C’est en septembre 2011 que j’ai découvert l’existence de trente-neuf vols suspects entre le Monténégro et l’Arménie. Les spécialistes du trafic d’armes avaient repéré ces vols au printemps 2010, ils se sont poursuivis à intervalles réguliers jusqu’en février 2011. Il s’agissait à chaque fois de trois avions russes de type Iliouchine, modèle 1976 (IL-76), des appareils produits en masse, assez grands pour convoyer un hélicoptère, capables d’atterrir et de décoller d’une courte piste en terre. Peu coûteux, l’IL-76 est le véhicule privilégié des trafiquants d’armes du monde entier.
Je menais alors un travail de recherche sur le trafic d’armes. Tout ce que je savais de façon certaine tenait en quelques mots : les trois avions IL-76 avaient quitté à trente-neuf reprises l’aéroport de Podgorica au Monténégro à destination de l’aéroport militaire d’Erebouni, situé à Erevan en Arménie. Ce constat posait de nombreuses questions.
L’Arménie est en conflit avec l’Azerbaïdjan depuis plus de vingt ans. Un cessez-le-feu précaire a été établi en 1994 entre les deux pays qui se disputent l’enclave du Haut-Karabakh. La tension est toujours vive, des incidents éclatent régulièrement sur la ligne de front.
Les trente-neuf vols suspects à destination de l’Arménie étaient susceptibles de remettre en question l’équilibre des forces dans la région, mais il manquait de nombreuses informations. Le détail des cargaisons des IL-76 n’était pas connu, les identités de l’affréteur et du client final restaient mystérieuses.
Pour combler ces « trous noirs », j’ai voulu suivre la piste des trente-neuf vols suspects. J’étais convaincue que l’enquête me conduirait au cœur de l’économie du trafic d’armes, je voulais aussi savoir jusqu’où il était possible d’aller sans le moindre mandat officiel. J’étais prête à travailler des mois sur le dossier. Je suis d’abord partie au Monténégro, d’où s’étaient envolés les avions pour l’Arménie.
Monténégro, terre de transits
Au Monténégro, la corruption ne date pas d’hier. Dans les années 1990, le Premier ministre Milo Djukanovic, aujourd’hui à la retraite, « fermait les yeux » sur les circuits de contrebande de cigarettes vendues en Italie. À l’époque, ce trafic facile et très rentable permettait de se procurer des devises en contournant les sanctions économiques imposées à une fédération yougoslave alors réduite à la Serbie et au Monténégro.
Aujourd’hui, ce sont surtout des drogues dures venues d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique centrale qui transitent par le Monténégro avant de gagner l’Europe. Les armes ont, elles, tendance à voyager en sens inverse. L’implication de l’ancien Premier ministre Milo Djukanovic n’est pas établie, mais de lourds soupçons pèsent toujours sur lui.
Le Monténégro, né de la dislocation de la Yougoslavie et indépendant depuis 2006, est une terre austère et rude : ses hautes montagnes arides du Nord plongent presque directement dans les flots de l’Adriatique. Le cadre est magnifique, parfois pittoresque, mais nous ne sommes pas au cinéma. C’est un vrai pays, et les trente-neuf vols suspects partis de l’aéroport de Podgorica, la capitale, ne se sont pas faufilés dans la nuit en échappant à toute surveillance.
Outre le carburant et l’équipage, il faut beaucoup de paperasse pour qu’un avion puisse décoller. Même si les aéroports et les autorités monténégrines conservent des copies des documents de vol, ces archives sont cachées sous le parapluie de la « sécurité nationale », avancé chaque fois que le secret s’avère plus commode.
À l’aéroport de Podgorica, un unique employé, un jeune contrôleur aérien, a accepté de parler des trente-neuf vols suspects. Pendant une pause cigarette, il m’a confirmé que les Iliouchine avaient été affrétés par deux compagnies, V-Bird et Air Highnesses, et étaient bien partis pour l’Arménie. Le contrôleur se souvenait aussi d’un incident survenu le 21 juin 2010 : un des appareils n’avait pu décoller en raison de problèmes de moteur. Nous avons convenu de nous revoir pour parler plus en détail des IL-76, il n’est jamais venu au rendez-vous. Plus tard, il a téléphoné pour s’excuser : il était parti en Espagne pour des vacances imprévues, m’a-t-il dit, et ne se souvenait plus de rien.
« Vous voulez plus de réponses ? »
Le directeur de l’aéroport, Dragan Milanovic, s’est présenté, lui, au rendez-vous. Avec une heure de retard. Pendant notre brève entrevue, il n’a parlé que de la privatisation des aéroports. Puis, à travers un épais nuage de fumée de cigarette, il a assuré que tout ici fonctionnait selon les normes européennes. C’est alors qu’il a proposé à l’interprète un verre de brandy matinal.
Pour être admis au sein de l’Union européenne, le Monténégro doit satisfaire à des exigences de transparence accrue. Selon l’interprétation locale, il suffit d’être gentil avec les journalistes. Les médias étrangers sont accueillis avec un enthousiasme sans faille, mais ceux que l’on interviewe éludent avec élégance les questions trop précises. « Vous voulez plus de réponses ? Faites-le par écrit. »
Dans les jours qui ont suivi, j’ai envoyé des dizaines de questionnaires détaillés au ministère de l’Économie, aux autorités aéroportuaires, aux douanes et au ministère de la Défense. J’ai aussi adressé une demande à deux entreprises : la Montenegro Defence Industry, une société d’armement soutenue par l’État, et le groupe Tara, le fabricant local d’armes. Tara a répondu le premier : Dejan Markovic, son directeur, voulait en savoir plus sur la nature de mes recherches.
