Dans le Haut-Karabagh défiguré, la quête d’un papillon au nom du père

Photos par Rena Effendi Un récit photo de Manon Milleret
10 décembre 2025
Satyrus effendi sur une feuille de journal
Par-dessus les mines et les tranchées séparant l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la photographe Rena Effendi s’est lancée à la poursuite d’un rarissime insecte qui porte son nom. Ou plutôt celui de son père, Rustam, célèbre entomologiste.
Par-dessus les mines et les tranchées séparant l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la photographe Rena Effendi s’est lancée à la poursuite d’un rarissime insecte qui porte son nom. Ou plutôt celui de son père, Rustam, célèbre entomologiste.

Il y a une dizaine d’années, alors qu’elle ­cherchait son patronyme sur Internet, Rena est tombée sur la page Wikipédia de son père. À la fin d’un paragraphe, une note retient son attention : un papillon porte le nom Effendi. Satyrus effendi. Découverte en 1989 par le naturaliste ukrainien Yuri Nekrutenko, l’espèce a été baptisée en l’honneur de son ami et collègue Rustam.

Le célèbre entomologiste soviétique azerbaïdjanais, n’ayant eu que des filles, voit ainsi son nom se perpétuer non pas dans les gènes, mais dans les ailes. Ironie du sort, ce papillon homonyme et rarissime ne rejoindra jamais sa collection. La photographe trouve là les prémices de son projet à venir : mettre la main sur ce petit être volant, réputé insaisissable.

Rustam Effendi a consacré sa vie à sa passion pour les lépidoptères, parfois au détriment de sa famille. L’hiver, il s’enfermait dans un studio, guettant le retour du printemps et de l’été – les saisons des papillons. Dès les premiers rayons du soleil, il partait pour les montagnes du Caucase afin d’observer et de collecter nombre d’espèces. « Il rapportait des cocons dans des bocaux, des chenilles qui s’agitaient dans des boîtes d’allumettes, et des papillons pliés dans des enveloppes. » Décédé en 1991, il a laissé derrière lui une collection de près de 90 000 spécimens, aujourd’hui pratiquement réduite en poussière.

« L’histoire de sa vie »

Rena Effendi n’a pas hérité de l’enthousiasme paternel pour l’entomologie, mais elle en a capturé l’essence. Photographe de renom, elle a publié en 2013 une monographie mêlant ses images aux archives de son père. Une première manière de rendre hommage à un homme qu’elle a peu connu, mais qui façonne encore sa vision du monde. « Mes souvenirs de lui ne sont qu’une mosaïque d’images éparses, une collection de photographies jaunies et de récits parfois contradictoires. Je suis devenue peu à peu obsédée par l’idée de reconstituer l’histoire de sa vie. »

Avec le Satyrus effendi, l’hommage prend une nouvelle dimension. Rena marche dans les pas de son père. Elle aurait voulu traverser à pied la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, comme il le faisait avant la chute de l’Union soviétique. Mais les deux pays sont entrés en guerre, et leurs frontières se sont fermées et militarisées.

Après la chute de l’URSS, en 1991, les deux ex-­républiques soviétiques se sont disputé le contrôle du Haut-Karabagh, une région montagneuse d’Azerbaïdjan peuplée majoritairement d’Arméniens. Plus de trente années de guerre et d’occupation ont réduit en ruines les villes et villages que Rustam Effendi visitait régulièrement. Le chemin de fer du Zanguezour, principal moyen de transport dans la région, a été démantelé et ses rails transformés en pièges antichars. Les champs où le scientifique chassait les papillons ont, eux, été creusés de tranchées et minés.

Le fantôme du père

Pour pouvoir refaire les trajets de son père, Rena Effendi a dû solliciter les plus hautes instances gouvernementales des deux pays. En 2021, après des mois de négociations, l’Azerbaïdjan l’autorise à approcher la frontière arménienne sous escorte militaire. Entre 2021 et 2023, elle parcourt chaque été les montagnes du Caucase, suivant le fantôme paternel à la poursuite de l’insecte qu’il n’a pas eu le temps d’attraper.

Lors de sa première expédition, elle est accompagnée de Parkev Kazarian, un ami de Rustam Effendi et l’un des rares à avoir observé le papillon, en 1991, du côté arménien de la frontière. Mais le Satyrus effendi semble avoir disparu de plusieurs de ses habitats historiques, défiant encore quiconque tenterait de le retrouver. À l’expertise de Parkev s’ajoute celle de Dmitrii Morgun, entomologiste russe qui a aperçu le spécimen en 2016. « C’est un papillon véritablement mythique. Son habitat est si reculé, si difficile d’accès, que la plupart des scientifiques doutaient même de son existence. »

C’est avec lui que la photographe obstinée poursuit sa quête, dont le documentaire Searching for Satyrus, attendu cet hiver, sera le fruit. Un matin, après trois étés de marche et de doutes, alors qu’elle s’était presque convaincue qu’elle ne le verrait jamais, Rena aperçoit enfin Satyrus effendi. On dit que le battement d’ailes d’un papillon peut provoquer une tornade à l’autre bout du monde. Celui-ci, sans fracas, a réconcilié une fille avec le souvenir de son père.

