Lune en cinémascope

Photos par Jef Bonifacino Un récit photo de Élisa Mignot
La lecture de cet article est réservée aux abonnés.
Lune en cinémascope
Le photographe Jef Bonifacino s’est plongé dans les quelque vingt mille images prises par les astronautes des missions Apollo entre 1961 et 1972, depuis l’espace ou sur la Lune. De cette plongée dans les archives, il a imaginé des montages photo qui proposent un autre récit visuel de l’exploration lunaire. Un projet nommé « Unseen Apollo ».
Publié le 31 mars 2024
Le photographe Jef Bonifacino s’est plongé dans les quelque vingt mille images prises par les astronautes des missions Apollo entre 1961 et 1972, depuis l’espace ou sur la Lune. De cette plongée dans les archives, il a imaginé des montages photo qui proposent un autre récit visuel de l’exploration lunaire. Un projet nommé « Unseen Apollo ».
À partir du fonds d’archives de la Nasa, en accès libre sur Internet, Jef Bonifacino s’est emparé des images peu connues de la Lune pour en faire des montages photographiques, respectueux du réel. Il lui a fallu une semaine entière pour télécharger les 19 788 images prises anonymement par les douze astronautes au fil des missions Apollo. Puis il a sélectionné les plus brutes, les moins retouchées, et les a assemblées. Ici, on aperçoit le module lunaire et, sur la droite, un astronaute pencher le Rover.

Avant de partir dans l’espace, les douze astronautes des missions Apollo ont été formés à la prise de vue. Rapporter des photos de roches et de paysages lunaires faisait partie intégrante de leur mission. Tous avaient un appareil photo Hasselblad greffé à leur combinaison et un stock de pellicules Kodak. Sur l’une de leurs manches, ils avaient noté les réglages des appareils. On les devine sur le bras gauche d’Alan Bean, astronaute de la mission Apollo 12 (novembre 1969).

Jef Bonifacino voulait reconstituer les paysages lunaires et raconter leur beauté. Pour cela, il a suivi la crête des reliefs. Ce panorama des collines du Cygne, saisi lors de la mission Apollo 15 (juillet-août 1971), est un de ses favoris. « Je trouve fabuleux ces jeux de transparence de lumières. C’est une vision magique, ces collines blanches et pures. » La série de clichés montre aussi que, sans appareil de mesure ni pied, les astronautes tâtonnaient dans leurs prises de vue pour reconstituer les panoramas à 360°. D’autant qu’avec un appareil sur le torse, ils ne voyaient pas ce qu’ils photographiaient.
« Je ne pensais pas qu’il y avait autant d’images abîmées, d’accidents photographiques, de fin de pellicules dans ces archives », raconte le photographe. Lui tenait absolument à travailler avec les images les plus brutes, non retouchées, à laisser les bords de négatifs apparents, à montrer les écritures manuscrites ou les numéros, « tous ces artefacts de la prise de vue argentique », comme ici sur cette reconstitution des montagnes des monts Taurus. Jef Bonifacino travaille lui-même depuis vingt ans avec un Hasselblad et s’est parfois imaginé derrière l’appareil à force de voyager dans ces images lunaires.
Sur les images les plus diffusées par la Nasa, le drapeau américain planté sur la Lune n’est évidemment pas coupé. En sélectionnant d’autres cadrages que ceux habituellement montrés, Jef Bonifacino questionne notre regard. Il a eu carte blanche pour faire ses montages, mais il a choisi de ne pas plonger dans la fiction, et plutôt rester dans le documentaire, sur le conseil de chercheurs avec lesquels il a échangé : par exemple ne pas montrer sur un même panorama deux véhicules lunaires alors qu’il n’y en avait eu qu’un par mission.
Lors de la première mission qui s’est posée sur la Lune en 1969, Apollo 11, les astronautes sont restés deux heures et demie sur place et n’ont pas dépassé un périmètre de trente mètres autour de leur module lunaire. Mais mission après mission, le champ de leurs explorations s’est élargi. Lors d’Apollo 17, la dernière mission du programme spatial en 1972, ils sont restés trois jours sur place et chaque jour ont réalisé huit heures de sortie extra véhiculaire. Les petites croix que l’on aperçoit sur les clichés sont celles d’une plaque de verre placée dans le Hasselblad. Elle permettait, après développement des pellicules, de prendre des mesures sur les images.
Jef Bonifacino raconte que le centre de contrôle de la mission Apollo à Houston, au Texas (États-Unis) avait demandé aux astronautes d’aller photographier sous cette roche de la poussière de Lune qui n’était pas exposée à la lumière du Soleil. « Pour moi, c’est la photo de l’explorateur lunaire par excellence. Il n’est pas en train de planter un drapeau, mais de chercher dans l’inconnu total. » Sur la photo de droite, l’astronaute s’approche de cette poussière et à gauche, on voit ce qu’il a photographié.
La majorité des images prises sur la Lune par les astronautes avaient une vocation scientifique. Comme dans ce montage, on y voit très fréquemment ce qu’on appelle des « gnomons », des bâtons plantés dans le sol auxquels avaient été accrochées des mires de couleur. Celles-ci servaient à mesurer précisément la teinte des roches et des sols une fois de retour sur Terre. Ces clichés ainsi que les échantillons géologiques rapportés entre 1969 et 1972 sont étudiés par des scientifiques du monde entier, encore aujourd’hui. Ici, un astronaute a pris involontairement son collègue en train de faire un prélèvement.
Le cratère Shorty a été très étudié par les spécialistes lunaires car c’est là qu’une roche orange contenant du fer a été découverte. Les scientifiques de la Cité de l’espace à Toulouse avec lesquels Jef Bonifacino a collaboré lors de sa résidence 1+2 Factory en 2023, connaissaient toutes les « bonnes images » du cratère, mais celle de gauche notamment, brûlée accidentellement par la lumière, leur était inconnue. « Ce sont en quelque sorte les coulisses de ces expéditions qu’ils ont décortiquées si longuement, et ils étaient surpris de les découvrir », se rappelle le photographe.
Pendant la mission Apollo 14 (janvier-février 1971), les astronautes étaient encore à pied et tiraient un chariot à deux roues pour transporter leur matériel – on en distingue ici les traces. Ils n’ont pas encore le Rover lunaire des deux dernières expéditions. « L’astronaute qui prend la photo est en train de s’éloigner du module lunaire, il est tout seul avec son petit chariot au milieu de nulle part, explique Jef Bonifacino. Parfois, j’imagine qu’il se retourne et se dit : “Mais où est la maison ?” »
Le photographe Jef Bonifacino s’est plongé dans les quelque vingt mille images prises par les astronautes des missions Apollo entre 1961 et 1972, depuis l’espace ou sur la lune. De cette plongée dans les archives, il a imaginé des montages photos qui proposent un autre récit visuel de l’exploration lunaire. Un projet nommé « Unseen Apollo ».