Dejan Markovic portait une veste en daim, une chemise à col blanc et de luxueuses chaussures quand il est arrivé avec un quart d’heure d’avance au restaurant Leonardo, encastré au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble socialiste. On y sert du poulpe hors de prix et le lieu est réputé aimanter la mafia monténégrine. Le directeur du groupe Tara s’est d’abord assis à une table proche de la mienne en feignant la désinvolture et l’inintérêt.
À 13 heures précises, il s’est levé et a fait quelques pas pour se présenter. Dans un anglais courtois, Dejan Markovic m’a posé plusieurs questions spontanées et pertinentes, sans rien dissimuler de sa première carrière dans les services secrets. En fin de compte, il n’a pas pu me dire grand-chose, mais il a accepté de transmettre ma demande d’entretien aux membres de son conseil d’administration.
Un bien discret courtier suisse
Jusque récemment, le groupe Tara était une entreprise d’État, vestige de la Yougoslavie socialiste. Autrefois appelée Usine 4 novembre, l’entreprise a été divisée en trois entités après sa privatisation en 2007 : Tara Perfection, Tara Précision et Tara Aérospatiale. La branche Tara Précision se concentre sur l’usinage, les deux autres sont responsables de l’assemblage et de la commercialisation de produits militaires. Tara Aérospatiale exporte fort peu : en 2010, sa plus grosse vente à l’étranger était un lot de cartouches pyrotechniques pour le Viêtnam.
La propriété du groupe est partagée entre une société suisse, BT International, le gouvernement monténégrin et une usine d’armement serbe, Krušik Valjevo. Le conseil d’administration de Tara comprend plusieurs personnalités internationales peu connues, dont l’ancien directeur de l’usine, Zoran Damjanovic, et le fondateur de la société suisse BT International, Heinrich Thomet.
Heinrich Thomet fuit les médias et n’est pas facile à cerner. La quarantaine, il est issu d’une famille de courtiers d’armes installée à Riedbach, une petite ville de Suisse alémanique. Discret, toujours en mouvement, il est entré dans le métier à l’âge de 20 ans. Des spécialistes voient en lui le représentant d’une nouvelle et efficace génération. Certains de ses collègues affirment qu’il est sans le sou, peu fiable et souvent incompétent.
Sa carrière est représentative du marché moderne de l’armement, qui mélange le légal et l’illégal. Dans les années 1990, Heinrich Thomet a cofondé deux firmes en Suisse : BT International et Brügger & Thomet. En 2005, il a quitté la seconde, en revendant ses parts à son associé, pour poursuivre ses activités de courtier en armes avec BT International. En 2007, BT International est montée au capital du fabricant d’armes monténégrin, Usine 4 novembre, devenu le groupe Tara.
Heinrich Thomet s’est construit un solide réseau de ventes d’armes dans les Balkans, en Israël et en Afrique.
BT International est une société commerciale fonctionnelle et rénovée installée à Riedbach, la ville natale d’Heinrich Thomet. Même si son père, Friedrich, n’a plus de responsabilités, l’entreprise reste familiale. Les bureaux, clairs et simples, sont intimes. Les fenêtres ouvrent sur les alpages suisses et les vaches. Une douzaine de paires de chaussons confortables attendent les visiteurs.
Heinrich Thomet s’est construit un solide réseau de ventes d’armes dans les Balkans, en Israël et en Afrique. Il a également été impliqué dans quantité de scandales internationaux. Le New York Times et Rolling Stone l’ont cité comme courtier de jeunes hommes d’affaires américains qui tentaient de vendre au Pentagone de médiocres munitions albanaises. Il figurait alors sur la liste noire du département d’État pour des raisons classées secret-défense par la CIA.
En 2008, il a négocié des transferts d’armes vers le Zimbabwe, opération dont les détails complexes sont décrits dans un rapport publié en 2009 par International Peace Information Service, un groupe d’experts spécialisés dans les recherches sur le trafic d’armes illégal.
De 2002 à 2005, il a travaillé avec l’attaché militaire israélien en Suisse, Shmuel Avivi. Ensemble, les deux hommes ont créé une société d’exportation d’armes, Talon Security Consulting and Trade. Shmuel Avivi travaillait pour la défense israélienne, sa femme était salariée chez Talon. En 2011, l’attaché militaire a été inculpé en Israël pour abus de confiance. L’accusation d’escroquerie a été abandonnée contre ses aveux.
Après sa prise de participation dans le groupe Tara, Heinrich Thomet est devenu l’ami du ministre monténégrin de la Défense, Boro Vucinic. En 2010, le ministre a encouragé la production par Tara d’un nouveau fusil d’assaut répondant aux critères de l’Otan. Un an plus tard, les deux hommes étaient présents à une manifestation organisée à l’usine pour promouvoir et tester la nouvelle arme. À cette occasion, Heinrich Thomet a offert à Boro Vucinic deux mille fusils pour la police monténégrine, en signe de reconnaissance.