Ligne électrique distendue
Un champ de mines à Agdam, dans le Haut-Karabagh azerbaïdjanais, le 19 décembre 2020. Selon Khalid Zulfugarov, le responsable local de l’Agence de déminage de la République d’Azerbaïdjan, il pourrait falloir jusqu’à dix ans pour déminer les territoires repris cette année-là aux forces arméniennes et les rendre à nouveau sûrs pour les populations. « Nous considérons donc que toutes les terres sont dangereuses ici », dit-il.
Roquette russe Smerch non explosée, plantée dans le sol

Une roquette russe Smerch non explosée. Ce type d’armes, utilisé par l’armée arménienne, jonche les champs de mines antichars du district azerbaïdjanais de Fizouli, le 19 décembre 2020.

Munitions et débris de roquettes ramassés dans les champs

Munitions et débris de roquettes ramassés dans les champs dans la province d’Agdam, en Azerbaïdjan, le 10 novembre 2023.

Ruines de la façade de la rédaction du journal azerbaïd­janais Araz
Ruines de la façade de la rédaction du journal azerbaïd­janais Araz dans la ville de Fizouli, le 11 novembre 2023. Le bâtiment a été détruit au cours des bombardements arméniens d’août 1993.
Parkev Kazarian, assis sur son lit chez lui dans le nord de l’Arménie, fumant une cigarette
Le taxidermiste Parkev Kazarian dans sa hutte près de Gyumri, dans le nord de l’Arménie, le 22 avril 2022. « Mon père lui a appris à collectionner et à conserver les papillons », se souvient Rena Effendi. Il a accompagné la photographe pour sa première expédition dans le Haut-Karabagh.
Portrait de Goga, conducteur de véhicule tout-terrain, appuyé sur un pneu
Goga, conducteur d’un UAZ, véhicule tout-terrain sovié­tique, le 5 août 2022. Il a guidé Rena Effendi et Parkev, l’ami de son père, dans les montagnes en quête du Satyrus effendi. Une semaine à le chercher, sans succès.
Un berger, avec une de ses bêtes, observe le paysage montagneux
Un berger observe l’habitat montagneux du Satyrus effendi, à 3 100 mètres d’altitude, le 7 août 2023. L’espèce évolue au-dessus de la crête du Zanguezour, dans le Nakhitchevan, enclave azerbaïdjanaise frontalière de l’Arménie, pendant environ deux semaines entre juillet et août. Ses chenilles se nourrissent d’une plante céréalière que les éleveurs donnent à manger à leur bétail.
Rena Effendi, filet à la main, sur les terrains de chasse aux papillons de son père
Rena Effendi sur les terrains de chasse aux papillons de son père, à Maral-Gel et Goy-Gel, deux lacs à l’ouest de l’Azerbaïdjan, proches des lignes de front.
Photo d'archive, en noir et blanc, de Rena avec son père
Rena Effendi et son père Rustam, sur le balcon de leur ­maison à Bakou, en Azerbaïdjan, en 1987. Elle a 10 ans, lui 52 ans, et c’est le seul cliché que la photographe possède où ils sont ensemble.
Montagnes d’Eghegnazor, en Arménie. Un sentier les traverse
Les montagnes d’Eghegnazor, en Arménie, le 6 août 2022. C’est là que Parkev Kaza­rian, l’ami de Rustam, a observé le Satyrus effendi en 1991.
Portrait de Fatima
Fatima, à Nakhitchevan, en Azerbaïdjan, le 29 juillet 2022. Sa famille a hébergé Rena chaque fois qu’elle passait au village, pendant ses trois années de recherche du papillon mythique.
Papillon blanc, tacheté de nuances de jaune, de vert et de gris, posé sur une brindille
L’Échiquier des Balkans (Melanargia larissa) à Nakhitchevan, le 29 juillet 2022. Rena a observé cette espèce de papillon des plus communes dans la région pendant ses années de quête du Satyrus effendi.
Satyrus effendi sur une feuille de journal
Écailles veloutées, teintes brun ­foncé, deux taches noires pareilles à des yeux fixant le monde, le voici : le Satyrus effendi. Ce papillon rare et menacé habite un terrain montagneux à la frontière inhospitalière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie.