Netflix, Amazon… la chasse aux bonnes histoires

Écrit par Alexandre Kauffmann Illustré par Séverine Assous
Édition de mars 2022
Netflix, Amazon… la chasse aux bonnes histoires
Les grandes plates-formes de streaming sont en quête de sujets forts pour conquérir de nouveaux abonnés. Séries, films, documentaires... La concurrence est féroce et les investissements massifs, pour élargir l’offre en créations originales. Au cœur du réacteur, l’écrivain Alexandre Kauffmann raconte, sous forme de scénario, les stratégies des auteurs, des maisons d’édition et des sociétés de production pour décrocher le jackpot.
Article à retrouver dans la revue XXI n°58, La chasse aux histoires est ouverte
44 minutes de lecture

Épisode 1 - First look

1. Landes – Maison familiale – Ext/Jour

Printemps 2021. J’achève juste l’écriture d’un livre retraçant le parcours d’une fausse victime des attentats du 13 novembre 2015. L’ouvrage est en cours d’impression. La Goutte d’or, ma maison d’édition, doit m’en faire parvenir un exemplaire. Chaque après-midi, je guette la postière. Les jours passent. Rien. Je reçois enfin un appel de mon éditeur, Geoffrey Le Guilcher.

L’éditeur (sur le ton de la plaisanterie) : “Wech, gros, ça va ?

Je vais avoir 46 ans. Geoffrey en affiche dix de moins. Tant qu’il me parle le langage de la rue – même avec ironie –, j’ai la faiblesse de me sentir jeune.

L’éditeur : Le livre n’est même pas imprimé que, sur le seul résumé, on reçoit déjà des propositions d’adaptation. Trois boîtes de prod sont sorties du bois. Et ce n’est sûrement qu’un début.

Je raccroche, le cœur léger. L’une des pires punitions pour un auteur est de voir son travail paraître dans l’indifférence générale. C’est aussi de bon augure sur le plan financier : les montants évoqués par ces sociétés pour la réservation temporaire des droits audiovisuels – plus de 20 000 euros à partager à égalité avec l’éditeur – sont supérieurs à l’avance que j’ai obtenue pour mon dernier livre – 10 000 euros –, somme qui n’a d’ailleurs pas été rattrapée par les ventes.

2. Landes – Flash-back – Int/Jour

Avant 2018, aucun de mes livres – pour l’essentiel des romans et des récits de voyage – n’avait fait l’objet d’un projet d’adaptation. Leurs sujets étaient, il est vrai, assez peu vendeurs : une immersion parmi des chasseurs de babouins en Tanzanie, une histoire d’amour déçu sur fond de pandémie ou encore le récit de jeunes en perdition sur les hauts plateaux malgaches… Il y a trois ans, je me suis essayé à la narrative non-fiction, genre d’inspiration anglo-saxonne naviguant entre reportage et roman. Ce procédé m’a permis de mener une enquête sur les overdoses à Paris tout en racontant mon immersion au sein de la brigade des stups. Séduit par la souplesse de ce mode de narration, je m’en suis à nouveau servi pour relater une infiltration dans l’univers des indics de la police judiciaire. Ces deux « récits du réel » ont attiré l’attention de plusieurs sociétés de production. Celles-ci proposent le plus souvent à l’éditeur de préempter les droits audiovisuels sur une période donnée, le temps d’envisager un projet de série. Elles tentent ensuite de vendre ce même projet à un diffuseur, qui financera son développement.

Les offres d’adaptation de mes deux récits étant nombreuses, j’ai réussi à m’imposer comme coscénariste dans les projets retenus, espérant apprendre le métier sur le tard. J’ai alors découvert un monde inconnu, où l’on parle de « pitch » (résumé d’une œuvre en quelques phrases), de « bible » (table des lois d’une série), de « kick off » (réunion de lancement d’un projet) ou encore de « showrunner » (chef d’orchestre d’une série). Mon rôle portait lui-même un titre caressant : j’étais un « talent », terme désignant aussi bien les acteurs et les scénaristes que les réalisateurs. Tout talent qui se respecte doit avoir un « agent ». En tant que journaliste d’investigation, cet attribut m’avait toujours paru exotique et vaguement prétentieux. Mais voilà, désormais, j’avais moi aussi un agent. Le simple fait de l’énoncer me procurait une burlesque impression de grandeur.

3. Landes – Maison familiale – Ext/Jour

Fin avril, alors que j’attends toujours un exemplaire de mon livre, les éditions de la Goutte d’or m’appellent à nouveau.

L’éditeur (le ton inhabituellement sérieux) : “Ne fais surtout pas tourner le PDF de ton livre aux boîtes de prod. On vient de signer un accord de « first look » avec l’une d’elles.”

« First look » ? Un accord exclusif. Désormais, avant toute parution, la Goutte d’or ne dévoilera le contenu de ses livres qu’à une seule société audiovisuelle, Studio Fact, jeune groupe qui produit exclusivement des fictions issues d’histoires vraies et des documentaires. Visant une levée de fonds de 35 millions d’euros pour s’imposer sur le marché, cette nouvelle structure espère réaliser, dans cinq ans, un chiffre d’affaires d’une cinquantaine de millions d’euros, soit environ un cinquième de celui annoncé en 2020 par Mediawan, premier producteur audiovisuel français. Le droit de « first look » permet à celui qui y souscrit d’être le premier à poser une option sur le livre, c’est-à-dire une période définie contractuellement – le plus souvent un ou deux ans – pour développer un projet d’adaptation. 

L’éditeur : “Je compte sur toi. Ne montre le texte à personne, même pas à ta femme.”