Un envoi aussi important que la cargaison transportée par les vols suspects entre le Monténégro et l’Arménie n’a pu se faire sans l’approbation du ministre monténégrin de la Défense. Compte tenu des liens noués entre Heinrich Thomet et Boro Vucinic, je me suis interrogée sur une possible implication du Suisse. Les membres du conseil d’administration de Tara, Heinrich Thomet inclus, ont refusé de m’accorder un entretien.
En tout, neuf permis d’exportation vers l’Arménie ont été délivrés en 2010 par le ministère monténégrin de l’Économie, et aucun l’année suivante. Dans les documents qui m’ont été transmis par le ministère, deux points apparaissaient. Le ministre arménien de la Défense était destinataire de tous les permis, et la société d’armement Montenegro Defence Industry était nommée comme l’entreprise exportatrice. Mais il y avait un problème : les rapports annuels du ministère de l’Économie étaient loin de mentionner assez d’exportations vers l’Arménie pour remplir trente-neuf IL-76.
Le ministre adjoint, Goran Šepanovic, n’a pu expliquer ce décalage, mais il s’est empressé de souligner que tout chargement ne provenant pas du Monténégro ne relevait pas de sa responsabilité directe. S’il s’agissait de marchandise en transit, m’a-t-il dit, elle n’a pu arriver par voie aérienne, car les vols IL-76 vers l’Arménie n’étaient pas en transit ; et si la marchandise est arrivée par voie terrestre, c’est qu’elle venait des stocks d’un pays voisin : la Bosnie, la Serbie ou l’Albanie.
Dans un café minable de Sarajevo
La Bosnie était, sous Tito, le grenier militaire de la Yougoslavie. Après la guerre, la République s’est retrouvée avec d’abondants surplus et une industrie de l’armement démesurée, qui ne pouvait être abandonnée sans supprimer des milliers d’emplois. Le marché national étant inexistant, les exportations restaient le seul moyen viable pour se débarrasser des surplus et écouler la surproduction.
Légalement, le gouvernement bosniaque est responsable de la liquidation des surplus qu’il s’agisse de ventes, de dons ou de la destruction des stocks. La communauté internationale favorise cette dernière option et finance leur élimination dans plusieurs usines civiles. Cette situation alimente des rumeurs selon lesquelles les usines vendraient les armes qu’elles sont payées pour détruire.
À Sarajevo, j’ai été présentée à un politicien serbe nerveux et volubile, qui disait avoir des informations sur l’origine des marchandises en partance pour l’Arménie. Nous nous sommes rencontrés dans un café minable, près du dépôt de bus de la capitale bosniaque. Il n’y avait pas une femme, un habitué m’a laissé sa place à côté du radiateur.
Le politicien s’est mis à me parler à voix basse, en regardant souvent par-dessus son épaule. Selon lui, 12 000 tonnes d’explosifs avaient disparu de l’usine Pretis, à Vogošca, et le lot avait été envoyé en Arménie, après avoir transité par le Monténégro avec la bénédiction de l’ancien Premier ministre, Milo Djukanovic.
Soupçonnant qu’il s’agissait de pure spéculation, j’ai demandé au politicien serbe s’il connaissait l’horaire des départs. « Tous les avions décollaient à quatre heures du matin exactement ! » a-t-il répondu sans sourciller, ce qui n’a rien fait pour dissiper mes doutes.
Au terme de mon exploration de la ménagerie bosniaque, il était clair que les marchandises ne venaient pas des stocks de Bosnie.
Avec des variantes, cette histoire m’a été racontée par la plupart des hommes politiques serbes de Bosnie. Elle était fausse. Il s’agissait en réalité de 11 500 kilos, et pas tonnes ; et loin d’avoir disparu, les explosifs avaient été revendus à une autre usine locale. C’était comme la vieille blague soviétique : Rabinovitch a gagné une voiture à la loterie, sauf que ce n’était par une voiture mais un vélo, et qu’il ne l’a pas gagné mais qu’on le lui a volé.
Cela ne veut pas dire qu’au royaume du commerce international des armes, tout se passe dans le respect des lois. La Bosnie a sa dose de marchands louches. L’un d’eux, Dragan Kapetina, ancien ministre adjoint de la Défense et conseiller militaire du président serbe, fait l’objet d’une enquête pour avoir versé des dessous-de-table à des membres du gouvernement.
Son partenaire en affaires, Slobodan Tešic, originaire de Serbie, a eu de nombreux démêlés avec les autorités. En 2003, il a été interdit de voyage par l’ONU pour avoir introduit en contrebande des armes au Liberia, malgré l’embargo. Six ans plus tard, le département d’État l’a soupçonné d’avoir négocié avec le Yémen un contrat de près de cent millions de dollars.
Slobodan Tešic a installé sa base d’opérations en Bosnie en 2009. Sa société, Melvale, venait d’être officiellement interdite en Serbie de toute activité d’exportation d’armes et il ne gérait plus qu’une chaîne de pizzerias et un café à Belgrade, le Fortuna. Un an plus tard, la police secrète bosniaque a enquêté sur ses activités. Il a évité les poursuites, mais son oncle a été arrêté pour complot visant à exporter des armes vers le Soudan.