Ce montage de quatre clichés où l’on voit un membre de la mission Apollo 17 (décembre 1972) sur le Rover lunaire est un accident. De lumière d’abord, sur la fin d’une pellicule, notamment sur le cliché de droite, mais aussi de situation car l’astronaute pose, au milieu des expériences scientifiques déployées, pour une photo souvenir. Un cliché rare dans le fonds d’archives, étant donné les exigences scientifiques des prises de vue. « Pour moi, ces montages humanisent l’exploration lunaire », conclut Jef Bonifacino.

Crédits dans l’ordre des images
  • Monts Apennins, LM (module lunaire) et LRV (véhicule itinérant lunaire)
    Apollo 15 Magazine 82/SS – Nasa photographs 1971
  • Océan des Tempêtes, avec Alan Bean et Pete Conrad (reflet)
    Apollo 12 Magazine 49/Z – Nasa photographs 1969
  • Collines du Cygne, traces de roues du LRV (véhicule itinérant lunaire)
    Apollo 15 Magazine 88/TT – Nasa photographs 1971
  • Monts Taurus avec un astronaute
    Apollo 17 Magazine 137/C & 138/L – Nasa photographs 1972
  • Cratère Descartes, LRV (véhicule itinérant lunaire) et le drapeau américain
    Apollo 16 Magazine 107/C – Nasa photographs 1972
  • Mont Hadley, Rover et astronaute avec appareil photographique Hasselblad
    Apollo 15 magazine 85/LL – Nasa photographs 1971
  • Monts Descartes, prélèvement d’échantillons à l’abri de la lumière
    Apollo 16 Magazine 106/K – Nasa photographs 1972
  • Monts Taurus, avec un astronaute et un gnomon
    Apollo 17 Magazine 137/C – Nasa photographs 1972
  • Vallée de Taurus-Littrow, cratère Shorty
    Apollo 17 Magazine 147/C – Nasa photographs 1972
  • Formation Fra Mauro, LM (module lunaire) et traces du MET (chariot à outils lunaires)
    Apollo 14 Magazine 67/JJ – Nasa photographs 1971
  • Vallée de Taurus-Littrow, LACE (analyse la composition de l’atmosphère lunaire)
    Apollo 17 Magazine 147/A & 134/B – Nasa photographs 1972

Pour aller plus loin

Trompe-la-mort cherche mentor
(1/3) La rocambolesque épopée d’un aventurier idéaliste, guide de montagne devenu pirate des mers à l’assaut des calottes polaires.
Don Quichotte des pôles • Épisode 1 |  Aventures
Trouille bleue sur le continent blanc
(2/3) Aux Malouines, Jean découvre que le mythique navigateur Jérôme Poncet n’est pas mort. Ensemble, ils vont monter une expédition.
Don Quichotte des pôles • Épisode 2 |  Aventures
Avaries en série à Paimpol
(3/3) Après ses adieux à Jérôme, Jean se lance dans un nouveau projet fou : racheter un voilier et explorer des zones polaires inexplorées.
Don Quichotte des pôles • Épisode 3 |  Aventures
« Entre aventuriers, on se demande à quelle époque on aurait aimé vivre »
Sous la mer, sous terre ou au cœur des forêts primaires, l’aventure n’a pas dit son dernier mot, analyse le géographe Olivier Archambeau.
Le mousse et le SMS
Fasciné par Jean Bouchet, le journaliste Robin Bouctot l’a suivi à bord de son voilier. Récit d’une rencontre intense.
À lire sur les aventuriers de l’extrême
Des livres et un reportage de notre collection pour prolonger la lecture de ce récit.
La sélection de la rédaction
Zapotèques en fleurs
Zapotèques en fleurs
La photographe mexicaine Luvia Lazo immortalise les aïeux de la communauté zapotèque, documentant ainsi la transformation de sa culture.
La révolution de mes 20 ans
La révolution de mes 20 ans
Vingt ans après, un paysan béarnais retourne au Chiapas pour voir comment le zapatisme a influencé la vie de son ami maya.
Terre et liberté, un combat ordinaire
Terre et liberté, un combat ordinaire
Retour à la terre, féminisme et lien viscéral à la nature : le paysan béarnais et le biologiste maya partagent toujours les mêmes idéaux.
Du Yucatan au Béarn, contre le libre-échange
Du Yucatan au Béarn, contre le libre-échange
Depuis les années 1990, les militants pour une agriculture et une économie respectueuses de l’humain partagent un terrain de luttes.