L’aspect confidentiel – presque conspiratif – de cette affaire me plaît. Il semble grandir le destin audiovisuel de mon livre. Je n’en transmets pas moins le PDF à ma femme…

Épisode 2 - Un parfum de destin

1. Paris – Appartement XXe arrondissement - Int/Jour

Quelques jours après la parution de mon livre, de retour à Paris, je m’installe derrière mon écran d’ordinateur pour regarder Narcos, une série originale Netflix. Je n’ai jamais eu de télévision chez moi, du moins depuis que j’ai quitté la maison de mes parents. Après avoir longtemps braconné des contenus en streaming sur Internet, j’ai fini par m’abonner à plusieurs services de vidéo à la demande. Pour une trentaine d’euros, j’ai désormais accès à des milliers de films et de séries. Les grandes plates-formes de streaming, toutes américaines – Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ et bientôt HBO Max –, se disputent le même vivier d’abonnés, celui des « jeunes adultes ». C’est avant tout par des séries originales qu’elles espèrent les attirer. Ces programmes doivent frapper les esprits. Netflix y est parvenu l’an dernier avec Squid Game. Cette série coréenne, record mondial de la plate-forme avec 120 millions de visionnages, lui a permis de gagner près de 5 millions d’abonnés.

La Walt Disney Company, qui ne propose des créations originales que depuis trois ans, prévoit de dépenser, en 2022, 33 milliards de dollars en contenus inédits, soit près du double de l’investissement de Netflix l’année précédente. Les deux groupes, lancés dans une fuite en avant, s’endettent pour élargir leur offre à tout prix. En France, Netflix a produit une trentaine de créations originales en 2021 – séries, films, documentaires –, ce qui place la firme californienne de Los Gatos en tête de course parmi les plates-formes. Mais la concurrence est sur ses talons. La chasse aux « bonnes histoires » ne fait que commencer…

2. Paris – Bureaux agent agitateur – Int/Jour

Je rends visite à Cyril Cannizzo, mon agent. Un quadragénaire aux cheveux poivre et sel, le regard tranchant et malicieux. Après avoir mis fin à une carrière de joueur professionnel de hockey sur glace, ce Lyonnais d’origine a exercé mille métiers : producteur de théâtre, créateur de start-up, entrepreneur à Cuba… Au début des années 2000, il crée une société française, Agent agitateur, pour défendre les intérêts de ses amis comédiens. D’abord catalogué avec hauteur comme « agent télé » par ses pairs, il a vu ce titre s’anoblir à mesure que les grands studios de cinéma – Pathé, UGC, Gaumont… – se lançaient dans la production de séries. Cyril apprécie peu les circonvolutions et les atermoiements. Tout ce qui est flou lui inspire de la méfiance.

L’agent (me recevant dans son bureau) : “Je n’ai jamais vendu autant de projets de séries. C’est l’âge d’or des histoires longues et feuilletonnées. Ton seul cas le prouve : regarde combien de propositions d’adaptation on a reçues pour ton livre. On en est presque à une dizaine…”

La course aux créations originales s’est intensifiée ces trois dernières années avec l’ouverture de nouveaux « guichets » en France. Netflix s’est lancé dans l’­Hexagone en 2014, Amazon Prime Video, en 2016, Apple TV+ et Disney+, en 2019. Il est délicat, sinon hasardeux, de placer ces implantations sur le même plan. Disney, déjà présent en France à travers son parc d’attractions, ses licences et sa chaîne de télévision, est la première entreprise de divertissement au monde. Sa stratégie d’expansion n’est pas comparable à celle d’Amazon. L’entreprise de commerce en ligne inclut par exemple l’abonnement à sa plate-forme de streaming dans une offre plus large, nommée « Prime », qui permet entre autres de bénéficier de meilleurs délais de livraison à domicile. Le fondateur du groupe, Jeff Bezos, peut ainsi déclarer : « Quand on gagne un Golden Globe, cela nous aide à vendre plus de chaussures. » Parmi les grandes plates-formes, Netflix – start-up fondée en 1997 sur l’envoi de DVD à domicile – est la seule à proposer uniquement des contenus en streaming.

Après avoir longtemps fonctionné à perte, son modèle est arrivé à maturité en 2020, quand la firme a dégagé un flux de trésorerie positive de 2 milliards de dollars. Une affaire extrêmement rentable, donc, en dépit de son endettement massif. Si Netflix se porte bien financièrement, les marchés commencent toutefois à douter de sa capacité à recruter de nouveaux abonnés, en particulier aux États-Unis et en Europe, où la firme a récemment relevé ses tarifs pour protéger ses revenus. Ces inquiétudes, conjuguées à la forte valorisation de l’entreprise pendant les confinements, expliquent les variations boursières à la baisse de cet hiver.

Le développement d’œuvres locales, seul moyen de rallier de nouveaux abonnés, est aujourd’hui indispensable à la poursuite de sa croissance. Il s’agit d’ailleurs d’une obligation depuis l’été 2021 en France pour tous les services de vidéo à la demande, à hauteur d’un cinquième de leur chiffre d’affaires. Cet investissement devrait apporter 250 millions d’euros aux sociétés de production hexagonales en 2022, soit un quart de ce qui est dépensé annuellement par l’ensemble des chaînes traditionnelles. Certaines sociétés sont mieux positionnées que d’autres pour accueillir cette manne. Federation Entertainment, l’une des premières sociétés de production en France, a livré à elle seule l’an dernier plus de vingt séries aux plates-formes… De Paris à Los Angeles en passant par Tel-Aviv, ce groupe réunit une vingtaine de labels, auxquels on doit Le Bureau des légendes ou En thérapie. Près des deux tiers de son chiffre d’affaires – 100 millions d’euros en 2020 – sont réalisés auprès des grands services de vidéo à la demande.

Tous les acteurs à l’affût du butin des plates-formes s’accordent sur un point : il est impossible de prévoir le succès d’une série originale. Comment, dès lors, dénicher des histoires capables de galvaniser l’audience et de rallier des abonnés ?

L’agent : “Tout ce qui est enquête et faits divers cartonne : le genre « crime et thriller » fournit déjà à la télévision française deux tiers de ses programmes de fiction… Les histoires vraies, surtout celles à caractère social, ont le vent en poupe. Mais il y en a tellement… Aux producteurs de faire le tri.”

3. Paris – Capa Presse – Int/Jour

Amandine Chambelland dirige Capa Stories, un label de documentaires évoluant dans le giron de Newen. Ce groupe, racheté en 2015 par TF1, deuxième producteur audiovisuel hexagonal derrière Mediawan, multiplie les acquisitions à l’échelle européenne, signe de la concentration à l’œuvre sur ce marché. Son chiffre d’affaires – environ 400 millions d’euros – se partage à égalité entre la France et l’étranger. L’agence de presse Capa, fleuron des reportages au ton vif et incarné, appartient désormais à une vaste structure internationale chapeautée par Bouygues.