J’ai rencontré Slobodan Tešic, il criait beaucoup et parlait très fort, mais ni lui ni son associé, Dragan Kapetina, n’avaient joué le moindre rôle direct dans la livraison d’armes à l’Arménie. Au terme de mon exploration de la ménagerie bosniaque, il était clair que les marchandises à destination de l’Arménie ne venaient pas des stocks de Bosnie, ou des courtiers locaux. Je suis partie en Serbie.
Sasha, espion local serbe
La Serbie a renforcé en 2003 sa réglementation en matière d’exportation d’armes, après que l’exportateur d’État, Yugoimport-SDPR, a été surpris à fournir des armes à Saddam Hussein. Les livraisons, inscrites dans le cadre d’un accord passé en 1999 entre l’ancien président Slobodan Miloševic et Saddam Hussein, se sont prolongées bien après l’ère Miloševic.
Dans le nouveau système, les exportateurs doivent obtenir un permis auprès de trois tutelles gouvernementales : le ministère de l’Économie, le ministère des Affaires étrangères et le département de la Sécurité d’État. Autrement dit : aucun marché ne peut être conclu sans l’implication de nombreux hauts fonctionnaires. Dans la communauté des marchands d’armes serbes, on aime désormais arborer fièrement les permis octroyés par le gouvernement.
Les dernières exportations officielles de la Serbie vers l’Arménie ont eu lieu en 2007. Cette année-là, Zastava, un fabricant d’armes appartenant à l’État, a vendu pour 2,5 millions de dollars d’armes légères à Erevan. Craignant que Moscou ne s’offusque de voir ses plates-bandes foulées, le ministre des Affaires étrangères a d’abord bloqué la vente. Elle a été approuvée quand les Russes ont indiqué que cela leur était égal.
Sasha, un espion local qui jouissait de beaucoup de temps libre, est entré en scène fin mars. Grand et athlétique, vêtu de costumes sur mesure assortis à ses cheveux prématurément grisonnants, il était en retraite anticipée et avait d’anciens liens avec les autorités. Il a été ma première source correcte en Serbie.
Bien que membre de l’Otan, l’Albanie conserve d’énormes stocks de munitions, dont la supervision est assez contestable.
Les deux premières fois, il m’a simplement écoutée en hochant la tête, avant de disparaître discrètement. À notre troisième rencontre, il a ôté ses lunettes de soleil pour me lire un long courriel. Comme s’il s’agissait d’un secret d’État, il murmurait en s’interrompant pour faciliter la prise de notes. Il ne semblait pas se rendre compte que l’information qu’il me révélait était déjà connue de tous.
Comme intermédiaire possible dans les vols suspects, il a cité un Bosniaque soupçonné de contrebande, qui avait des liens avec le Premier ministre albanais. Sont venus ensuite – bien que Sasha se soit montré plus prudent quant à leur implication directe – les noms de Dragan Kapetina et de Slobodan Tešic, sur lesquels j’avais enquêté en Bosnie et que j’avais écartés.
Sasha était certain que l’Albanie était le fournisseur le plus évident de la cargaison des trente-neuf vols suspects à destination de l’Arménie. Bien que membre de l’Otan depuis 2009, le pays conserve d’énormes stocks de munitions, dont la supervision est assez contestable. Des dizaines de milliers de tonnes ont été détruites, mais l’Albanie possède encore dans ses réserves entre cent et deux cent mille tonnes de munitions.
Sasha prétendait aussi que la Serbie était restée en dehors de toute l’affaire. Il n’affirmait pas que le système était transparent, mais simplement que les autorités étaient transparentes pour lui. Sa retraite anticipée avait été bien méritée ; s’il s’était produit quelque chose, il en aurait entendu parler.
À notre quatrième rencontre, Sasha vint avec son propre interprète et renvoya le mien. C’est seulement quand nous sommes entrés dans le restaurant rempli de sièges en cuir beige inoccupés que j’ai compris : il s’agissait pour lui d’un rendez-vous galant. Parler de la pluie et du beau temps par le biais d’un intermédiaire n’est pas facile. Pour sortir de l’impasse, je me suis mise à bavarder avec l’interprète. Comme nous ne nous intéressions plus à lui, Sasha put se détendre, soulagé de ne plus avoir à parler d’armes pour une fois.
Avant de disparaître, Sasha suggéra une piste : Rokšped, une société de transport liée à l’ancien Premier ministre monténégrin Milo Djukanovic et à la contrebande, avait pu transporter les armes par voie terrestre entre l’Albanie et Podgorica.
Où tout s’écroule
Contrairement à son hypothèse, Rokšped n’avait rien apporté d’Albanie au Monténégro à l’époque des vols suspects. Ou du moins, la société de transport refusait de l’admettre. Le président de l’agence de contrôle des exportations de l’État albanais nia, lui, avoir délivré des autorisations d’exportations pour l’Arménie ces dernières années. Il m’affirma même que si le Monténégro servait de pays de transit pour des transferts d’armes, alors il hésiterait désormais à accorder des permis d’exportations vers ce pays.
Quelle surprise ! Les rapports monténégrins indiquent que l’Albanie est le principal pays d’origine des transferts d’armes vers l’Arménie. Le président de l’agence de contrôle des exportations de l’État albanais n’était-il pas assez malin pour lire ces rapports ? Ou pensait-il que je ne les avais pas lus ? Le certificat d’utilisation finale de ces exportations indiquait-il à tort le Monténégro comme destination ? Ou bien les armes avaient-elles été exportées d’Albanie il y a si longtemps que leur nationalité n’avait plus aucune importance ?
Pendant des semaines, peut-être deux mois, je n’ai pas pu progresser. J’ai eu beau multiplier les rencontres avec d’anciens marchands d’armes, des espions serbes, des nationalistes, des criminels de guerre, personne ne me disait rien. J’ai changé d’assistant, j’ai appris des notions de serbe et j’étais prête à renoncer quand un journaliste local m’a appelée pour me demander si je voulais rencontrer une source potentielle.
La piste syrienne du « colonel »
J’ai accepté, sans illusions. Le « colonel », un surnom dû à son ancienne proximité avec le gouvernement serbe, a accepté de me rencontrer dans le hall d’un hôtel sinistre, en béton, non loin de la gare centrale de Belgrade. Il a été ma deuxième source précieuse en Serbie, mais d’une manière que je n’aurais jamais pu prévoir.
Le « colonel » ne parlait pas un mot d’anglais, de russe ou de français, mais il s’est exprimé pendant des heures. Ses propos étaient décousus, et il oubliait que ni l’interprète ni moi ne pouvions le suivre. De temps en temps, il s’interrompait pour se lever et arpenter la pièce, puis revenait à notre table. « Où en étais-je ? » demandait-il, en vérifiant que nous l’écoutions encore.
Cinq heures plus tard, il s’est brusquement arrêté, s’est essuyé le front, a redressé sa chemise et a soufflé. Ses yeux un peu jaunes étaient injectés de sang et, d’une grosse sacoche en cuir, il a tiré une liasse de papiers. Douze pages qu’il s’est mis à numéroter en détaillant brièvement les différences entre les documents : listes de colisage exigées par les douanes, bons de chargement, manifestes de fret, certificats de stockage et déclarations douanières.
Pour expliquer les trente-neuf vols suspects, le « colonel » avait un scénario. La pile de documents décrivait, affirmait-il, une collusion échafaudée en septembre 2009 entre des marchands d’armes serbes et monténégrins pour transporter des munitions vers la Syrie par le biais d’un intermédiaire arménien, DG Arms.
Plus que d’apporter des réponses, cette version suscitait de nouvelles interrogations. Si les armes étaient bien parties pour Damas, pourquoi les Syriens, largement pourvus, auraient-ils voulu se procurer de vieilles roquettes antichars serbes ? Quelque chose ne collait pas. J’ai mis de côté les documents. Jusqu’au jour où le nom de DG Arms a refait surface. Par le biais d’une entreprise serbe de transport routier, Autotransport Kraljevo.
Dans ma chambre rose vif flottait un mélange d’odeurs de vieillards et d’ammoniaque.
Autotransport Kraljevo, gérée par l’État, a été privatisée deux fois. À Kraljevo, une ville de 120 000 habitants à deux cents kilomètres de Belgrade, en Serbie centrale, l’entreprise est responsable du réseau d’autobus et d’un magasin de pièces détachées pour automobiles. Elle achemine aussi à l’international des marchandises dangereuses. Cinquante-cinq de ses camions sont certifiés pour tous transports, excepté les produits radioactifs.
Grâce à une source que je ne peux nommer, le directeur d’Autotransport a été convaincu que j’étais une cliente potentielle. Il s’est donné beaucoup de mal pour m’impressionner et j’ai été logée à Kraljevo dans un centre pour personnes âgées et handicapées, géré par le frère du directeur. Dans ma chambre rose vif flottait un mélange d’odeurs de vieillards et d’ammoniaque.
Le scénario était plausible et la visite, ou plutôt la fête, dura deux jours. À Kraljevo, le déjeuner se transformait insensiblement en dîner puis, sans une seconde de répit, en souper tardif. Une foule était présente, et les repas ressemblaient étrangement à un mariage à la campagne. Autour de la table, on évoquait le bon vieux temps, mais nous parlions aussi d’Autotransport et du savoir-faire de la société dans le transport international.
Mon hôte tenait à m’expliquer pourquoi il est bien plus pratique de livrer un camion rempli de munitions à un port qu’à un aéroport. Si un bateau est en retard pour le transfert, il est facile de stocker la marchandise dans le port. Mais si un vol est en retard ou ne décolle pas, le camionneur est forcé de reprendre sa marchandise en vertu de la réglementation locale.
Quand le directeur d’Autotransport en est venu aux exemples concrets, un de ses amis, ancien militaire également expert en l’art de contourner les lois, lui a fait signe de s’arrêter, mais c’était trop tard. L’homme était lancé et il n’écoutait plus.
Voici ce qu’il m’a raconté : le 3 décembre 2011, l’équipage d’un avion a refusé de décoller de la Serbie pour les Philippines, parce qu’il pensait embarquer une cargaison de mines. Une discussion animée s’ensuivit, et lorsqu’un deuxième équipage refusa à son tour, Autotransport fut contraint de rapporter la cargaison d’où elle venait. La cargaison fut finalement envoyée par voie maritime.
Un tas de certificats tamponnés
Depuis quelques années, Autotransport perd des clients. La société a donc salué comme une bonne nouvelle la signature, en 2009, d’un contrat pour une série de livraisons d’armes et de munitions à destination du port de Bar et de l’aéroport de Podgorica. Ces livraisons ont été effectuées pour le compte de la Montenegro Defence Industry, déjà mentionnée par le ministère monténégrin du Commerce, à l’attention de DG Arms, la société arménienne qui figurait comme intermédiaire dans les papiers du « colonel ».
Le lendemain matin, le directeur d’Autotransport m’a préparé un tas de certificats signés et tamponnés afin de me prouver que son entreprise était gérée dans le respect des règlements. Parmi les documents, plusieurs faisaient état de nombreuses livraisons partant de Serbie et d’Albanie pour le Monténégro. Il s’agissait de roquettes antichars et autres munitions devant être livrées à l’aéroport de Podgorica. Les dates figurant sur plusieurs documents correspondaient aux dates des trente-neuf vols suspects.
De retour à Belgrade, j’ai rencontré Jasmina Roskic, charmante chef de service au ministère serbe de l’Économie. Elle m’a promis d’étudier l’hypothèse de la filière syrienne du « colonel » et la série de livraisons effectuées par Autotransport.
La chef de service a interrogé Petar Crnogorac, le directeur d’une société familiale de vente d’armes, CPR Impex, mentionnée dans les documents du « colonel » comme fournisseur de la société arménienne DG Arms. Celui-ci a aussitôt nié tout acte suspect et voulu me rencontrer. Nous nous sommes retrouvés à Belgrade, dans la salle de conférence de l’hôtel Moscou, un hôtel racheté en 2005 pour 8,45 millions d’euros par Mile Dragic, un producteur et exportateur d’armes qui vit entre Belgrade et Oslo et a été, un temps, interpellé.
Le directeur de CPR Impex n’était pas content. Petar Crnogorac a commencé par me reprocher l’intervention du ministère, qui pouvait lui valoir une suspension de ses permis pendant la durée de l’enquête. Il a aussi fait état de ses excellents avocats au cas où je déciderais de publier les documents. Pour faire du commerce avec les États-Unis, il faut une équipe de juristes d’élite, m’a-t-il expliqué en me remettant un papier à signer. Le papier disait que j’étais certaine que les documents étaient faux et que je n’allais pas les rendre publics. Comme je n’en étais pas sûre, j’ai proposé de modifier le texte pour confirmer qu’une discussion était en cours. Petar a accepté.
Apparemment, le gouvernement congolais avait des soucis, et c’était formidable de pouvoir l’aider.
Le pedigree de Petar Crnogorac – son père, Svetozar, fut responsable du marketing à l’usine d’armement de Zastava – lui vaut de parfaitement connaître les aspects juridiques du marché international de l’armement. Pendant la conversation, il m’a expliqué avec enthousiasme à quel point son entreprise familiale travaillait dans la légalité. Maintes fois, il m’a répété être l’un des rares dans son secteur à vendre des armes pour protéger les gens. Il tenait à montrer qu’il est honnête, respectueux des lois, un brave homme.
Ce désir se heurtait toutefois à son besoin d’affirmer son intelligence. Quand je lui ai demandé ce qu’il savait à propos de possibles transits de chars par le port de Bar, il a explosé. Oui, il y a eu des chars, il en avait négocié le transfert, mais ils n’étaient pas passés par l’Égypte ou l’Albanie. Qui était assez stupide pour le prétendre ? Comment avais-je même pu écouter ces gens au lieu de venir lui poser la question, à lui, en premier ? Sa société CPR Impex avait servi de courtier, oui, mais pour le compte de la République démocratique du Congo. Apparemment, le gouvernement congolais avait des soucis, et c’était formidable de pouvoir l’aider.
Petar Crnogorac a une connaissance de l’intérieur du marché de l’armement dans les Balkans, et il est prêt à en parler. Cela n’a pas de prix. J’ai voulu fixer un autre rendez-vous. Le patron de CPR Impex a refusé le samedi, car les week-ends sont réservés à sa famille : « Vous voyez, je vous le disais, je suis un brave homme. »
Étude de caractère mise à part, il a contesté les documents syriens de manière si vigoureuse et si détaillée que cela m’a inspiré des doutes quant au sérieux des fuites recueillies par le « colonel ».
J’avais essayé d’imaginer les raisons pour lesquelles le « colonel » aurait pu vouloir partager ses documents, mais j’en avais omis une : n’était-il pas un « dingue » ? Ou plus précisément un inat, uun mot serbe difficile à traduire qui relève tout à la fois de la méfiance, de la défiance, mais aussi de la nuisance. Une analyse approfondie des documents a confirmé qu’il s’agissait de faux. Le « colonel » les avait-il fabriqués lui-même ? Difficile à dire.
Il me restait encore un point à éclaircir : la charmante Jasmina Roskic du ministère serbe du Commerce n’avait pas répondu à ma demande quant aux livraisons réalisées par Autotransport.
Vers le dénouement
Zoran Damjanovic, l’ancien directeur de l’Usine 4 novembre devenue le groupe Tara, dirige aujourd’hui la société Montenegro Defence Industry, la troisième firme mentionnée dans les faux que m’avait remis le « colonel ». Dans ces documents, Montenegro Defence Industry apparaît comme l’un des fournisseurs de DG Arms en Arménie. La destination finale mentionnée est le port de Lattaquié en Syrie.
