« Je ne réalise peut-être pas tout le poids que mes épaules ont porté. » Quand elle marche, il semble encore peser sur Svetlana Tikhanovskaïa. Son costume cintré a l’air de l’encombrer. Il y a quatre ans, la vie de cette Biélorusse a basculé quand son mari, célèbre blogueur politique, a tenté de se présenter à l’élection présidentielle. « Ils l’ont mis en prison pour avoir défié le régime. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai décidé de me présenter à sa place », confie celle qui vit aujourd’hui en exil.
« À cette période, je m’occupais des enfants, je n’avais aucune ambition, aucune envie d’être un leader ni de parler pour les gens. Je l’ai fait comme une preuve d’amour. » Au dernier moment, elle a fait un choix qui a chamboulé sa vie en déposant sa candidature à la place de son mari. « Je pense que le comité électoral l’a acceptée pour se moquer de moi. Ils voulaient m’humilier, car personne n’allait voter pour une pauvre femme au foyer. » Mauvais calcul.
Svetlana s’associe à d’autres femmes proches de candidats d’opposition écartés par un dictateur qui concentre le pouvoir entre ses mains et ne tolère aucune voix dissonante. La campagne commence à prendre de l’ampleur. Le régime lui laisse le droit d’organiser des meetings, mais uniquement dans des espaces en plein air, difficiles à trouver, ou en marge des grandes villes, peu accessibles. Pourtant, au fil du temps, la candidate voit des milliers de sympathisants affluer. « On ne s’attendait à rien, et tout s’est fait comme une rencontre évidente. Les gens aimaient bien que je sois ordinaire. Ils avaient envie de voter pour quelqu’un qui était animé par le changement plutôt que par la cruauté. »
« Une vidéo de fausses confessions »
Le jour des élections, ses supporters portent un bracelet blanc au poignet, signe de leur ralliement. Mais jamais le véritable score de Svetlana ne sera révélé. Le dictateur Loukachenko s’octroie une large victoire, à plus de 80 %. Les résultats sont truqués. « Tout est allé si vite. Personne ne m’avait expliqué ce qui pouvait m’arriver après. »
Au lendemain de l’annonce des résultats, Svetlana est arrêtée par des officiers du KGB. « Ça a été un moment tellement difficile pour moi. J’ai essayé de leur dire que les gens voulaient le changement, qu’ils pouvaient nous aider. Mais il y avait comme un mur qui nous séparait. » Elle s’arrête dans son récit, regarde en l’air, semble scruter des images qui ressurgissent.
« Je sens que je portais trop sur mes épaules d’un côté. Je n’étais pas prête à ça. Ils m’ont raconté ce que vivaient les femmes dans les prisons, ce que mes enfants orphelins allaient devenir. À ce moment-là, la mère que j’étais aussi a repris le dessus. On m’a fait enregistrer une vidéo de fausses confessions et j’ai quitté le pays avec mes enfants, à demi consciente, dans un terrible état psychologique. » Ce n’est qu’à Vilnius qu’elle reçoit les images des premières manifestations, et, dans le même temps, celles de la répression, et les premiers récits de tortures dans les geôles du régime. « Je l’ai ressenti comme une vague qui a réveillé le subconscient de notre peuple. Ça m’a donné une claque, ça m’a réveillée. »
« Trouver le point faible du régime »
Svetlana Tikhanovskaïa décide de participer à la résistance en exil. À Vilnius, où elle s’installe, les appels commencent à affluer. Des dirigeants européens veulent rencontrer celle qui menace la dernière dictature d’Europe. « J’ai ressenti la responsabilité de cette nouvelle mission, confie Svetlana, me disant que je devais rendre leur père à mes enfants, libérer tous les autres prisonniers politiques. » À l’aveugle, la désormais femme politique avance sur ses gardes, sans savoir si le pouvoir pourra un jour l’atteindre, ni si elle pourra un jour atteindre le pouvoir. « Je ne sais pas ce qui peut m’arriver d’ici une semaine, d’ici un jour. Je ne sais pas ce que le régime pourrait me réserver, mais tant que je peux faire quelque chose, je le ferai. »
L’ancienne mère au foyer vit désormais constamment entourée de ses gardes du corps, de crainte que le régime ne veuille la faire taire, comme il a déjà ciblé d’autres opposants à l’étranger. « Je ne sais pas s’ils pourront m’attraper ici ou pas. Mais mon mari est toujours un otage. » Il a été condamné à dix-huit ans de prison, après les prises de position de sa femme, qui sait qu’elle ne le reverra sans doute jamais. Ne lui reste plus que son combat. « Nous devons les diviser, convaincre les membres du KGB, de s’en aller ou de nous soutenir. Maintenant le plan est simple : quand nous trouverons le point faible inattendu du régime, il ne manquera plus que le bon moment pour le faire tomber. »