Journaliste à la silhouette longiligne et aux yeux de chat, Amandine ­Chambelland s’est positionnée auprès des éditions de la Goutte d’or pour acquérir les droits audiovisuels de mon enquête sur la fausse victime du Bataclan.

La productrice de Capa (avec une pointe d’ironie) : “Votre éditeur n’a pas retenu mon offre car elle se limitait à une adaptation documentaire. Il fallait apparemment y ajouter une proposition « fiction » et une autre « podcast », mais nous n’avons pas eu le temps de le faire. Cette exigence d’offres en package profite de l’environnement ultraconcurrentiel. C’est assez nouveau dans notre domaine… Ça permet bien sûr à votre éditeur d’optimiser l’adaptation de ses livres.”

Amandine cherche des faits divers susceptibles d’être transformés en séries documentaires sur les plates-formes, déclinaisons plus ambitieuses et rémunératrices que les programmes unitaires. Cette quête est devenue son obsession.

La productrice de Capa (tirant avec fébrilité sur sa vapoteuse) : “Je me réveille la nuit de peur d’être passée à côté d’une bonne histoire ! Je prends des notes, j’écoute un podcast ou je relis le passage d’un livre. Autrefois, l’actualité s’imposait avec une forme d’évidence ; aujourd’hui, il faut trouver des histoires.”

Amandine promène un regard à la fois las et gourmand sur son bureau, où est posé un livre, Dans les geôles de Sibérie, l’histoire d’un ancien directeur de l’Alliance française d’Irkoutsk, accusé à tort de pédophilie par les autorités russes.

La productrice de Capa : “Ce récit ferait une excellente série documentaire pour les plates-formes… Comme l’un des livres les plus convoités du moment : L’Inconnu de la Poste, de Florence Aubenas. L’histoire d’un crime mystérieux dans un village de l’Ain. Capa Stories est encore dans la course…”

La curiosité inquiète d’Amandine s’avère payante : Netflix vient de « green-­lighter » (accepter) l’une de ses propositions. Le thème ? Un « true crime » (une affaire criminelle) dont le sujet est pour l’heure confidentiel, mais qui a « défrayé la ­chronique en son temps ». En France, selon une enquête de l’Institut national de l’audiovisuel, la couverture des faits divers a augmenté de 73 % dans les journaux télévisés au cours de la dernière décennie.

Dans un livre drôle et enlevé, Sous le charme du fait divers (éd. Stock), Mara Goyet écrit que le « bon fait divers » doit « exhaler un parfum de destin » sur un fond d’ennui, au sein d’un territoire bien défini. Il lui faut aussi une note burlesque qui bouscule les ­causalités habituelles, comme « un cambrioleur, pendant un vol, surpris par un autre cambrioleur ». « Ce n’est ni une saga, ni une légende, ni un conte, ni un corpus, ni une mythologie : c’est un réservoir banal et imprévisible d’évocations. » En d’autres termes, la bonne histoire fait figure de mouton à cinq pattes…

La productrice de Capa : “Pour trouver le Graal, notre groupe, Newen, a mis en place un service de veille. Cinq personnes compulsent à temps plein les journaux du monde entier, les podcasts, les nouvelles parutions de livres… Chaque semaine, je reçois une note avec un panorama de la presse, des propositions de rachats de séries étrangères, une liste d’ouvrages susceptibles d’être adaptés.”

Les sociétés concurrentes de Newen possèdent, elles aussi, des départements spécialisés dans la chasse aux « IP » (« intellectual properties »), droits de propriété sur les œuvres. Certaines, en plus des contrats de first look avec les maisons d’édition, nouent des partenariats exclusifs avec des titres de presse pour se réserver l’adaptation de leurs reportages. En témoignent les accords passés récemment entre ­Federation Entertainment et le magazine Society ou encore entre Studio Fact et le quotidien Le Parisien. Il se murmure que Netflix a l’intention de s’engager directement dans la course : la firme aurait fait une proposition financière au journal Le Monde pour bénéficier d’un accès privilégié à ses contenus.

Ce type de partenariats existe depuis une dizaine d’années aux États-Unis, où la course aux IP continue de faire rage. Les géants du streaming ont pour tradition d’acquérir ces droits de propriété « à perpétuité » et « pour l’univers ». Les films et les séries sont inscrits sur leur seul catalogue, sans partage ni intéressement : les sociétés de production interviennent comme de simples fabricants – leur contrat précise d’ailleurs qu’elles « exécutent » une commande. En contrepartie, les grandes plates-formes américaines leur versent une somme en moyenne trois fois supérieure à celle dont s’acquittent les chaînes françaises.

Un producteur souhaitant rester anonyme (voix tempétueuse au téléphone) : “Cette tradition venue des États-Unis est une véritable menace pour nous. On repère un livre pour l’adapter en série, on réfléchit sur le projet, on le ­produit ; bref, on crée une œuvre audiovisuelle. Et les plates-formes, parce qu’elles apportent l’essentiel des fonds, appellent ça une « création originale »… Elles en prennent tous les droits. En France, un décret, publié l’été dernier sur les ­services de médias audiovisuels à la demande, tente quand même d’enrayer cette tendance. Sans ça, c’est la mort de la production indépendante…”

Épisode 3 - Options par millions

1. Paris – Salon appartement – Int/Jour

La moitié des films ayant dépassé deux millions d’entrées en salle sont tirés d’un livre. Les romans et les récits offrent un avantage décisif aux producteurs et aux diffuseurs : un substantiel gain de temps. S’appuyer sur un ouvrage permettrait de gagner en moyenne deux ans dans l’écriture d’un scénario. Cet atout est particulièrement apprécié dans la fabrique des séries, où tout va plus vite. Depuis trois ans, les projets d’adaptation de livres en séries se multiplient. Face à cette fringale, les maisons d’édition étoffent leur « département audiovisuel ». Gallimard, Fayard ou la Goutte d’or ont créé des sociétés de production en interne pour accompagner les auteurs dans le processus d’adaptation et s’imposer comme coproducteurs.

