Trompe-la-mort cherche mentor

Écrit par Robin Bouctot Illustré par Xavier Lissillour
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Trompe-la-mort cherche mentor
Trompe-la-mort cherche mentor
Épisode 1
Trompe-la-mort cherche mentor
(1/3) La rocambolesque épopée d’un aventurier idéaliste, guide de montagne devenu pirate des mers à l’assaut des calottes polaires.
En cours de lecture
Trouille bleue sur le continent blanc
Épisode 2
Trouille bleue sur le continent blanc
(2/3) Aux Malouines, Jean découvre que le mythique navigateur Jérôme Poncet n’est pas mort. Ensemble, ils vont monter une expédition.
Avaries en série à Paimpol
Épisode 3
Avaries en série à Paimpol
(3/3) Après ses adieux à Jérôme, Jean se lance dans un nouveau projet fou : racheter un voilier et explorer des zones polaires inexplorées.
Comment un guide de haute montagne se retrouve-t-il le propriétaire, lourdement endetté, d’un voilier incrusté de marbre, avec une seule idée en tête : faire cap coûte que coûte vers l’archipel des Malouines ? Jean Bouchet a entendu l’appel du large, à travers la voix de Jérôme Poncet, un marin de légende oublié depuis des années sur une île déserte. Qui deviendra son mentor.

Pris au piège à l’abri d’une petite cavité creusée dans la neige, Jean et Lionel grelottent. Nous sommes en 1996. Ou peut-être en 1997, Jean ne se souvient plus très bien. La tempête s’abat sur le Fitz Roy depuis une semaine, et ils n’ont aucune issue. Les deux amis se sont envolés pour les sommets de Patagonie, en Argentine. Ils n’ont pas pris de vol retour, histoire de faire des économies en cas d’accident mortel… Et les voilà coincés sur les flancs de la terrifiante montagne, en équilibre au-dessus du vide, affamés et gelés. Jean, 27 ans, a accepté l’idée qu’ils ne s’en sortiraient pas.

Le sixième jour – à moins qu’il s’agisse du septième, ou du huitième –, Lionel lui raconte l’histoire d’une grande évasion. C’est celle de deux copains, deux gars des Alpes, un peu comme eux, qui, au début des années 1970, sont partis explorer les zones polaires sur leur petit voilier. À bord du Damien, Jérôme Poncet et Gérard Janichon ont parcouru l’Arctique, remonté l’Amazone, franchi le cap Horn, affronté les soixantièmes déferlants et se sont perdus au milieu des icebergs du Grand Sud. La légende dit que l’un des deux n’est jamais revenu des glaces. Est-ce la fatigue ? L’imminence de la mort ? La faim et le froid ? Jean est frappé par cette histoire. Quelque chose s’éveille en lui. L’épopée est grandiose, au-delà de ses rêves. Si ces deux-là l’ont fait, alors il reste peut-être quelques espaces pour respirer sur Terre. S’ils s’en sortent, Jean et Lionel se promettent de vivre dans le sillage de ces géants.

Le marin du karaoké

Décembre 2022, Paimpol, en Bretagne. Les journées me paraissent si longues. Je bouillonne. La formation de matelot de pont est très théorique et, pendant que nos profs nous lisent des polycopiés sur les règles de sécurité et les lois maritimes, je rêve du large, de me prendre des paquets de mer sur la tronche, de faire le tour des pontons à la recherche d’un bateau de pêche. En attendant, je loue une petite chambre dans la maison d’un vieux capitaine avec un gros nez et un chien baptisé Lafayette. Quel ennui.

Un soir, je rencontre David dans un karaoké en ville. Moitié marin, moitié montagnard, il est de retour des Kerguelen, en route pour un refuge en Vanoise. Entre les deux, il fait quelques bricoles à bord de Kamak, le plus grand voilier du port. Une semaine après, un SMS m’invite à passer à bord avant 20 heures. « Je pars demain. C’est toi qui prends le relais sur le bateau. C’est vu avec Jean, l’armateur. »

Le soir, dans le carré, c’est guitare, clarinette, Brassens et anecdotes de marins.

À peine matelot, en formation au lycée maritime de Paimpol, j’habite cet immense voilier seul pendant un mois, puis l’équipage arrive – sans être au courant qu’il y a un squatteur. On reste à quai et on devient copains. Tandis qu’ils ont le nez dans le moteur, les voiles et les tableaux électriques, je m’occupe de la cuisine, je pique la rouille et prépare un stock de confitures suffisant pour leur saison dans le Nord. Le soir, dans le carré, c’est guitare, clarinette, Brassens et anecdotes de marins. Celles au sujet de Jean, le propriétaire, folles et à mourir de rire, me font crever d’impatience de le rencontrer.