Au début de mon enquête, j’avais demandé un entretien à Zoran Damjanovic. Je voulais parler des vols suspects vers l’Arménie et il avait refusé. Le patron de CPR Impex, Petar Crnogorac, l’a finalement convaincu de me rencontrer pour nier toute connexion avec la Syrie. Zoran Damjanovic ne connaît pas de juste milieu. Il m’a reçue dans ses petits bureaux, au cœur de Podgorica, la capitale monténégrine, et avant même que nos cocktails aient été servis, il s’est mis à hurler. Il exigeait de connaître le nom de ma source. Interprétant ma réticence comme un signe de collusion, il est devenu plus furieux encore.
Pour calmer le jeu, sa fidèle assistante depuis quinze ans, Irena, s’est mêlée à la conversation en tenant des propos généraux et vagues sur les activités commerciales de Montenegro Defence Industry. La société, exportatrice officielle d’armes, est soutenue par l’État. Elle est la réincarnation de Yugoimport Mont, qui fut une filiale de Serbian Yugoimport SDPR jusqu’à ce que le Monténégro se sépare de la Serbie.
La première apparition de Zoran Damjanovic dans les médias en tant que directeur de Yugoimport Mont date de 2005. Il représentait alors – pour des commandes de munitions en Albanie – la société Melvale de Slobodan Teši≠, le vendeur d’armes serbe qui avait transféré ses activités en Bosnie en gardant sa chaîne de pizzerias en Serbie.
À cette époque, Zoran Damjanovic a aussi été accusé d’avoir fait disparaître les papiers administratifs d’une livraison de quatorze tonnes de mitraillettes à la société Talon de Shmuel Avivi, l’ancien attaché militaire israélien en Suisse, et au ministère irakien de la Défense. Il a vite retrouvé son poste, sans avoir à pâtir de l’accusation. Outre son rôle à la tête de Montenegro Defence Industry, Zoran Damjanovic est membre du conseil d’administration du groupe Tara, tout comme Heinrich Thomet, qui dirige BT International depuis son petit village suisse allemand de Riedbach.
« C’est lourd, ces trucs-là ! » a-t-il répliqué quand j’ai évoqué la quantité d’obus qu’il faudrait pour remplir trente-neuf avions.
Pendant plusieurs heures, nous avons étudié ensemble les documents probablement faux. Irena l’assistante m’a expliqué que Zoran Damjanovic était un ami de David Galstyan, le directeur de DG Arms en Arménie. Les deux hommes ont travaillé ensemble dans le passé, mais jamais comme ça, m’a-t-elle dit. « Comme quoi ? » ai-je demandé, curieuse. Elle n’a pu préciser ce qu’elle voulait dire.
Pendant la discussion, j’ai discrètement posé quelques questions sur l’Arménie. Soucieux de défendre sa légitimité, Zoran Damjanovic a répondu à toutes mes interrogations, mais de façon un peu floue. Il lui a fallu un moment pour s’en souvenir, mais il a reconnu avoir envoyé en Arménie des obus de mortier. « C’est lourd, ces trucs-là ! » a-t-il répliqué, impassible, quand j’ai évoqué la quantité d’obus qu’il faudrait pour remplir trente-neuf avions.
Zoran Damjanovic et son assistante, Irena, ont confirmé que la marchandise avait été transportée par Air Highnesses et V-Bird pour la voie aérienne, et par Autotransport pour la voie terrestre. Le détail de la cargaison ne correspondait pas exactement à la description de la livraison d’Autotransport, des roquettes antichars autopropulsées, portées à l’épaule pour un montant de plusieurs millions de dollars, mais admettons qu’il se soit aussi agi d’obus de mortiers – il y a eu de nombreux vols suspects après tout.
Les trois IL-76 volaient donc pour le compte des compagnies arméniennes V-Bird et Air Highnesses, et avaient bien transporté trente-neuf chargements entre Podgorica au Monténégro et l’aéroport militaire d’Erebouni en Arménie. L’un des appareils avait été utilisé par au moins quatre compagnies différentes en l’espace de trois ans : Southern Airlines, Air Highnesses, V-Bird et Skiva.
Le directeur de Southern Airlines, la plus ancienne de ces sociétés, vit aux Émirats et est lié à au moins l’une des trois autres. Les pilotes des IL-76, en majorité d’anciens officiers de l’armée de l’air soviétique, se moquent régulièrement de Southern Airlines sur les forums internet : « Vous voulez de l’adrénaline ? Vous voulez piloter un vieux coucou ? Vers des zones de conflit ? Par une chaleur de 50 °C, avec des moteurs défaillants ? En pensant qu’avec un peu de chance, vous ne vous ferez pas passer un savon mais rentrerez chez vous avec de l’argent en poche ? Alors venez ! Bienvenue à Southern Airlines ! »
Quand j’ai demandé à Zoran Damjanovic, le patron de Montenegro Defence Industry, si la société arménienne DG Arms était l’acheteur de la marchandise, il a hurlé « Non ! » et nommé une autre société, Mosston Engineering.
« L’équivalent d’un train de munitions »
Un cessez-le-feu a mis fin à la guerre du Haut-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Mais Erevan et Bakou restent engagés dans une course aux armements. Le président azéri s’est publiquement engagé à dépenser pour la défense de son pays plus que le budget total du gouvernement arménien. Pratiquement, l’Azerbaïdjan a consacré à sa défense dix fois plus que l’Arménie en 2011.