Au sein du groupe Média-Participations, qui réunit une trentaine de maisons d’édition – parmi lesquelles Dargaud, Dupuis ou Le Seuil (actionnaire de la revue XXI) –, Laurent Duvault incarne cette professionnalisation des départements audiovisuels. Son catalogue est tellement convoité par les sociétés de production qu’on le surnomme « l’homme aux mille options ».

L’homme aux mille options (au téléphone, sur le ton de la plaisanterie) : “Ce surnom n’est pas justifié : mon équipe ne gère que deux cents contrats d’adaptation ! Il y a encore cinq ans, les projets de séries ne représentaient qu’un cinquième des offres que je recevais, tout le reste concernait des projets de films. Le rapport s’est inversé. Les nouvelles propositions exigent aujourd’hui une vigilance particulière. Quand il s’agit de développer des séries, les sociétés de production peuvent être tentées de poser des options à la légère sur les livres : les bibles qu’elles présentent aux diffuseurs, qui ne sont que des condensés de projet, leur coûtent beaucoup moins cher que des scénarios de film. À la première difficulté, elles hésitent moins à laisser de côté ces projets à « moindre coût ». Il faut donc se méfier, même si certaines offres parlent d’elles-mêmes, comme celle de l’étudiant qui s’improvise producteur pour développer une série au Groenland en hypothéquant la Megane de ses parents ! D’autres sont plus déroutantes et insidieuses : la course aux IP s’est tellement emballée qu’un fonds de pension américain m’a proposé d’acheter les droits audiovisuels d’un personnage de BD viking, comme une sorte de valeur refuge. Hors de question : Média-Participations est un groupe patrimonial. Notre richesse, c’est nos auteurs et notre catalogue.”

2. Paris – Restaurant de la rue du Faubourg-Saint-Honoré - Int/Jour

Je retrouve les fondateurs du groupe audiovisuel Studio Fact dans un restaurant chic pour signer un contrat d’option sur mon livre. Parmi la dizaine de propositions, leur package – droits fiction, documentaire et podcast – s’est détaché sur le plan artistique et financier. Avant la signature, il a été convenu que je participerais à l’écriture de tous les formats. C’est sur le projet de fiction que je fonde le plus d’espoirs. Les dirigeants de Studio Fact m’annoncent d’ailleurs que la plate-forme HBO Max, qui sera disponible en France en 2022, est « intéressée » par l’adaptation de mon livre.

Il existe plus d’affinités qu’on ne le pense entre littérature et séries : longues séquences temporelles, découpage en chapitres, valorisation des personnages… « Dans une série, vous avez le temps pour creuser et parler de personnages complexes », confiait l’écrivain américain Michael Connelly en 2017, alors qu’il travaillait à l’adaptation d’une partie de ses romans pour Amazon Prime Video. L’auteur français Philippe Djian s’est inspiré des codes narratifs des séries pour écrire Doggy Bag, dont la première saison est parue en 2005. 

Le journalisme hexagonal est lui aussi gagné par ce procédé formel, comme en témoignent les reportages structurés en épisodes du média en ligne Les Jours. Que ce soit sur les plates-formes, à la télévision, dans les livres ou au fil des podcasts, la « fièvre sérielle » sert une même finalité : capter l’attention. Les consommateurs demeurent éternellement suspendus à la suite, incapables de se soustraire à l’addiction narrative. C’est le principe du binge-watching (« visionnage boulimique »), né au début des années 2010 sur les plates-formes de streaming : « Tous les épisodes disponibles dès maintenant ! » 

3. Paris – Café XIIe arrondissement – Int/Jour

Gabriela Kaufman, Franco-Argentine d’une cinquantaine d’années, des reflets roux dans les cheveux, pousse la porte du bar. Cette femme élégante officie comme « scout littéraire » pour Mediawan, le premier groupe audiovisuel français, créé en 2015 par Pierre-Antoine Capton, Xaviel Niel et Matthieu Pigasse. Cette structure a réalisé en 2020 un chiffre d’affaires d’environ 250 millions d’euros – passé à un milliard l’année suivante, après de nombreuses acquisitions.

La scout littéraire (s’asseyant à ma table) : “Mon métier est encore peu connu en France. On me demande souvent ce qu’est le « scouting littéraire ». Cela consiste à repérer et sélectionner des ouvrages susceptibles d’intéresser les producteurs et donc, in fine, les diffuseurs. Des milliers de titres sortent chaque année en France… Six lecteurs travaillent en indépendants pour ma société, Story Watch. On doit être rapides et réactifs. D’ailleurs, au printemps, nous avions repéré votre livre. Je l’avais signalé à une productrice de Mediawan. Apparemment sans suite…”

Il y a seulement un an, Story Watch officiait pour plusieurs sociétés audiovisuelles, contrairement à la pratique en cours aux États-Unis, où les scouts littéraires travaillent le plus souvent en exclusivité avec un studio ou un producteur. L’été dernier, la concurrence et les concentrations s’accélérant en France, Gabriela a recentré toutes ses activités autour du groupe Mediawan.

La scout littéraire : “La course aux bonnes histoires entraîne des contrats d’exclusivité à tous les niveaux. Netflix vient de préempter l’univers entier de l’écrivain britannique Roald Dahl. Le montant de la transaction serait de 700 millions de dollars, selon la chaîne anglaise Sky News. La plus grosse acquisition de la plate-forme à ce jour. Trois ans plus tôt, Netflix s’était déjà offert l’exclusivité d’une quinzaine de romans de Harlan Coben, le « roi du thriller ».”

La firme de Los Gatos a d’autant plus besoin de ces IP (propriétés intellectuelles) que Disney, le plus sérieux de ses concurrents, lui a retiré en 2019 son immense catalogue, qui comprenait entre autres l’univers de Star Wars, de Pixar et de Marvel Comics… Netflix n’a lancé son premier contenu original qu’en 2013 : House of Cards, l’adaptation d’une série britannique. Impatiente de rattraper ce « retard de catalogue », la plate-forme s’endette d’une année à l’autre pour acquérir des IP et offrir davantage de créations originales.