Le 1er février 2023, une semaine avant leur départ pour la Norvège, il débarque finalement avec ses cheveux hirsutes, son sourire de gamin et quelques « amis du bateau ». Il m’invite aussitôt dans un café du port pour me raconter son histoire. Pas pour se mettre en avant, me répète-t-il, effrayé à l’idée de se départir de son humilité. Mais, pour me faire comprendre ce bateau, il est « obligé » de faire quelques détours par son passé.

Il mime la roche, le froid et la peur

Au fond de la brasserie, un petit verre de bière serré entre les mains, Jean Bouchet oublie rapidement ma présence pour se lancer dans un monologue. À quelques heures du départ de son immense voilier amarré de l’autre côté de la rue pour l’archipel des Lofoten en Norvège, il parle, parle, parle, et assemble les histoires les plus folles qui, à ses yeux, n’en forment finalement qu’une. Le Fitz Roy, donc. Le début de tout. Mimant la roche, le froid et la peur, l’alpiniste revit l’épopée avec la même intensité, quasi en apnée. « On n’a jamais vu le sommet, mais on s’en est tirés : une fenêtre météo inespérée nous a permis de redescendre de notre grotte. » Ses yeux brillent. Il en a oublié de retirer sa doudoune bleu ciel, de laquelle des plumes s’échappent et voltigent tout autour de son visage bruni. Certaines atterrissent dans ses cheveux, éternellement en pétard. « J’ai tenu grâce à l’histoire de ce Jérôme. C’était viscéral. Le reste n’était pas important. Sans ça, je serais mort. »

J’apprendrai à connaître Jean et découvrirai que c’est un fin conteur, un infatigable bavard aussi. Bernard, un de ses vieux amis, venu en Bretagne pour participer aux derniers préparatifs du navire, dit que ceux qui ne le connaissent pas ne peuvent pas le croire. Jean n’en a rien à faire. Ce n’est pas vraiment de sa faute si lui, l’alpiniste marginal, maladroit et rêveur qui ne savait rien de la mer, est devenu propriétaire de ce ketch à 650 000 euros, avec salles de bain en marbre et cache d’armes dissimulée dans le coffre du mât.

Jérôme s’est construit une cabane dans l’une des dernières zones blanches du planisphère.

Pas sa faute non plus s’il a fini par le rencontrer, ce marin fou des mers du Sud dont l’histoire lui a sauvé la vie. Jérôme Poncet, « une légende vivante », qui a navigué en pirate sans balise GPS sur les mers les plus démontées, qui a côtoyé Bernard Moitessier et d’autres figures mythiques, qui s’est construit une cabane dans l’une des dernières zones blanches du planisphère, sur une île déserte de l’archipel des Malouines, pour s’y installer… Jérôme est devenu bien plus qu’un mentor. « Depuis, tout découle de là. Le lien qui nous unit donne un sens à mon existence. » Peut-être pas le destin ou la fatalité, mais quelque chose de cet ordre, inévitable.

Alors, quand Jean a appris que Jérôme était malade, à bientôt 80 ans, il a pris la décision de sa vie – une de plus : le rejoindre sur son île pour un dernier voyage. Mais le départ est sans cesse repoussé : les travaux sur le bateau – et les dettes – s’accumulent, surtout il manque un équipage prêt à partir pour le Sud. L’alpiniste tremble, terrorisé par le temps qui passe. Cette année, il doit partir.

Porteur pour touristes

Novembre 1969. Jean Bouchet voit le jour en Algérie. Non, il rectifie. Il est propulsé dans le monde « contre son gré » à Alger. Son père, apparemment traducteur du président Houari Boumédiène et journaliste, est invisible. C’est sa mère, institutrice et seule, qui l’éduque avec ses deux sœurs. La vie devient compliquée dans le pays, et ils atterrissent tous les quatre à Grenoble, « dans un appartement pourri ».

Jean abrite une colère immense. Il bouillonne contre cet homme absent, responsable de son existence, et se perd dans des questionnements vertigineux. L’école est « une torture » et il n’y a que dehors ou la tête en l’air, l’œil sur sa longue vue, qu’il peut respirer. Le petit télescope est un cadeau de sa mère, offert après un incident qui l’a terrifié. « On jouait dans une décharge avec des copains, et j’ai pris du produit chimique dans les yeux. Je n’y voyais plus rien. On a cru que j’allais devenir aveugle. J’avais tellement peur de m’endormir et de plus jamais rien voir... »

Un jour, un guide de montagne remarque le jeune homme à l’occasion d’une sortie d’initiation à l’escalade. Il l’emmène pour une ascension. Sur les falaises et dans les pierriers, le gamin se démerde, agile et déterminé. S’il accepte de se faire porteur – des cordes et des sacs des clients –, il pourra revenir, participer à d’autres excursions et apprendre à vivre avec les sommets, lui propose le guide, un moustachu qui fume la pipe au pied des parois.

À 15 ans, écrasé par des pensées sombres, Jean se sauve dans le Vercors. Il y restera trois ans, quasi-ermite.

Les aventures s’enchaînent et, glacier après glacier, le métier de guide devient son rêve. « Je trouvais la montagne inquiétante, mais la bienveillance de cet homme et la confiance qu’il m’a témoignée m’ont apporté une certaine assurance, même si j’ai conservé une sorte de doute systématique. C’est, je crois, l’une des explications à ma survie jusque-là… »

Bientôt ces escapades loin de la ville ne suffisent pas. À 15 ans, écrasé par des pensées sombres, Jean se sauve dans le Vercors. Il y restera trois ans, quasi-ermite, réfugié dans des grottes ou, parfois, dans une petite chambre glaciale, sous les toits d’une ferme. Il passe ses journées à l’affût des bouquetins sur les hauts plateaux, court les forêts désertes, mange peu et descend parfois chez des paysans pour se nourrir en échange de menues besognes. L’époque est terrifiante et magnifique, fondatrice. « Si j’étais mort en chutant d’une falaise, personne n’aurait jamais retrouvé mon cadavre. Même ma mère ne savait pas vraiment où j’étais, confie-t-il à voix basse et en butant sur les mots. Je n’ai jamais pu retourner là-bas, c’est trop intense. Les souvenirs sont marqués dans mon corps, c’est physique. Il faudrait une raison vraiment forte, que ce soit pour quelque chose d’ultime. » 

Dans les entrailles de la terre

C’est l’armée qui le rattrape, pour le service militaire. « Autant dire, l’enfer. » Son vieux mentor guide de montagne – qui confie aujourd’hui considérer Jean comme son « deuxième fils » et comme « un géant de l’alpinisme » – lui fait passer des messages en douce avec les dates et les lieux de ses sorties de plein air. Jean s’évade de la caserne en volant des skis et passe une bonne partie de l’année au cachot. Finalement, il sort.

À 18 ans, il retourne s’enfoncer dans le massif des Écrins. Mais, alors qu’il galope sur un glacier, le sol s’effondre et disparaît sous ses pieds. Jean s’enfonce dans un goulot sans fond, un entonnoir lisse comme une patinoire. Sa chute s’arrête juste avant l’obscurité totale et il se retrouve coincé en équilibre au-dessus de ce qui semble être une porte vers les entrailles de la terre. « C’est la première fois que j’ai autant espéré mourir. J’étais paralysé, complètement gelé et incapable de me suicider faute d’outils. C’était interminable, j’ai tellement souffert. Et je voyais ce minuscule rond de lumière qui me narguait et qui m’a hanté pendant des années. J’ai réussi à remonter par miracle en me tortillant jusqu’à attraper mon piolet. Ça a pris un temps indescriptible. Je crois que je suis revenu d’entre les morts ce jour-là. J’ai conscience d’être un survivant. »

Extraterrestre de la course aux exploits et du fric, le jeune guide de Chamonix continue son chemin à la marge.

Quelques années plus tard, il est l’un des plus jeunes diplômés de la prestigieuse école des guides de Chamonix, l’Ensa. « À 25 ans, je comprends que mon rêve est réalisé. Là, je me dis, “merde, qu’est-ce que je vais faire après ça ?” », poursuit-il sur le pont de Kamak, incapable de suspendre son récit, alors que l’équipage court dans tous les sens autour de lui pour finaliser l’avitaillement. Extraterrestre au royaume du prestige, de la course aux exploits et du fric, le jeune guide continue son chemin à la marge, mène des clients vers les sommets et hors des sentiers battus, ouvre des voies et réalise de difficiles ascensions sans chercher à attirer les regards. Plusieurs fois, il est pris dans des avalanches, dont une qui l’emporte du haut d’une falaise et le fait voler sur plus de 120 mètres. Il s’en sort sans la moindre égratignure, miraculé.

Alors que Jean s’embarque dans une nouvelle anecdote, Gabriel, le capitaine de Kamak, invente une mission inutile pour l’éloigner du bateau et ne pas gêner les préparatifs. « Il est bien sympa avec ces grandes histoires, mais il n’arrête pas de parler et de nous ramener du monde et du bordel à bord. C’est un peu le stress, là ! » En s’éloignant à contrecœur, Jean confie sa tristesse. « Encore une saison à emmener des touristes dans les fjords voir les ours polaires. On est obligés. Il y a beaucoup de frais de réparation sur le bateau avant que je puisse partir retrouver Jérôme. » Il enfonce les mains dans sa doudoune. « Ce sont des super marins, mais mon histoire avec lui ne leur parle pas trop. Ils n’y croient pas au voyage en Antarctique. Ils me parlent de sécurité, de toutes les réparations qu’il faudra encore faire après. J’ai besoin d’un équipage porté par ce rêve, qui soit prêt à dire : “On s’en fout, on y va !” Sinon, on n’y arrivera jamais. Et si on arrive trop tard, j’aurai tout raté. »

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