collègues vers l’arrière-cuisine ou la salle de gym privée, où nous patientons pendant que ce beau monde signe de gros chèques et pose pour des photographies avec le président.
Ce jour-là, Biden, dans son petit speech, lâche tout à coup que jamais depuis les années 1960 le monde n’avait été aussi proche d’une « apocalypse nucléaire ». Il utilise, en anglais, le terme « Armageddon », évocateur du film catastrophe de Michael Bay, et la citation se retrouve immédiatement à tourner en « bandeau » sur les écrans de CNN. Pourquoi dire ça à ce moment-là ? A-t-il des informations sur une possible attaque russe ? L’armée américaine a-t-elle commencé à s’y préparer ? Là encore, il y aura une « clarification ». La Maison Blanche dira que rien n’a changé dans l’évaluation du risque nucléaire.
Une « clarification », j’en aurais eu bien besoin à Hanoï en septembre 2023. Biden donne une rare conférence de presse. Je l’interroge à propos de l’absence de consensus international sur les énergies fossiles. Le président s’embarque dans une réponse particulièrement tortueuse, en mentionnant un mystérieux western de John Wayne, et une réplique à propos d’un « soldat menteur avec une face de chien monté sur un poney », du moins c’est la meilleure traduction que j’ai trouvée. Alors que je cherche encore à comprendre ce qu’il a bien voulu dire, il finit par lâcher : « Je ne sais pas vous, mais moi je vais me coucher », et sa porte-parole met fin à l’échange que plusieurs journalistes veulent prolonger. J’écrirai ensuite un long papier sur « Biden rattrapé par son âge ».
Un vieil homme fragile, un peu perdu
Et Trump ? Après tout, il n’est pas beaucoup plus jeune, puisque né en 1946. Ses discours sont truffés de mensonges, ce qui n’est pas nouveau, mais ils sont aussi de plus en plus longs, de moins en moins cohérents, et émaillés de divagations. L’âge du milliardaire républicain n’apparaît pourtant pas, dans les sondages, comme un sujet d’inquiétude pour les Américains, et il n’est pas souvent abordé dans les journaux. Chaque article sur la santé du président démocrate suscite donc, chez ses partisans, une accusation de « deux poids, deux mesures » envers la presse, qui serait obsédée par l’état de Biden et indifférente à la rhétorique toujours plus extrême de son rival. Je dois être d’autant plus méticuleuse dans mes écrits que les partisans de Trump sont prêts à toutes les manipulations pour peindre Biden en dirigeant à la ramasse, pour le dire crûment. Je dois me méfier, encore plus que d’habitude, de la séduction de la viralité. Publier sur les réseaux sociaux une séquence dans laquelle Biden gaffe ou semble hagard, c’est la garantie d’un succès facile. Mais, parfois, les images sont ambiguës.
Ainsi, en juin dernier, Biden file à Los Angeles pour une soirée de collecte de fonds, avec une ribambelle de stars. À la fin d’une table ronde, il est sur scène avec Barack Obama et, pendant plusieurs secondes, il reste figé. Obama lui prend le poignet, puis lui pose la main sur l’épaule pour l’accompagner vers la sortie. Biden a-t-il eu une absence ? S’est-il simplement attardé pour savourer les ovations du public ? Impossible à dire, mais l’impression qui reste est celle d’un vieil homme fragile, un peu perdu. Ce jour-là, je n’ai rien écrit de particulier sur ce moment après tout fugace.
Un peu plus tard, après un débat calamiteux de Biden face à Trump, George Clooney évoquera cette soirée dans une tribune retentissante pour le New York Times. « C’est terrible à dire mais le Joe Biden que j’ai vu il y a trois semaines […] n’était pas le Joe Biden de 2010. Ce n’était même pas le Joe Biden de 2020. » L’acteur, fervent soutien de la campagne, l’appelle à abandonner sa quête d’un second mandat. « Il ne peut pas gagner la bataille contre le temps. »
C’est clair, c’est implacable. La déclaration contraste avec les formulations alambiquées des caciques du parti. J’en fais immédiatement l’accroche d’un papier. Quelques jours plus tard, le président américain se retire de la course et apporte son soutien à la vice-présidente, Kamala Harris. Bien sûr, la sortie de Clooney n’a pas été suffisante, ni décisive, il a fallu d’intenses pressions en coulisses, venues de puissants donateurs et d’élus influents. Mais au pays d’Hollywood, ce n’est au fond pas si surprenant qu’une grande star du cinéma annonce la fin de séance.