Épisode 4 - Le bastion

1. Paris – Bureau de Netflix – Ext/Jour

J’ai décroché un rendez-vous dans les bureaux parisiens de Netflix, non loin de l’opéra Garnier, sur la place Édouard-VII, qui ressemble curieusement à un décor de théâtre. Me voilà au pied de ce bastion que toutes les sociétés de production rêvent de forcer. La firme a longtemps cultivé le secret, aussi bien sur ses négociations que sur ses audiences – rendues publiques depuis l’automne 2021. Parmi les plates-formes américaines installées en France, c’est pourtant la seule qui ait répondu favorablement à mes demandes d’entretien. À condition, toutefois, de fournir à l’avance une trame de mes questions…

Disponible en France depuis 2014, Netflix n’y a ouvert un bureau qu’en 2020. L’antenne parisienne est la quatrième de la plate-forme en Europe, après ­Amsterdam, Londres et Madrid. Depuis ces points d’attache, la firme étend ses tentacules : partenariats avec des écoles de cinéma, projets de festivals, mécénat pour la restauration de films, escape games autour de ses séries, rachat de studios de jeux vidéo… Faire l’actualité. Collectionner distinctions et récompenses. Être partout. Tout le temps. Telles sont les conditions pour rester en tête de course.

Dans son plan « France 2030 », le président Emmanuel Macron ambitionne de contrer ce soft power en favorisant l’investissement dans les grands studios, les filières techniques de l’image ou les écoles de scénaristes. S’il est surtout question de renforcer les atouts de la production française, l’émergence de plates-formes capables de rivaliser avec celles des États-Unis est laissée de côté. Comme si la bataille de la diffusion était déjà perdue.

2. Paris – Bureau de Netflix - Int/Jour

Le fief est bien gardé. Au rez-de-chaussée, un homme à la carrure imposante se tient debout, près de l’hôtesse. Il porte un polo aux couleurs de la firme. Noir avec un « N » rouge sur la poitrine. On m’invite à prendre l’ascenseur, dont un badge déverrouille l’accès. En deux ans, le nombre de collaborateurs de ce bureau parisien a doublé, atteignant près de quatre-vingts personnes.  Joïakim Tuil, responsable de la communication, et Jimmy Desmarais, en charge du développement des séries originales, m’attendent au dernier étage. Une baie vitrée donne sur une terrasse en teck qui domine les toits de la capitale. Les deux hommes me conduisent vers une salle de réunion. Portes hermétiques, sièges confortables. Un téléphone à large clavier est posé sur la table en bois vernis.

Joiakim Tuil (se penchant sur sa montre) : “Nous avons quarante-cinq minutes…”

Sans perdre de temps, je m’enquiers de la stratégie pour repérer les bonnes histoires.

Jimmy Desmarais (teint hâlé, chemise cintrée, regard clair et perçant) : “Nous n’avons pas de système de veille en tant que tel. Au sein des équipes, chacun essaie de se montrer vigilant. La chasse aux bonnes histoires commence par la lecture des cent cinquante projets de séries qu’on nous propose chaque mois…”

Si mes calculs sont exacts, les équipes françaises de Netflix reçoivent donc chaque année près de mille huit cents propositions de séries. En 2021, le bureau parisien en a retenu moins de dix, soit environ 0,5 %. Un ratio à faire passer le concours de l’École polytechnique pour une épreuve de cancres…

Jimmy Desmarais : “Le choix d’une histoire peut relever d’un coup de cœur personnel. J’ai par exemple repéré une adaptation, qui me semblait très prometteuse, du livre Les 7 Vies de Léo Belami, de Nataël Trapp, le récit d’un jeune homme voyageant dans le temps, dans des corps différents, à la recherche d’un assassin. ­On s’est directement portés acquéreurs des droits audiovisuels, afin de sécuriser l’IP. Nous avons ensuite choisi une société de production pour mettre le projet en œuvre. La série sort au printemps.”

Nées au début des années 1990 sur le câble américain, les séries Premium ont élargi le champ de la fiction. En particulier sur HBO (Home Box Office). Indépendante des annonceurs, cette chaîne payante a bénéficié d’une grande liberté de ton, loin des thèmes familiaux de la télévision gratuite. Une quinzaine d’années plus tard, les plates-formes de streaming, elles aussi affranchies des exigences de la publicité, ont poursuivi cette ouverture. Netflix a exploré des arènes inédites, privilégiant des sujets autrefois considérés comme marginaux – banlieues, ruralité, difficultés des minorités… – ou transgressifs – drogues, sexe, violence… J’ai moi-même profité de cette ouverture. Il y a quinze ans, mes enquêtes sur les overdoses ou les indics abonnés au crack n’auraient jamais intéressé les sociétés de production.

Les services de vidéo à la demande n’en doivent pas moins, à présent, satisfaire les goûts de leur public, celui des « jeunes adultes ». Pour les séduire, un autre type de formatage est à l’œuvre, fait de fausses transgressions et de dramaturgies excessivement digestes. « Easy to follow » (facile à suivre), « easy to understand » (facile à comprendre), telles sont les consignes de Netflix à ses équipes de création. Les histoires retenues par les plates-formes partageraient-elles une disposition à la standardisation, devenant pour les séries ce que les Chicken McNuggets sont à la restauration ?

Jimmy Desmarais (sincèrement surpris par la question) : “Comment pourrait-on être uniformes en proposant des registres si différents ? Teen drama, thrillers, aventures, documentaires, comédies… Et nous ne sommes même pas soumis à des standards internationaux. Ce que nous faisons en France est avant tout destiné au public français. Après, si ces créations s’exportent, tant mieux.”

Une série comme Lupin, inspirée de l’univers du gentleman cambrioleur, semble pourtant conçue pour voyager, tant du point de vue de la dramaturgie que de celui des décors, avec Paris et le Louvre en toile de fond. L’œuvre compte parmi les records mondiaux non anglophones de Netflix avec plus de 75 millions de ­visionnages. Reed Hastings, cofondateur de la firme, affirmait en 2017 vouloir « créer une audience mondiale pour des productions locales ». La fameuse stratégie de « glocalisation ». Cette feuille de route impose-t-elle les mêmes codes narratifs aux quatre coins de la planète ou favorise-t-elle l’expression des singularités locales ?

