Mon coloc, ce voyeur

Propos recueillis par Bruno Lus Illustré par Beax
Édition de juillet 2021
Mon coloc, ce voyeur
Il se disait féministe. Il était le plus sympa de la colocation. Jusqu’à ce qu’Alice ouvre son ordinateur…
Article à retrouver dans la revue XXI n°55, Dix amis, un seul compte en banque
16 minutes de lecture

J’ai emménagé dans une coloc. Cent mètres carrés pour quatre, parquet, moulures, des fenêtres de tous les côtés et du soleil à n’importe quelle heure. Le tout au quatrième étage d’un immeuble haussmannien, dans le festif 11e arrondissement de Paris, à quelques minutes à pied du café où je suis serveuse. Il y a même un four dans la cuisine ! Ça change des cagibis où j’ai vécu quatre ans, après avoir débarqué de Lyon à 20 ans, diplômée en photographie.

Mes colocs ont grandi dans la même petite ville. Julie*, 30 ans, est LA femme d’affaires. Apprêtée, cheveux lissés, chemisier impeccable, elle démarche des fournisseurs pour des restaurants. Une extravertie qui garde ses talons aiguilles à l’intérieur, qui parle vite et rit fort. On a peu de points communs. Elle est fascinée par le luxe, je veux juste vivre de mon art. Son frère Pierre*, 40 ans, informaticien, télétravaille et sort peu de sa chambre. Il nous envoie chaque semaine une newsletter des meilleurs articles sur l’astronomie – auxquels je ne comprends rien.

Un peu de bide, mais pas vilain

Pierre a créé la coloc avec Nicolas*, 37 ans, son ami d’enfance, un éternel ado qui vit dans la plus petite chambre de l’appart, sept mètres carrés, et traîne toute la journée en pyjama, tignasse châtain ébouriffée et barbe de trois jours. Il a un peu de bide, mais n’est pas vilain. La nuit tombée, il nettoie ses lunettes rectangulaires et passe une chemise pour servir des bobos au restaurant en bas de chez nous. Il a rencontré sa copine cinq mois plus tôt : elle visitait l’appartement, ils ont eu un coup de foudre. Elle a donc refusé la coloc, et c’est moi qui ai eu la chambre.

De tous les colocataires, Nicolas est mon préféré. Il est rêveur, on a envie de le serrer dans ses bras. Et c’est un mec cool, sûr de lui. Il n’a pas envie de se caser et de faire des enfants. Il préfère la fête. Il se vante des soirées organisées à l’appart, avec beaucoup de monde, d’alcool, de coke. Une fois, il a rempli le salon de billes de polystyrène et les invités se sont mis en sous-vêtements pour patauger dans cette piscine à boules qui leur arrivait à la taille.

Ma vie parisienne rêvée

Le salon est encombré de cartons oubliés par les anciens colocs. Le canapé sent la pisse des chats de Julie. Après quinze ans de location, ils savent qu’ils devront tout refaire en partant, alors ils se sont amusés à gribouiller les murs de vagues à la peinture bleue, rose et jaune. C’est cool et destroy. Un joyeux bordel. « La première colocation de Paris ! » clame Pierre. Je me sens chez moi. J’adore l’ambiance « auberge espagnole ». Ma vie parisienne rêvée. Je me dis que je n’ai plus qu’à croiser la bonne personne au bon moment pour réussir dans la photo.

Une fois installée, j’organise une soirée, pour Halloween. J’invite mon copain, deux amies, et ma cousine Pauline*. On se maquille avec du rouge à lèvres noir et on regarde un film d’horreur. Nicolas propose de filmer nos visages effrayés pendant la projection. Ça fera un super montage ! Il pose sa caméra GoPro. Après le film, mon copain boit des coups, enfoncé dans le canapé. On s’ambiance entre nanas. Nicolas danse, sa GoPro dans le creux de la main. Mais il n’aime que la « vraie musique », les Beatles, AC/DC. Quand la chanson ne lui plaît pas, il retourne dans sa chambre. Pour se faire une ligne ou boire un shot, peut-être. Sauf que le son dépend de son ordinateur, dans le salon. Pour changer, on a besoin de son code. Il attrape un crayon et griffonne les quatre chiffres sur le mur.

J’ai un lit superposé. Tu peux dormir dans ma chambre.

Fin de la fête, ma cousine souffle : « J’ai la flemme de rentrer en RER. Pas envie de me faire emmerder. Je peux dormir ici ? — Bien sûr, y a le canapé si tu veux. — J’ai un lit superposé, suggère Nicolas. Tu peux dormir dans ma chambre. » Pauline accepte. Quelques minutes après, j’entends toquer à ma porte. J’entrouvre. Pauline chuchote : « Je crois que Nico m’a filmée quand je me déshabillais. Sa GoPro était posée sur une pile de livres, sur son bureau, tournée vers moi. C’est bizarre. » Je suis fatiguée, je lui dis qu’elle est parano. Elle répond que je dois avoir raison et retourne se coucher.