« Il n’y a pas de mortiers des Balkans sur les lignes de front du Haut-Karabakh, on les relègue en général en deuxième ou en troisième ligne », me dit un soldat arménien qui accomplit son service obligatoire de deux ans dans la province sécessionniste. Au front, les soldats ne voient qu’une raison pour laquelle l’Arménie achèterait des armes des Balkans : cette camelote est la moins chère.
Un ancien ministre arménien de la Sécurité nationale a été direct : bien sûr qu’il y a eu des importations, l’Arménie a un ennemi extérieur et n’a donc jamais assez de fusils. Se livrant à un rapide et précis calcul, l’ancien ministre a estimé que la cargaison des trente-neuf vols Il-76 représentait un total de 14 000 à 16 000 tonnes, soit l’équivalent d’« un train chargé de munitions ».
« Et alors ? » a-t-il poursuivi. Que des marchands d’armes soient actifs dans l’économie grise ? C’est une pratique courante de renvois d’ascenseur et d’évasion fiscale. Que la société DG Arms soutenue par le ministère arménien de la Défense soit inconnue en Arménie ? C’est le monde des affaires, voilà tout !
Avec mon chauffeur Karen, j’ai passé des semaines à chercher le directeur de DG Arms, David Galstyan. Bien connu des marchands d’armes des Balkans, cet homme est pratiquement inconnu en Arménie. Karen pensait que David Galstyan n’était pas loin, mais il restait introuvable. Nous n’avons même pas pu obtenir confirmation que « Galstyan » était bien son vrai nom.
Le nœud des Seychelles
En 2007, la société DG Arms a été mentionnée dans la presse après avoir investi plusieurs millions de dollars dans la modernisation d’une usine arménienne de munitions, c’est tout ce qu’on en sait. Malgré l’ampleur de ses opérations, la société n’a ni siège social physique ni numéro d’enregistrement.
Les documents d’expéditions indiquaient pourtant une adresse au cœur d’Erevan, le 3A, rue Amiryan, mais je n’y ai trouvé aucune trace de DG Arms. Le numéro de téléphone indiqué était réel. Une secrétaire m’a répondu que j’étais bien au siège de DG Arms, que David Galstyan n’était pas là et que, non, elle ne pouvait pas me donner l’adresse !
Le lendemain, le patron de DG Arms m’a appelée. Comme je m’y attendais, David Galstyan a nié avoir participé aux transports de marchandises vers l’Arménie en 2010 ou 2011. C’était bizarre, puisque son proche collaborateur, Zoran Damjanovic, le patron de Montenegro Defence Industry, avait déjà confirmé que cela avait eu lieu.
À la tête de DG Arms, David Galstyan est aussi le propriétaire de Mosston Engineering, une société citée par Zoran Damjanovic comme l’acheteur des cargaisons transportées par les Il-76. Mosston Engineering partage une adresse aux Seychelles, à l’Oliaji Trade Centre, avec la société Melvale de Slobodan Teši≠, le vendeur d’armes serbe qui avait transféré ses activités en Bosnie en gardant sa chaîne de pizzerias en Serbie.
Parfois, je ne peux m’empêcher d’imaginer tous ces gens aux Seychelles en train de se disputer pour une agrafeuse qui a disparu, ou pour savoir qui doit remplacer la cartouche d’encre de l’imprimante du bureau.
Ce n’était pas la première fois que Mosston Engineering achetait des armes au nom de l’Arménie. En 2007, David Galstyan était allé tester en Albanie des obus de mortier avant de signer un contrat d’achat de sept millions de dollars. Il représentait en même temps la société Melvale de Slobodan Tešic.
Plus récemment, Mosston a été lié à un accord de transfert d’armes moldaves vers l’Arménie, via la Lettonie. L’accord portait sur plusieurs milliers de roquettes antichars guidées et sur des roquettes antiaériennes non guidées S-8, de fabrication soviétique. La compagnie lettone qui a servi d’intermédiaire entre la Moldavie et Mosston n’avait pas de licence de courtage et l’Arménie n’a jamais accusé réception des roquettes S-8.
L’imbroglio
C’est seulement quand il fut temps de partir que Karen, le chauffeur, comprit pourquoi David Galstyan lui avait semblé si familier. Karen avait été jadis le voisin de la famille Galstyan. Après la mort acidentelle de sa femme, la vie de Karen s’était divisée en deux. Ses anciens voisins appartenaient à cette vie qu’il s’était efforcé d’oublier. Dans son enfance, Karen avait connu David Galstyan, mais il avait perdu tout contact avec lui. La sœur de Karen avait fait des études de médecine avec l’épouse de David. Le cousin de David habite encore à côté de chez Karen.
Nous avions trouvé l’usine, nous avions trouvé DG Arms, nous avions trouvé les associés de David. L’imbroglio commençait à se dénouer, ne serait-ce qu’en montrant qu’il y avait partout des nœuds. Les jours suivants, j’ai trouvé une dizaine de pistes nouvelles, qui mériteraient toutes d’être suivies, mais pas une ne menait à une conclusion à la fois honnête et satisfaisante. Les groupes d’enquêteurs spécialisés dans les transferts d’armes ne comptent plus les cas de ce genre, incomplets et partiellement résolus. Ils savent bien que seul un petit pourcentage de coupables se fait prendre.
Traduction : Laurent Bury.