3. Paris – Rue du XXe arrondissement – Ext/Jour

Quelques jours après mon rendez-vous place Édouard-VII, j’apprends que Studio Fact a fait parvenir à Netflix notre projet de série documentaire sur la fausse victime du Bataclan. Dans l’espoir d’obtenir une réponse favorable, devrais-je revoir certains passages de cet épisode ?

Épisode 5 - Made in France

1. Paris – Terrasse café XVe arrondissement – Ext/Jour

Je retrouve Élodie Polo Ackermann à la terrasse d’un café, près des arches du métro aérien de la ligne n° 6. Cette jeune femme dirige la société de production Imagissime, label de Mediawan à l’origine de la série documentaire sur l’affaire du petit Grégory, diffusée par Netflix en 2019. Si l’œuvre a été produite en France, elle n’en a pas moins figuré dans le top 10 de la plate-forme aux États-Unis, sous le titre Who Killed Little Gregory. Dans la forme sérielle, Élodie Polo Ackermann a trouvé l’opportunité de raconter des histoires autrement.

La jeune productrice : “Quand j’ai développé cette série, Netflix n’avait pas encore de bureaux à Paris. J’étais en contact direct avec les équipes de Californie. Pour valoriser la multiplicité des points de vue, j’ai mis en place un atelier d’écriture autour d’un showrunner (le chef d’orchestre de la série), avec entre autres une journaliste d’investigation et une scénariste venue de la fiction. Ce genre de « writers’ room » était alors un dispositif inhabituel pour le documentaire en France…”

En empruntant les codes de la fiction, les séries documentaires déploient une narration horizontale, où les personnages, placés au premier plan, favorisent l’engagement émotionnel des spectateurs. Ce format rompt en effet avec les habitudes des chaînes françaises, adeptes des classiques documentaires unitaires, construits autour d’une question analytique en surplomb : « Libye, qui sème le chaos ? » ; ou : « Qui gouverne à Washington ? »

2. Paris – Ligne de métro n° 6 – Ext/Jour

Ralliant la station Sèvres-Lecourbe, je m’interroge encore sur le succès de la série Grégory en dehors de l’Hexagone. Loin de l’image iconique de la France – Paris, la Côte d’Azur… –, l’enquête se déroule dans un village perdu des Vosges. En dépit de son humour et de sa clairvoyance, Mara Goyet, l’auteure de Sous le charme du fait divers, s’est trompée en affirmant qu’un bon fait divers « résiste comme personne à la mondialisation ». Pour elle, « il n’y a pas de délocalisation en ce domaine […], le “fait maison” prédomine ». Son livre est paru en 2016, à une époque où seules deux grandes plates-formes étaient présentes dans l’Hexagone : Netflix et Amazon Prime Video. Depuis, les géants du streaming ont prouvé que les faits divers « Made in France » pouvaient franchir les frontières. Au risque de soumettre les bonnes histoires à une dramaturgie unique, consommable n’importe où dans le monde ? Dans l’espoir de trouver une réponse, je file vers un autre rendez-vous, près de la halle Secrétan, dans le 19e arrondissement.

3. Paris – Ligne de métro n° 2 – Int/Jour

Les séries documentaires inspirées de faits divers sont devenues l’une des marques de fabrique de Netflix : Making a Murderer (2015), Wild Wild Country (2018) ou Tiger King (2020). Ce type d’enquêtes feuilletonnées n’a pourtant pas vu le jour sur la plate-forme américaine. Le cinéaste français Jean-Xavier de Lestrade a signé, en 2004, la première série remarquée dans ce registre, The Staircase (Soupçons), couronnée par d’innombrables prix. Cette innovation est née d’un concours de circonstances. Après avoir suivi le parcours vertigineux de Michael Peterson, écrivain américain soupçonné du meurtre de sa femme, Jean-Xavier de Lestrade s’est retrouvé avec des centaines d’heures de tournage. Il a pris le parti d’abandonner le format habituel des documentaires pour monter son enquête en série. Les treize épisodes, addictifs, s’étendent sur une quinzaine d’années. Les premiers ont été diffusés par Canal+, les derniers par Netflix… 

« J’avais la volonté de filmer les personnages comme des personnages de fiction et de structurer et monter ce matériel comme dans la fiction, explique le réalisateur à la chercheuse Ana Vinuela, maître de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle. […] C’est la dramaturgie qui prime et cela se traduit par une scénarisation très élaborée. » Procédé promis à un bel avenir. D’autant qu’une série fiction, adaptée du documentaire, sera diffusée cette année sur HBO Max…

4. Paris – Station de métro Jaurès – Ext/Jour

Un appel de Studio Fact m’apprend que Netflix a recalé notre projet de série documentaire sur la fausse victime du Bataclan. Le synopsis a paraît-il été apprécié, mais la plate-forme développe déjà un programme autour du 13-Novembre. ­Studio Fact envisage de soumettre le projet à Amazon Prime Video ou Disney+. C’est l’avantage de la multiplication des guichets : il y a toujours une seconde chance…

5. Paris – Café XIXe arrondissement – Ext/Jour

Avant de rejoindre la writers’ room de Grégory, la journaliste Patricia ­Tourancheau avait réalisé une douzaine de documentaires pour les chaînes françaises. Au sein de l’atelier d’écriture, la toute menue spécialiste de faits divers a découvert de nouveaux protocoles de travail.

La journaliste de faits divers (fumant sa cinquième cigarette, à l’ombre de la halle Secrétan) : “Les histoires intéressantes pour les plates-formes reposent sur des ressorts universels, comme dans l’affaire Grégory. La famille, la jalousie, la vengeance… Il faut les raconter en assumant un point de vue bien précis. Mais dans la dramaturgie sérielle, c’est surtout l’épaisseur humaine des protagonistes qui est indispensable.”

Tous ceux qui ont participé à la fabrique de séries documentaires pour ­Netflix – de Grégory au Quatrième Procès en passant par Chambre 2806 : l’affaire DSK – décrivent le même encadrement : un haut niveau d’exigence, une réactivité imparable et un esprit de bienveillance. 