Le lendemain, je me réveille vers midi. Nicolas n’est pas là, il déjeune en famille. Je bois un thé avec Pauline. Elle est gênée : « Alice, j’ai un mégadoute pour hier. La caméra était braquée sur moi et je crois avoir vu une lumière rouge. » Elle a demandé des comptes à Nicolas avant le coucher. Il a assuré qu’il n’avait rien filmé. Crevée, elle s’est endormie. Mais depuis le réveil, Pauline, si lumineuse d’ordinaire, s’est assombrie. Elle part et me laisse inquiète. Elle me fait douter. Et si je me trompais sur Nicolas ?

Il cuisine pour nous des plats qui mijotent

J’ai accroché avec lui dès notre rencontre. Quand je visite l’appartement, il ne me demande pas où j’ai voyagé, mais quel pays m’a le plus appris sur moi. Je le trouve profond. Comme moi, il rêve d’une société plus empathique, moins matérialiste. Avant son service, il cuisine pour nous, des plats longs, qui mijotent – une cuisine de papa. Ou ses fameuses pâtes à la tomate, parce qu’il adore l’Italie et me rebat les oreilles avec ses Pouilles.

Comme lui, je fais des extras le soir. On se retrouve après en tête à tête. On fume un joint dans la cuisine en refaisant le monde pendant des heures. Je parle de mon rêve de photo : je fais des shoots pour des marques, des tournages ou des mariages, mais pas de quoi en vivre. J’aspire à être portraitiste, pour la presse ou des gens qui veulent marquer une période de leur vie. Je m’imagine dans mon studio avec des clients qui aiment mon style.

Jamais vu naviguer

Nicolas veut devenir skipper. Quand il aura mis assez de côté, il achètera un voilier. Je ne l’ai jamais vu naviguer, même pas en vidéo, et il ne passe jamais de vacances aux Glénans. Je me dis qu’il est un peu mytho, mais il a l’air sérieux. Il fait tourner un questionnaire en ligne pour savoir à quel prix fixer son offre de voyage et trouver des clients. Je l’aide à illustrer sa page Facebook avec des photos libres de droits.

Nicolas se dit aussi féministe. Quand Pierre ose affirmer qu’« une femme doit s’épiler pour s’accoupler avec un homme », il s’énerve et le traite de sexiste. Il ne complimente jamais les femmes sur leur physique, mais sur leurs qualités ou leurs actes. Il me dit que je suis courageuse et qu’il est impressionné que je gère toute seule mon activité de photographe. Est-ce que, depuis le début, il joue un personnage ? J’ai du mal à déglutir.

Sophie, Élodie, Anna…

Comme souvent le dimanche, je suis seule. Julie brunche. Pierre est chez ses parents. La chambre de Nicolas est ouverte. Son ordinateur sur son lit, GoPro branchée. C’est l’occasion ou jamais… J’ai peur de le trahir en violant son intimité. Si Pauline s’est trompée, je me sentirai si mal d’avoir douté de lui ! Mais je dois en avoir le cœur net pour ma cousine. J’entre le code, écrit la veille sur le mur. Sur l’ordinateur, une fenêtre du logiciel de téléchargement des vidéos de la caméra. Il y a un aperçu des images. Et je vois Pauline. Filmée de dos, elle enlève son haut et son jean. Son soutien-gorge. Je transpire. L’air me manque et ma tête tourne.

Le téléchargement s’arrête. Je copie la vidéo sur un disque dur pour garder une preuve. Je m’y reprends à plusieurs fois, tant mes mains tremblent. Le téléchargement se trouve dans un dédale de sous-dossiers. Documents > Papiers importants > Impôts… Je scrolle. Second choc. Une quinzaine de dossiers intitulés Sophie, Élodie, Anna… Je ne reconnais aucun prénom. Je n’ose pas ouvrir. Je tangue jusqu’à ma chambre. Je vois flou. Mon téléphone glisse entre mes mains moites. Je ne me souviens plus des mots de Pauline au bout du fil. Je lui demande pardon. On est toutes les deux en panique. Son copain, Nans*, prend le téléphone : « Je passe récupérer le disque dur et on va à la police. »

Comme un coup de poing

Le commissariat de sa ville, en banlieue, leur rétorque : « La vidéo n’a pas été publiée, on ne peut rien faire. » Le policier refuse la plainte – à l’époque, j’ignore que c’est interdit – et dit à Pauline de la déposer à Paris. Ça me fait sortir de mes gonds. Puisque la police ne fait pas son boulot, à moi de confondre Nicolas ! Je le prends entre quatre yeux dans la cuisine. Je me racle la gorge et je crache : « Je sais que tu as filmé ma cousine. Supprime la vidéo. Et ne m’adresse plus la parole. »

Ça le sonne comme un coup de poing. Il a les yeux ronds et la bouche ouverte. Je lui dis que je n’en parle pas à Pierre et Julie. Il bredouille un « merci » et s’enfuit dans sa chambre. Ensuite, j’évite au maximum l’appartement. Quand je croise mes colocs, je lance des sourires hypocrites. J’ai le sentiment d’être en danger chez moi. Sous la douche, je vérifie dans tous les recoins qu’il n’y a pas de caméra.

