Jeux mobiles : la recette pour hacker les cerveaux disponibles

Écrit par Rémi Bayol Illustré par Léa Taillefert
10 octobre 2025
visage de femme avec mobile comme une sucette
À Istanbul, capitale des jeux vidéo ultra-simples et addictifs, Atilla Kabakcıoğlu conçoit des applications qui rendent le joueur toujours plus accro à son smartphone.
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« Make it fun, make it simple. » Le cahier des charges d’Atilla Kabakcıoğlu tient en un slogan. Sa routine consiste à pondre des jeux pour téléphone portable au rythme d’une poule en batterie. En quatre ans, le trentenaire en a imaginé une soixantaine. « J’avais l’impression de faire des burgers chez McDonald », témoigne le designer vidéoludique turc dans un anglais fluide. Chaque création ne nécessite pas beaucoup plus d’une semaine. La production est expéditive, séquencée et n’implique que trois ou quatre employés. Une formule méga low cost qu’Istanbul, deuxième centre de production de jeux vidéo mobiles en Europe derrière Londres, a érigée en modèle. Le bureau d’investissement de la présidence de la République de Turquie y dénombre 500 studios actifs, dont 70 % emploient moins de dix salariés.

Slap Masters – « Les Maîtres de la gifle » – est l’un des premiers succès d’Atilla Kabakcıoğlu. Le principe du jeu est aussi simple que jouissif : donner des claques à son adversaire pour le faire décoller et glaner des pièces au passage. Le designer en a eu l’idée en tombant sur une émission russe dans laquelle des colosses se mettaient des mandales jusqu’à tourner de l’œil. D’après son éditeur, plus d’un million de curieux ont téléchargé l’application depuis son lancement à l’été 2020. On parle de jeux « hypercasuals », car fondés sur une action simple, gratuits et à durée de vie limitée – on finit par se lasser. Ils représentent aujourd’hui, selon l’agence d’analyse spécialisée Sensor Tower, un tiers des téléchargements du jeu vidéo mobile, dont les revenus dépassent les 80 milliards de dollars – soit le triple de l’industrie musicale.

Les joueurs doivent sentir qu’ils progressent : qu’ils deviennent plus riches, plus puissants, plus gros.

Atilla Kabakcıoğlu, concepteur de jeux

« La différence principale entre les jeux traditionnels et les miens, détaille-t-il, c’est la complexité de la boucle de jouabilité », soit l’action que va répéter le joueur au fil de ses parties. Plus le jeu est complexe, plus les boucles s’ajoutent. Répétition simple : faire sauter un oiseau jusqu’à ce qu’il touche un obstacle. Game over, play again. Variation complexe : diriger un oiseau à travers des mondes imaginaires, tuer tous les ennemis, collecter les trésors, acheter de nouvelles ailes pour qu’il aille plus vite. Pour hypnotiser un distrait coincé dans les transports, la première formule fait des ravages. « Les joueurs doivent sentir qu’ils progressent : qu’ils deviennent plus riches, plus puissants, plus gros, s’amuse Atilla Kabakcıoğlu. Ils reviennent parce qu’ils aiment ce fantasme de pouvoir. »

Barista Life, son grand œuvre, téléchargé plus de 8 millions de fois, permet d’incarner un vendeur de boissons : un client virtuel arrive et passe sa commande ; au joueur de la préparer. « Pour élaborer un sandwich, il faut réaliser un petit puzzle. Pour une salade, glisser quelques ingrédients et mélanger. En quelques mouvements, on fait beaucoup de choses. C’est gratifiant. »

Un monstre, un diamant, une publicité

Pour les éditeurs de ces applications, le retour sur investissement repose sur la surproduction : sur cent jeux, seule une poignée rapporte et compense les échecs. Une multitude de modèles hypercasuals sont ainsi propulsés dès leur sortie dans un flot de publicités sur TikTok, YouTube et consorts. Commence alors l’analyse des courbes : combien de téléchargements ? Combien de fois les joueurs reviennent-ils avant d’abandonner ? Le temps passé à jouer est la donnée capitale, car le modèle économique repose sur les publicités glissées entre les parties et, donc, sur la capacité des designers à maintenir les utilisateurs captifs. Si les résultats sont maussades, l’application est tuée en moins de trois jours.

Pour s’assurer que les joueurs ne zappent pas dès la première réclame, chacun sa technique. Atilla Kabakcıoğlu donne en exemple un de ses succès, Long Nails 3D, où le joueur incarne un personnage dont les ongles géants servent à lacérer des monstres et collecter des diamants. « Au fil des parties, on débloque de nouvelles tenues et de nouvelles couleurs d’ongles, mais il faut regarder des publicités pour ne pas les perdre dans la foulée. »

Au bout de cinq ans de boucles de jeux infinies, le designer a dit stop. Pas tant par crainte de trop nourrir les téléphones mondiaux de brainrot (« pourrissage de cerveau », ces contenus numériques abrutissants de courte durée) que pour mettre son talent au service de créations plus élaborées. Le jeune Turc n’a aucun remords : « Après tout, je n’ai mis une arme sur la tempe de personne, chacun est libre de jouer. »

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