« C’était une découverte pour moi, raconte un talent impliqué dans l’un de ces projets. J’étais en liaison directe avec les équipes créatives américaines. L’échéance de chaque étape était mentionnée sur mon contrat. Leurs retours étaient d’une précision diabolique. Et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, toujours très positifs. On ne me disait jamais : “Ce n’est pas bien.” Les équipes de Netflix employaient plutôt des formules comme : “Nous n’avons pas bien compris ce point, mais on vous encourage à le développer.” J’ai trouvé dans cette expérience beaucoup plus de liberté qu’avec les chaînes traditionnelles. Même s’il fallait bien sûr tenir le rythme et assurer des “cliffhangers” [suspense de fin d’épisode], ce qui relève pour moi du bon sens narratif. »

Pour répondre aux nouvelles exigences des plates-formes – adossées à des budgets confortables –, les sociétés de production préparent aujourd’hui des synopsis qui ressemblent en tous points à des bibles de séries : concept, arches narratives, fiches personnages… À Capa Stories, Amandine Chambelland fait travailler des journalistes en amont, parfois pendant plusieurs mois, pour repérer les enjeux narratifs et les personnes prêtes à témoigner. À l’heure où fleurissent les fake news, de telles similitudes entre documentaires et fictions n’entretiennent-elles pas une confusion entre le vrai et le faux ?

La journaliste de faits divers : “Aucune confusion possible en ce qui me concerne. Les documentaires auxquels j’ai participé pour Netflix – Grégory et, plus récemment, Les Femmes et l’assassin, sur le tueur en série Guy Georges –, sont très scénarisés, mais ils respectent rigoureusement l’exactitude des faits. La frontière est parfaitement claire. Je peux en plus m’imposer des limites personnelles : je m’interdis par exemple toute reconstitution avec des acteurs. Je les ai en horreur…”

Épisode 6 - Bardes numériques

1. Paris – Salon appartement – Int/Jour

Alors que mon fils aîné, planté face à l’ordinateur, regarde une série pour enfants sur Netflix, je joins par téléphone David Elkaïm, le coscénariste de la version française de En Thérapie, la fiction d’Arte. Pour lui, la notion de « bonne histoire » n’a pas de sens.

David Elkaïm : “L’idée de départ a peu d’importance. C’est la manière dont on la développe qui compte. À la fin, en revanche, il est indispensable que les spectateurs s’attachent aux personnages, quels qu’ils soient.”

David Elkaïm est un pionnier. En 1997, il a été le premier élève de La Fémis – la prestigieuse école parisienne des métiers de l’audiovisuel et du cinéma –, à présenter une bible de série comme projet de fin d’études.

David Elkaïm : “J’y racontais les aventures d’une sorte d’Iznogoud dans le monde de la gastronomie. À l’époque, les séries n’étaient pas forcément bien vues. J’ai essuyé pas mal de quolibets…”

La chasse aux bonnes idées, hier comme aujourd’hui, serait donc inutile ? ­Gustave Flaubert assurait que « l’histoire d’un pou peut être plus belle que celle d’Alexandre ». William Shakespeare, lui, ne cherchait pas loin l’intrigue de ses pièces. Le « barde de Stratford » se contentait de reprendre des histoires en vogue. Roméo et Juliette s’inspire d’un conte italien ; Hamlet, d’une légende danoise. Quatre siècles plus tard, pourquoi les plates-formes se fatigueraient-elles à chercher de bonnes idées quand on leur en propose des centaines chaque mois ? De Shakespeare, en revanche, il n’en est qu’un par siècle…

2. Paris – Appartement du XIe arrondissement – Int/Jour

Je sonne à la porte de Fanny Burdino et Samuel Doux. Studio Fact et ses associés ont convaincu ce couple de scénaristes chevronnés de développer avec moi le projet de fiction sur la fausse victime du Bataclan. Une belle prise, qui compte autant sinon plus que l’idée de départ. Avec ces talents, une bible prend forme. HBO Max suit les étapes de notre travail avec intérêt, même si rien n’est encore signé. En cas de déconvenue, les producteurs pourront se tourner vers d’autres diffuseurs. Nombre d’auteurs se retrouvent comme moi perdus dans un pèlerinage de guichets, espérant une issue favorable d’un refus à l’autre…

Les maisons d’édition ont appris à garder la tête froide face aux fantasmes suscités par le cinéma et les séries. Laurent Duvault, « l’homme aux mille options », responsable du pôle audiovisuel de Média-Participations, confie que la plupart des projets coûtent davantage qu’ils ne rapportent. Le montant minimum d’une option sur un livre – entre 3 000 et 5 000 euros – couvre à peine les frais d’avocat engagés pour établir les contrats. Et moins d’un projet sur dix se concrétise. Un ratio que les séries tirent à la baisse : l’engagement des producteurs dans le développement des bibles – au-delà du coût de l’option – est moins onéreux, en moyenne de 8 000 à 12 000 euros. L’investissement dans la seule écriture d’un scénario est près de dix fois plus élevé. 

Lorsque la série aboutit, l’éditeur partage le plus souvent un « minimum garanti » à égalité avec l’auteur. Environ dix fois le montant de l’option, soit entre 30 000 et 50 000 euros. « On pense que le cinéma et les séries sont des cornes d’abondance pour les maisons d’édition,explique Delphine de la Panneterie, qui s’occupe du pôle audiovisuel de la maison ­Flammarion. En réalité, ces domaines occupent une place marginale dans leur chiffre d’affaires. »

Impatients d’accueillir la manne des plates-formes, les producteurs de documentaires ont essuyé une cruelle déception. Sur le minimum de 250 millions d’euros que les services de vidéo à la demande sont tenus d’investir dans les créations audiovisuelles françaises et européennes en 2022, à peine 3 millions leur sont réservés, le reste étant consacré à la fiction. Soit le coût de la série sur l’affaire Grégory. Un montant qui leur paraît d’autant plus incompréhensible que les autorités françaises et européennes misent sur le dynamisme de la production pour contrer le soft power des géants américains.