Vous êtes au courant qu’on ne peut jamais connaître les gens complètement ?

Enfin, un commissariat de Paris accepte la plainte de Pauline. Ma déposition dure deux heures. Le flic me questionne sur la coloc et la soirée. Sympa au début, puis de plus en plus incisif. « Comment ça se fait que vous n’ayez pas cru votre cousine ? — Je connais Nicolas depuis cinq mois et j’avais confiance en lui. — Vous êtes quand même au courant qu’on ne peut jamais connaître les gens complètement ? — Je ne pouvais pas imaginer ça. — On vous demande pas d’imaginer. Votre cousine vous dit qu’elle pense avoir été filmée. Et vous lui répondez non. » Je me sens conne. En sortant, je triture nerveusement la carte de visite du flic. Il m’a donné une mission impossible : « Faites en sorte que vos colocataires ne puissent se douter de quoi que ce soit le temps de l’enquête. » Sauf que je n’en peux plus de Nicolas.

Je ne le supporte plus. Je refuse de toucher à ses plats. « Ah bon ? Mais t’aimes bien mes pâtes, d’habitude ! » Je crève d’envie de lui hurler de quitter l’appart. Mais j’ai peur que Pierre et Julie me virent. Qu’ils disent que j’aurais dû leur parler de cette histoire, que je leur ai planté un couteau dans le dos. Je rumine. Je repense à toutes les copines venues chez moi, j’essaie de me rappeler quand Nicolas était là et ce qu’on a fait.

Un bâton de dynamite

Je deviens parano. Est-ce qu’il me faisait des bons petits plats pour me mettre en confiance, et que je ramène des filles ? Combien de soirées ont dérapé avant que je découvre ses vidéos ? Je me dis qu’avec l’alcool et la drogue, il a dû filmer des filles qui n’étaient pas en état de s’en apercevoir. Ces doutes me polluent. Lui fait comme si de rien n’était, il me sourit en me croisant dans l’appart. Je suis un bâton de dynamite.

Pauline allume la mèche un soir. Elle m’appelle et me dit d’une voix blanche : « Je viens de voir dans mes messages envoyés 34 mails adressés à Nicolas la nuit d’Halloween. Il a dû repérer mon code de déverrouillage pendant la soirée. Il est allé sur mon portable et s’est fait suivre tous les “nudes” destinés à Nans. »

Un homme de dos avec un bonnet d'âne et des menottes

Pauline et Nans débarquent à l’appartement. Julie est au bureau et Pierre aussi, exceptionnellement. On s’assoit dans le canapé. « Nico, tu peux venir s’il te plaît ? » siffle Nans entre ses dents. Nicolas s’assoit en face et rentre la tête dans les épaules. Il nie les photos volées : « Ah bon ? J’ai fait ça ? » On lui montre les preuves. « Je ne me souviens pas. » Puis il admet : « J’ai vrillé. Je n’ai rien à dire pour ma défense. » Et, se tournant vers Pauline : « J’ai aucune excuse, à part que t’es charmante. » J’étouffe. On lui ordonne de se casser. Et lui, il râle ! « Si c’est vraiiiiiment ce que vous voulez. »

Pauline était comme ma sœur. À l’adolescence, je prenais souvent le TGV Lyon-Paris pour la voir. On s’habillait pareil, jusqu’à la montre. Le soir, on parlait de mecs en buvant trop. Mon arrivée à la coloc avait renforcé nos liens : on habite sur la même ligne RER et son école de cinéma est dans le quartier. Mais depuis Halloween, on s’évite.