De fait, Mediawan et Federation Entertainment, grands gagnants de l’essor des plates-formes, ne cessent de s’agrandir et de s’européaniser. « Le pouvoir français encourage la production, mais semble avoir laissé de côté la bataille de la diffusion, affirme un membre de l’état-major d’une chaîne nationale. C’est dommage, ça n’est pas la manière la plus efficace de contrer le “soft power” américain… »

3. Paris – École la Fémis – Int/Jour

15 octobre 2021. Ce soir a lieu un rendez-vous très attendu à la Fémis, l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son : la présentation des travaux de fin d’études du cursus « Écritures et création de séries ». Les six élèves de la promotion s’apprêtent à dévoiler leur projet dans la salle Jean-Renoir, devant cent cinquante personnes – producteurs, agents, diffuseurs… Ces étudiants sont le plus souvent « chassés » avant la fin de leur formation. 

Pour se rapprocher de ce précieux gibier, plusieurs diffuseurs apportent un soutien financier à ce cursus : Canal+, TF1, Arte ou Netflix… Pour la firme de Los Gatos, cette conquête des nouveaux talents s’appuie aussi sur des partenariats avec l’école Kourtrajmé ou le Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle. Décrocher le bon talent, tel est le nerf de la chasse. 

Les élèves de la Fémis se succèdent sur la scène, devant un public silencieux. Drame carcéral, comédie, teen drama : la description des intrigues et des personnages, réglée à la seconde près, est si bien orchestrée qu’on en oublierait presque qu’il s’agit d’étudiants.

Étudiante n° 1 : “Quand Alma et Noé, la trentaine bien tassée, emménagent ensemble, c’est pour être un couple moderne qui mange bio, fume des clopes et se partage les tâches ménagères…”

Étudiante n° 2 : “Paris, 1917. Constance Laubèle, 19 ans, est issue de la bourgeoisie mais se sent proche des classes populaires…”

Étudiant n° 3 : “À 16 ans, Anthony n’aurait jamais pensé qu’il se transformerait en homme-serpent…”

Les présentations recueillent un tonnerre d’applaudissements. Un buffet attend les invités à l’étage inférieur. Tables sur tréteaux, gobelets en plastique, pizzas dans leur carton : on se sent enfin dans une école… Les représentants de Canal+, Arte et Netflix rôdent dans l’assistance, cherchant des successeurs aux anciens élèves qui ont vu leur projet de fin d’étude se concrétiser, à l’image de Irresponsable (2016), HP (2018) ou Ovni(s) (2019). Frédéric Garcia a été suivi de près par Netflix après sa sortie de l’école, en 2016. La plate-forme lui a proposé un accord d’exclusivité et une place de showrunner pour développer l’un de ses projets. La firme a pris à sa charge la rupture de tous ses autres engagements. La série Mortel, un teen drama, a vu le jour en 2019.

4. Paris – Café des Buttes-Chaumont Ext/Jour

Quelques jours après la présentation à La Fémis, je retrouve l’élève le plus jeune de la promotion, l’« Étudiant n° 3 ». Il se nomme David Fortems. Normalien pétillant de 25 ans, il a publié un livre remarqué par la critique en 2020, Louis veut partir (éd. Robert Laffont). Avant même l’achèvement de son projet de fin d’études, intitulé Détraqués, un producteur lui a proposé d’en acquérir les droits. Le jeune talent a déjà signé le contrat, quand bien même sa prestation dans la salle Jean-Renoir a suscité de nouvelles offres…

Le jeune scénariste (ouvrant ses e-mails sur son téléphone) : “Depuis cette soirée, douze boîtes de prod m’ont fait part de leur intérêt. Plus une que je découvre en ouvrant ma messagerie. Ça fait treize.”

David Fortems semble incrédule face à ces sollicitations. D’autant qu’on réclame aussi sa plume pour participer à des séries déjà lancées.

5. Paris – Bureau de Fanny Herrero – Int/Jour

Les plates-formes ne se contentent pas de recruter des talents à la sortie de l’école. Elles proposent également des contrats exclusifs aux meilleurs créateurs de séries. Netflix a ainsi préempté la prochaine idée de Fanny Herrero, la brillante scénariste qui a conçu Dix pour cent, adaptée et récompensée partout dans le monde.

Fanny Herrero : “En 2019, après sept années passées à travailler exclusivement sur la série Dix pour cent, j’ai décidé de m’arrêter à la fin de la saison 3. J’avais besoin de souffler et de faire la place à d’autres histoires. Les équipes de Netflix m’ont alors proposé de m’accompagner dans la recherche de nouvelles idées. Le contrat prévoyait une première collaboration sur six mois, pendant lesquels je devais leur soumettre trois propositions de concept, chacune pouvant tenir sur une ou deux pages.”

Preuve que le recrutement des talents, pour les services de vidéo à la demande, prime sur la quête des histoires.

Fanny Herrero : “Nous avons retenu l’idée d’une « dramédie » autour du stand-up, dont la scène explose en France. La série s’appelle Drôle. Elle sort au printemps. Je prépare déjà la seconde saison. Mon contrat d’exclusivité avec Netflix se limite à ce projet. Pour ma prochaine série, je suis entièrement libre. Ce contrat n’a rien d’un pacte faustien, comme certains le pensent.”

Dans le développement de Drôle, j’officie comme showrunner. Ce métier, né aux États-Unis, a été importé en France par des scénaristes comme Anne ­Landois, qui a supervisé plusieurs saisons d’Engrenages, ou des réalisateurs comme Éric Rochant, créateur du Bureau des légendes. Être showrunner permet de garder la main sur l’ensemble de son projet, de l’écriture au montage en passant par la coproduction – j’ai créé à cet effet ma propre boîte de prod. C’est la garantie que mon travail ne sera pas dénaturé. 

La position de showrunner est une revanche pour les scénaristes français, longtemps vulnérables face aux producteurs et aux réalisateurs. C’est le bon côté des États-Unis, où l’on entend souvent cette formule : « Writing is gold » (« l’écriture est de l’or »).

Les plates-formes de streaming ne sont plus les seules à convoiter ces talents multiprimés : Fanny Herrero a été approchée par un cabinet ministériel qui souhaitait parfaire son « story-telling ». « On réfléchit en séquence nous aussi… », lui a-t-on fait valoir. La jeune femme leur a opposé un refus poli. Les codes dramaturgiques de la série s’en tiendront pour cette fois à la fiction.

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