L’heure du déballage

Le soir, je convoque tout le monde dans la cuisine. Nicolas s’assoit à table, contre le mur. À trois, on forme un cercle autour de lui. Pierre est sidéré : « J’y crois pas… » Nicolas se défend : « On a vécu des années ensemble, Pierre ! Ça m’était jamais arrivé ! J’ai vrillé. » Il se fait passer pour la victime, comme si j’en faisais tout un plat pour pas grand-chose. Ça me rend folle ! Nicolas continue : « Cette histoire m’a bouleversé tout le mois… » Je m’énerve : « Ça se voit pas ! Tu continues à te balader en slip, à inviter ta meuf, à me faire des blagues… Au lieu de présenter tes excuses à Pauline, tu lui dis qu’elle est charmante ! C’est hyper déplacé ! — Tu veux quoi ? Que je me mette à genoux ? »

Non, je veux qu’il se casse. Julie s’inquiète pour les autres filles dont les noms sont dans les dossiers. On ne sait rien d’elles, ni des images. Nicolas évoque des vidéos de soirée et prétend qu’elles se savaient toutes filmées. Comment le croire ? On lui demande de supprimer les films. Après cette heure de déballage, il quitte enfin l’appart. Il s’installe chez sa copine – je ne sais pas comment il justifie son arrivée, je suppose qu’il lui ment. Son courrier s’accumule dans l’entrée. Il ne passe pas le prendre. Une étudiante anglaise reprend sa chambre. L’affaire N. est taboue. Nous n’en parlerons plus.

Et maintenant il est tranquille

Un an plus tard, un matin gris et froid, j’accompagne Pauline et Nans au procès. Ma cousine est stressée, je ne vais pas mieux. On sirote en silence un café dans le troquet en face du tribunal. Puis on se perd dans les couloirs. On trouve enfin la salle d’audience et on se pose dans l’espace d’attente. Nicolas s’assoit sur le banc d’en face. Il ne tremble pas, moi si. Il soutient mon regard. Il porte une chemise blanche, il est bien rasé. Ça m’énerve, mais s’il était arrivé en guenilles, j’aurais été tout autant énervée. Comme je n’entendais plus parler de lui depuis un an, j’espérais quelque part qu’il ne fasse plus partie de notre monde.

Durant tout le procès, il répète ses deux arguments : « je ne me souviens pas » et « j’étais bourré ». La juge lui rappelle que l’ébriété est une circonstance aggravante, pas atténuante. Son avocat laisse entendre que Pauline l’a un peu cherché, la juge se tourne vers Nicolas : « Rappelez-nous votre âge ? — Bah, 39 ans. — On est d’accord. Poursuivez. » Il marmonne, voûté. Elle lui dit de se redresser : « On dirait mon fils de 4 ans ! » Ça me fait rire. Je pensais qu’une juge était impartiale. Lui aussi semble étonné de s’en prendre plein la gueule.

À la fin de l’audience, le temps que Pauline finisse de discuter avec son avocat, Nicolas disparaît. Il est condamné à 1 000 euros de dommages et intérêts pour atteinte à la vie privée et à rembourser 800 euros de frais de justice. Il a subi une demi-heure de procès, et maintenant il est tranquille. L’avocat explique que c’est dû à l’absence d’antécédent judiciaire. Son ordinateur n’a pas été saisi. On ne saura jamais ce qu’il y avait dedans.

* Les prénoms ont été modifiés.

Explorer le thème
Féminisme
Tresser la résistance iranienne
Février 2025
Tresser la résistance iranienne
La photographe Hoda Afshar porte un regard incisif sur la lutte des femmes en Iran. Décryptage d’une photographie iconique.
Coup d’œil  |  Février 2025 | Géographies
Le « lowriding » se conjugue aussi au féminin
Octobre 2024
Le « lowriding » se conjugue aussi au féminin
Le photographe suisse Mario Heller a rencontré des Californiennes adeptes du « lowriding », longtemps réservé aux hommes.
Récit photo  |  Octobre 2024 | Aventures
Les Beyoncé de la rime
Septembre 2024
Les Beyoncé de la rime
Elles se montrent sur les réseaux et déclament dans les bistrots. Ces nouvelles voix littéraires font sortir la poésie du boudoir.
Reportage  |  Septembre 2024 | Aventures
Le ring des Mexicaines
Novembre 2023
Le ring des Mexicaines
Sur les rings, le photographe Théo Saffroy s’est immiscé dans une discipline sportive longtemps réservée aux hommes.
Coup d’œil  |  Novembre 2023
Désormais, Monica Lewinsky n’est plus seule
Juillet 2018
Désormais, Monica Lewinsky n’est plus seule
Monica Lewinsky, ex-stagiaire de la Maison-Blanche, revient sur sa relation avec le président Bill Clinton.
Témoignage  |  Juillet 2018 | Pouvoirs
« Élisabeth Badinter ? C’est Madame Propre »
Juin 2012
« Élisabeth Badinter ? C’est Madame Propre »
Quand « XXI » rencontre une figure de proue du féminisme en rupture de ban avec ses pairs.
Portrait  |  Juin 2012 | Pouvoirs
Antoinette Fouque, la prêtresse femme
Juin 2009
Antoinette Fouque, la prêtresse femme
Portrait d’une ex-rebelle du féminisme rentrée dans le rang, jouant de la communication tout en refusant de se voir exposée.
Portrait  |  Juin 2009 | Pouvoirs